Retour La démocratisation de l'Histoire

Article de Raul Cârstocea, Vice-président du Conseil scientifique consultatif de l'OHTE
"Je cherche à sauver de l’immense condescendance de la postérité le pauvre tricoteur sur métier, le tondeur de drap luddiste, le tisserand qui travaille encore sur un métier à main, l’artisan « utopiste » et même le disciple trompé de Joanna Southcott." E.P. Thompson, La formation de la classe ouvrière anglaise (1963)
Une jeune fille sur un tracteur lors de l'Exposition nationale et de la Foire agricole (Hongrie, 1956) Attribution-ShareAlike 4.0 International (CC BY-SA 4.0)

Une jeune fille sur un tracteur lors de l'Exposition nationale et de la Foire agricole (Hongrie, 1956) Attribution-ShareAlike 4.0 International (CC BY-SA 4.0)


Maître de conférences en histoire européenne du XXe siècle à l'université de Maynooth, Irlande, et chargé de recherche honoraire en histoire européenne moderne au Stanley Burton Centre for Holocaust and Genocide Studies, université de Leicester, Royaume-Uni, M Raul Cârstocea est Vice-président du Conseil scientifique consultatif de l'OHTE. Auparavant, il a travaillé comme maître de conférences en histoire européenne moderne à l'université de Leicester... Plus d'infos ici.


La phrase tirée du livre historique d'E.P. Thompson de 1963, devenue célèbre à juste titre et inaugurant une nouvelle phase de l'histoire sociale, est l'une de ces "citations" qui m'est restée depuis la première fois que je l'ai lue il y a très longtemps lorsque j'étais étudiant de premier cycle, et que j'utilise assez fréquemment pour attirer l'attention sur un certain nombre de choses qui se passent "sous" le niveau de l'histoire "officielle", même si cette dernière a pu changer et se pluraliser depuis l'époque de Thompson. Ironiquement peut-être, ce sont les premiers mots de cette phrase, "l'immense condescendance de la postérité", que les historiens ont tendance à retenir (et j'en suis coupable au même titre) plutôt que les exemples concrets de personnes que Thompson a voulu sauver de cette condescendance. Mais en les sauvant, et en le faisant de manière convaincante, l'historien marxiste britannique a ouvert de nouvelles perspectives sur ce que l'Histoire pourrait être, sauvant définitivement, si ce n’est pas le tondeur de drap luddiste, certainement un intérêt pour une version plus démocratique de l'histoire : une version qui ne s'intéresse pas seulement aux "grands hommes" (car il s'agissait en grande majorité d'hommes, même dans le récit de Thompson) et à leurs "grandes actions", mais à la riche frèsque de l'expérience vécue dans les sociétés passées. Lançant une tradition historiographique connue sous le nom d'"histoire d'en bas", son approche humaniste de l'histoire sociale a transcendé le grand récit du marxisme, s'est débarrassée des applications antérieures des méthodes des sciences sociales (souvent quantitatives) à l'Histoire et a redonné un rôle aux acteurs historiques précédemment négligés.


Mais en les sauvant, et en le faisant de manière convaincante, l'historien marxiste britannique a ouvert de nouvelles perspectives sur ce que l'Histoire pourrait être, sauvant définitivement, si ce n’est pas le tondeur de drap luddiste, certainement un intérêt pour une version plus démocratique de l'histoire : une version qui ne s'intéresse pas seulement aux "grands hommes" (car il s'agissait en grande majorité d'hommes, même dans le récit de Thompson) et à leurs "grandes actions", mais à la riche frèsque de l'expérience vécue dans les sociétés passées.


Dans son livre, les "gens ordinaires" se révèlent être toujours plus que de simples points de données dans une étude statistique, victimes de circonstances (conçues par les "grands hommes" susmentionnés) qu'ils peuvent à peine comprendre, ou membres quasi-identiques d'une "classe" émergeant sans discontinuité des rapports de production. Il s'agissait d'une lutte des classes, certes, mais historiquement située et jouée dans le quotidien et au niveau micro, constituée par des champs de contestation plus larges (Bourdieu 1990) qui rassemblaient la politique, l'économie, la culture et la religion (et la liste pourrait continuer). En conséquence, "la classe ouvrière s'est faite elle-même autant qu'elle a été faite" (Thompson 1963 : 194). Mais pour comprendre la révolution dans l'historiographie qu'a généré une telle approche - si souvent considérée comme allant de soi de nos jours par les historiens universitaires, bien qu'elle soit encore largement ignorée et/ou combattue par les non-spécialistes - nous devons faire un pas en arrière et examiner les origines de la discipline historique moderne.


La naissance de la discipline historique moderne

Il est courant de situer les origines de l’Histoire en tant que discipline moderne au Siècle des Lumières, en associant son émergence à une nouvelle philosophie qui a remplacé les anciennes conceptions religieuses du monde, et en la faisant coïncider avec le développement du nationalisme en tant qu'idéologie politique à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle . En élargissant la perspective avec l'aide de Reinhart Koselleck (2004), nous pouvons mieux saisir les spécificités des concepts modernes de l'Histoire par rapport à ses itérations antérieures, pré-modernes, et, surtout, par rapport à une nouvelle temporalité associée à la modernité. Depuis l'Antiquité et tout au long du Moyen-Âge, l'Histoire s'est principalement déployée en fonction de sa valeur exemplaire. Le dicton de Cicéron, historia magistra vitae ("l'Histoire maîtresse de la vie") présupposait simultanément que :

  • a) l'on pouvait tirer des leçons du passé, en supposant implicitement que certaines choses sont immuables, quelles que soient les différences notables entre les époques historiques ;
  • b) seuls certains actes exemplaires (invariablement accomplis par des élites) étaient dignes d'être préservés et réutilisés comme leçons dans le présent ;
  • c) leur valeur didactique primait sur leur véracité : la "vérité" pouvait être modifiée pour s'adapter à la "leçon" (Koselleck 2004 : 26-31).

Ce qui est important pour cet essai, c'est qu'elle a également permis la coexistence d'une pluralité de ces "histoires" - parce que des personnes différentes avaient besoin de "leçons" différentes à des moments différents, et parce que la "vérité" avec laquelle l'historia opérait était malléable.

Contrairement à l'historia(e) antérieure, son émergence dans le contexte des Lumières a signifié plusieurs choses pour la discipline moderne de l'histoire, qui était à cet égard un enfant de son âge. Premièrement, la discipline a établi un nouveau rapport à la vérité factuelle, en suivant une méthode prétendument scientifique qui adopterait une approche critique et impartiale des sources. Ensuite, dans la lignée de la quête plus générale des Lumières pour l'identification de principes universels régissant les sociétés, à l'instar des sciences naturelles, l'"Histoire" s'écrit au singulier et passe du statut de récit exemplaire à celui de "Vérité" immuable, universelle et transcendantale, que les historiens ne peuvent qu'espérer approcher, mais pas représenter avec exactitude. Associé à la nouvelle confiance accordée à une méthodologie scientifique basée sur les sources, cela s'est traduit par un nouvel objectif pour la discipline moderne : sa quête d'objectivité. Selon les mots souvent cités de Leopold von Ranke, historien allemand de premier plan et père fondateur de la profession historique moderne (1973 [1824] : 57), "la tâche de juger le passé au profit des générations futures a été confiée à l'Histoire : le présent essai n'aspire pas à une tâche aussi élevée ; il cherche simplement à montrer le passé tel qu'il était réellement (wie es eigentlich gewesen)". Enfin, et c'est le plus important pour l'évolution future de la discipline, son émergence a été contemporaine de l'intensification des processus de construction de l'État, du moins dans les quelques pays d'Europe centrale et occidentale où la profession d'historien a été institutionnalisée pour la première fois. Que ce soit dans des contextes impériaux ou nationaux, inspirés par la Révolution française ou en réponse à celle-ci, l'Histoire a été utilisée comme un outil dans un appareil d'État en pleine expansion, de plus en plus investi dans l'éducation de masse et dans l'inculcation d'un sentiment de fierté envers sa nation (ou son empire). Il en est résulté un certain type d'histoire à enseigner dans le cadre des programmes d'État visant à accroître les taux d'alphabétisation : hautement sélective et politisée, elle était destinée à élever la grandeur de sa nation au-dessus de (toutes) les autres et à instiller un sentiment d'appartenance aux populations majoritaires qui étaient en général indifférentes à un nationalisme qui, à cette époque, était encore une idéologie d'élite épousée principalement par une minorité éduquée (voir, par exemple, Hroch 1985 ; Zahra 2010).


Enfin, et c'est le plus important pour l'évolution future de la discipline, son émergence a été contemporaine de l'intensification des processus de construction de l'État, du moins dans les quelques pays d'Europe centrale et occidentale où la profession d'historien a été institutionnalisée pour la première fois. Que ce soit dans des contextes impériaux ou nationaux, inspirés par la Révolution française ou en réponse à celle-ci, l'Histoire a été utilisée comme un outil dans un appareil d'État en pleine expansion, de plus en plus investi dans l'éducation de masse et dans l'inculcation d'un sentiment de fierté envers sa nation (ou son empire). 


Avec l'enseignement de l'Histoire, on pourrait dire qu'une partie de sa fonction de magistra vitae est revenue, bien que sous une forme très différente : elle n'est plus destinée à l'usage privé des élites, qu'il s'agisse de dirigeants politiques ou de religieux, mais au service des États et des processus de construction de l'État destinés à homogénéiser et à encourager la loyauté parmi des citoyens divers. En outre, contrairement au relativisme des récits exemplaires précédents, l'enseignement de l'histoire était désormais investi de la valeur de "Vérité" susmentionnée associée à la discipline moderne, ce qui se traduit par la notion qu'une seule version de l'histoire peut être exacte et "objective", reflétant le passé "tel qu'il était réellement". 

Deux conclusions peuvent être tirées de cette brève excursion dans les origines de la discipline historique moderne. Tout d'abord, les cadres institutionnels dans lesquels elle s'est inscrite représentent eux-mêmes un premier cas, très précoce, de démocratisation dans lequel (une version sélective de) l'histoire devait être mise à la disposition de tous les citoyens (un concept qui avait des limites inhérentes, excluant à cette époque toutes les femmes, ainsi que les hommes appartenant aux classes laborieuses et les sujets coloniaux de tous sexes). Néanmoins, malgré la mauvaise réputation dont il jouit aujourd'hui, le nationalisme du XIXe et les réformes qu'il a inspirées, y compris dans les régimes impériaux, étaient clairement animés par des notions émancipatrices destinées à démocratiser des sociétés auparavant structurées par des systèmes rigides basés sur les domaines et les privilèges hérités. Deuxièmement, cette transformation révolutionnaire de l'écriture de l'Histoire et des débuts de l'enseignement de l'histoire a eu pour corollaire de rendre l'histoire "non pas tant falsifiable que sujette à manipulation. Avec la Restauration, un décret de 1818 interdit les cours d'histoire sur la période 1789-1815" (Koselleck 2004 : 39-40). Ainsi, lorsqu'on cherche les racines de la politisation de l'histoire que l'on déplore aujourd'hui, principalement en conjonction avec "l'utilisation nationaliste et chauvine de récits ethnocentriques" (Di Michele et Salassa 2022), il est utile de se rappeler que ces caractéristiques étaient inhérentes à la naissance de la discipline moderne. Dans cette optique, l'Histoire a été constituée par et est devenue constitutive des récits nationalistes avec lesquels elle s'est développée, tout comme l'anthropologie a été complice du colonialisme européen (Fabian 1983).


Créer des espaces pour des histoires plurielles

Compte tenu de ses origines, il n'est pas surprenant que la démocratisation de l'histoire au-dessous et au-delà du niveau de l'État-nation ait commencé après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le contexte était celui du nadir du nationalisme, temporairement vicié par les formes extrêmes d'exclusion et de génocide qu'il avait prises dans l'idéologie fasciste, reflété dans le zénith du grand récit alternatif offert par le marxisme. Fernand Braudel a rédigé son classique La Méditerranée et le Monde Méditerranéen à l'époque de Philippe II (publié en 1949) en tant que prisonnier de guerre interné dans les camps de Mayence (1940-1942) et de Lübeck (1942-1945) dans l'Allemagne nazie (Hughes-Warrington 2008 : 20-21). Sa préoccupation d’une région plus large et sur la longue durée, caractéristique de l'Ecole des Annales, s'opposait non seulement aux cadres d'interprétation nationaux dominants, mais aussi à la primauté relativement incontestée de l'histoire politique. Et si Braudel a transcendé ces cadres en regardant au-dessus de la nation et de la politique, la réponse à cette focalisation sur la structure globale a pris la forme de l'"histoire d'en bas" inaugurée par E.P. Thompson et d'autres. Répondant à son appel, au cours des 60 dernières années, ce ne sont pas seulement les membres de la classe ouvrière anglaise qui ont été sauvés de l’immense condescendance de la postérité, mais aussi les femmes, les minorités et les migrants, les enfants ou les membres de sous-cultures. Tous ont été considérés non plus comme de simples objets, mais comme des sujets d'histoire à part entière, leurs voix enrichissant la frèsque complexe du tissu social, tout comme l'histoire globale et postcoloniale a révélé la connectivité intrinsèque du monde moderne. L'histoire culturelle en est venue à explorer les mentalités des gens du passé, en tentant de reconstituer leurs vision du monde, tandis que l'histoire environnementale a relié les humains au monde naturel, en examinant comment les contextes environnementaux ont affecté les processus de changement historique, par le biais de facteurs tels que le climat, les maladies, la faune et la flore, les catastrophes naturelles, etc. 


Répondant à son appel, au cours des 60 dernières années, ce ne sont pas seulement les membres de la classe ouvrière anglaise qui ont été sauvés de l’immense condescendance de la postérité, mais aussi les femmes, les minorités et les migrants, les enfants ou les membres de sous-cultures. Tous ont été considérés non plus comme de simples objets, mais comme des sujets d'histoire à part entière, leurs voix enrichissant la frèsque complexe du tissu social, tout comme l'histoire globale et postcoloniale a révélé la connectivité intrinsèque du monde moderne.


Comme toujours, le contexte historique est essentiel pour comprendre à la fois le moment et la forme de ces évolutions au sein de la discipline. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, on a assisté à un regain de confiance dans les institutions internationales, en Europe et dans le monde, dans le but d'établir des forums de coopération qui permettraient d'éviter d'autres catastrophes de ce type, ou la nouvelle et ultime catastrophe que représentait la possibilité d'une guerre nucléaire pendant la Guerre froide. It is no coincidence that the European Cultural Convention (Council of Europe 1954), which marked the beginning of the Council of Europe’s inter-governmental cooperation in the field of education and culture, and thus also in the teaching of history, dates from this period. As expanding welfare state systems delivered unprecedented prosperity on both sides of the Iron Curtain and with education systems advancing with great strides, calls for fairer, more just and more inclusive societies came to the fore. A commencer par la deuxième vague du  féminisme, en continuant avec le mouvement des droits civiques, en passant par le processus de décolonisation et l'émergence d'un mouvement environnemental, ces processus politiques se sont inspirés des développements dans les sciences humaines et sociales et les ont alimentés.

Cependant, les programmes scolaires et plus généralement, l'enseignement non académique de l'histoire ont mis du temps à s'adapter à cette démocratisation de la discipline et ont continué à reproduire les centres d'intérêt antérieurs de l'histoire "traditionnelle" : l'histoire politique en tant qu'approche, l'histoire nationale en tant que niveau d'analyse et les élites en tant qu'acteurs historiques principaux, voire les seuls dignes d'intérêt. Lue dans son contexte historique, cette évolution est compréhensible au vu de l'expansion susmentionnée de l'État-providence : si la prospérité qu'il a apportée à la majorité de la population a conduit à différentes formes d’émancipation, l'autre aspect était la capacité accrue de l'État à intervenir directement dans la société, un aspect dont les citoyens des pays du bloc socialiste connaissaient l'ambivalence bien mieux et bien plus tôt que leurs homologues de "l'Ouest". Alors que le nationalisme (extrême) était (temporairement) compromis en tant qu'idéologie, le pouvoir infrastructurel de l'État-nation a connu une croissance exponentielle. En tant que tel, plutôt que l'histoire familière d'un déclin à long terme et d'un retour éventuel du nationalisme au cours des dernières décennies, il est peut-être plus fructueux de conceptualiser la période d'après-guerre en termes de "montée et montée des nationalismes fondés" (Malešević 2018), dont la domination a été ponctuée mais jamais sérieusement remise en question par les nouveaux mouvements sociaux.


La prise en compte de ce contexte nous aide à mieux comprendre la divergence entre l'histoire en tant que discipline universitaire et l'enseignement de l'histoire. Alors que le nationalisme méthodologique a été contesté de manière décisive dans les espaces académiques, au point d'être carrément rejeté dans le présent, il a non seulement persisté mais s'est développé en tant que paradigme dominant dans les salles de classe, soutenu par le poids de l'État-providence.


L'histoire académique a fini par être dominée par les anciens rebelles des années 1960 et 1970 ; l'enseignement de l'histoire par les acteurs gouvernementaux qui avaient fait en sorte que leur rébellion reste une simple rébellion et ne se transforme pas en révolution. Ainsi, au lieu d'interpréter cette histoire comme un récit positiviste et condescendant de l'enseignement de l'histoire "rattrapant" les développements dans le monde universitaire, il serait sage de "tenir compte du contexte" et pas seulement de "l'écart" entre les deux lorsqu'on cherche à le combler. Avec cette conscience du contexte, il devient également plus facile de comprendre pourquoi le démantèlement de l'État-providence, en cours depuis les années 1980, mais qui s'est accéléré après l'effondrement du communisme, a créé un espace pour les appels à un enseignement de l'histoire plus démocratique, pluriel et inclusif, plus aligné sur la diversité de la société plutôt que sur l'homogénéité projetée de l'État-nation. La prise de conscience de la nature multiculturelle de la société était donc autant le résultat de l'intégration du paradigme postcolonial que de l'incapacité croissante de l'État-nation à soutenir le fantasme de sa projection monolithique.


Décoloniser le programme, démocratiser l'enseignement de l'histoire 

Les idées tirées de l'histoire mondiale et l'inscription des "phénomènes contemporains tels que le néolibéralisme et le multiculturalisme [...] dans les effets et le travail continu de l'impérialisme " (Coloma et al. 2013 : 559), ainsi que le paradigme décolonial (Quijano 2007 ; Mignolo et Escobar 2013) sous-tendent les récents appels à la décolonisation des programmes scolaires. Cet appel a reçu un nouvel élan politique, d'abord avec la campagne " Rhodes Must Fall " de 2015 de Cape Town (Ndlovu-Gatsheni 2016), puis avec le mouvement mondial Black Lives Matter de 2020. Bien qu'il s'agisse d'un développement très important et louable, il est une fois de plus resté limité au milieu universitaire, plus précisément pour la plupart à son segment anglo-centrique, bien que des tentatives soient faites pour l'étendre en dehors de celui-ci, par exemple avec la création d'un réseau visant à " décoloniser l'Europe de l'Est ". Une décolonisation de l'histoire vise non seulement une approche plus inclusive qui garantirait la représentation d'un plus large éventail de voix et de perspectives, ce qu'elle partage avec le paradigme post-colonial antérieur, mais aussi une révision de la terminologie même sur laquelle la discipline est fondée, dénoncée comme "coloniale".

Tout en reconnaissant ses mérites et en admettant son potentiel politique, je trouve personnellement que la notion de démocratisation de l'histoire est préférable, du moins en ce qui concerne l'enseignement de l'histoire. Le colonialisme est certainement un contexte structurant très important, qui a été reproduit dans des espaces qui n'étaient pas formellement soumis à la colonisation (Cârstocea 2020), mais qui peut aussi agir comme une camisole de force s'il est appliqué sans discernement. Si l'on revient aux origines de la discipline historique et à ses utilisations publiques dans les premières campagnes d'éducation de masse décrites plus haut, il apparaît clairement que, contrairement à d'autres disciplines, l'histoire était principalement déployée à des fins "internes" de construction de l'État et de la nation plutôt que pour légitimer le projet colonial. Par conséquent, aussi démodé que cela puisse paraître dans la discipline académique, où il a été constamment démystifié, le nationalisme méthodologique reste bien plus un problème dans les programmes d'histoire qu'une quelconque rémanence coloniale. En outre, et en tirant les leçons des classiques de la théorie postcoloniale, nous ne devrions pas commettre l'erreur de supposer que "parce que l'essentialisme a été déconstruit théoriquement, il a donc été déplacé politiquement" (Hall 1996 : 249). Enfin, lorsque l'on considère certains concepts, leur public cible devrait être une considération aussi importante que leur contenu. Dans cette optique, les arguments en faveur de la démocratisation du programme d'histoire devraient être plus facilement compréhensibles pour toutes les parties prenantes impliquées dans un tel processus, des autorités publiques aux éducateurs et aux étudiants eux-mêmes, que sa décolonisation. Bien que ce ne soit plus le cas dans le milieu universitaire, il est courant pour les non-spécialistes de lire le "colonialisme" comme un système économique et politique opposant l'"Europe" aux espaces non-européens. Et comme les deux notions partagent une compréhension implicite du fait que les modèles d'inclusion et d'exclusion sont toujours-déjà intersectionnels, structurés par la race, le genre, la classe, la religion, etc., chacune de ces composantes fonctionnant en conjonction avec les autres, cette "leçon" peut être transmise de manière beaucoup plus convaincante avec des concepts et des pratiques tels que multi perspectivity (Stradling 2003). Ces concepts et pratiques pourraient alors être au cœur d'un effort global visant à démocratiser les programmes d'histoire et à les rendre à la fois plus inclusifs et plus réflexifs sur les origines spécifiques de la discipline et les préjugés qui y sont associés.

La démocratisation de l'histoire présente des avantages évidents, tant sur le plan professionnel qu'éthique. Pour la profession, un programme d'histoire plus démocratique offre une vision plus complète du passé, qui ne se limite pas aux événements majeurs et aux acteurs historiques exceptionnels. Se concentrer sur ces derniers est à la fois historiquement inexact en termes de récupération du passé "tel qu'il était réellement", et problématique en termes d'engagement des étudiants issus de milieux sociaux et culturels variés, dont la plupart n'ont pas le statut d'élite qui leur permettrait de résonner avec de tels récits. En conséquence, l'histoire est rendue impersonnelle, distante, éloignée de l'expérience de vie quotidienne des étudiants, de leurs mondes de vie. En revanche, un programme d'études plus inclusif et démocratique, dans lequel la diversité des sociétés passées est plus fidèlement approchée, même si elle ne peut pas être récupérée in toto, peut mieux stimuler l'engagement personnel avec les sujets, favorisant implicitement les objectifs de l'enseignement de l'histoire pour faire progresser la participation démocratique et la citoyenneté active (Conseil de l'Europe 2018). Un enseignement de l'histoire plus démocratique servirait à déplacer le nationalisme méthodologique qui prévaut encore dans les programmes d'histoire, malgré sa déconstruction profonde dans la discipline universitaire. Il aiderait les étudiants à comprendre la complexité de la société en dessous et l'intensité des liens au-delà du niveau de la nation, ainsi que la nature instable et constamment renégociée de l'État. Dans ce cas comme dans bien d'autres, l'histoire peut contribuer à dénaturer les catégories essentialistes que la plupart des citoyens considèrent comme allant de soi ( ), en montrant par exemple à quel point les frontières ont souvent changé au fil du temps (et, en fait, comment leur pertinence même est à bien des égards un phénomène moderne), accompagnées ou non de changements de population et/ou d'identité, et à quel point elles ont été intensément franchies dans le passé, en raison de la migration et d'autres formes de déplacement de population.


Un enseignement de l'histoire plus démocratique servirait à déplacer le nationalisme méthodologique qui prévaut encore dans les programmes d'histoire, malgré sa déconstruction profonde dans la discipline universitaire. Il aiderait les étudiants à comprendre la complexité de la société en dessous et l'intensité des liens au-delà du niveau de la nation, ainsi que la nature instable et constamment renégociée de l'État.


L'une des évolutions récentes de la discipline académique a vu une attention accrue consacrée aux échelles auxquelles l'histoire opère, du personnel au mondial en passant par le local, le national, le régional et l'européen, remettant en question la position privilégiée de la nation et montrant qu'elle est simultanément façonnée par des développements plus larges et traversée par différents champs de contestation internes. L'accent mis sur la scalarité a révélé l'interconnexion intrinsèque de ces échelles, mais aussi les tensions entre elles, agissant comme un correctif contre la notion simpliste de leur concentricité nette, comme des poupées russe s'ajustant parfaitement. Cependant, la prise de conscience de ces différentes échelles ne signifie pas seulement l'introduction de nouveaux sujets et la diversification du champ, mais aussi le retour à de "vieux" sujets et leur approche différente. La " nouvelle histoire politique " (Vernon 1993 ; Craig 2010), par exemple, a profondément transformé cette école historiographique la plus " traditionnelle ", en s'inspirant de l'histoire sociale, culturelle ou du genre pour intégrer dans son champ de vision des préoccupations relatives au langage, à la politique extra-parlementaire (protestations, mouvements sociaux), à la culture et aux mentalités politiques, à la politique informelle, aux technologies du pouvoir, aux émotions, aux médias et même à un " inconscient politique " (Joyce 1996).


Au-delà des avantages professionnels, la démocratisation de l'histoire présente également un potentiel éthique important. Un programme plus diversifié donnerait la parole aux groupes marginalisés, notamment aux femmes, dont la sous-représentation flagrante dans les récits historiques est d'autant plus frappante qu'elles ne représentent pas une minorité mais littéralement la moitié de la population.


Dans cette optique, la récente recommandation du Conseil de l'Europe aux États membres sur l’intégration de l’histoire des Roms et des Gens du voyage dans les programmes scolaires et les matériels pédagogiques (Conseil de l'Europe 2020) est particulièrement bienvenue, car elle attire l'attention sur les expériences distinctes de cette minorité particulière, sur l'antitsiganisme persistant dans les sociétés actuelles et sur les actions spécifiques nécessaires pour remédier à leur discrimination de longue date dans toute l'Europe. Au-delà des avantages dont bénéficient les groupes en question en termes de visibilité et de reconnaissance, un programme d'histoire plus démocratique présente également des avantages évidents pour les populations majoritaires, en leur permettant d'envisager la diversité intrinsèque de la "société dominante" et ses changements significatifs au fil du temps, en sapant les notions essentialistes de continuité ethnique et en montrant au contraire que le passage du passé au présent est tout sauf une ligne droite. 

J'ai commencé ce court essai sur une note personnelle et j'aimerais le conclure de la même manière. Lors d'une conférence récente certains des principaux spécialistes du domaine dans lequel je suis actif, l'histoire moderne de l'Europe centrale, orientale et du Sud-Est, ont réfléchi à certaines des questions évoquées ci-dessus (ainsi qu'à bien d'autres). De nombreuses discussions ont porté sur les moyens de répondre aux défis actuels posés par la montée du nationalisme et du populisme (souvent combinés, mais pas nécessairement un binôme indissociable), qui concernent tous les humanistes, mais qui sont particulièrement importants pour les chercheurs de la région compte tenu de l'agression russe et de la guerre en cours en Ukraine. L'accent mis sur les événements et les processus historiques à échelle semble être un terrain d'entente, et ses implications ont été discutées pour divers types d'histoires et de méthodologies. Jochen Böhler a introduit dans la discussion l'histoire nationale, qui est devenue dernièrement la Cendrillon de la discipline académique, ce qui contraste fortement avec sa domination continue dans l'enseignement de l'histoire. Il a plaidé pour un retour à cette histoire à la lumière des récents progrès de l'historiographie, en intégrant des approches d'histoire sociale et culturelle qui garantiraient qu'une "nouvelle" histoire nationale ne soit pas nécessairement nationaliste. Dominique Reill a illustré de manière suggestive comment combiner différentes échelles d'analyse afin que l'expérience d'un individu puisse être utilisée pour éclairer la structure et vice-versa (et ainsi rendre les événements importants et complexes plus accessibles et plus attrayants pour les étudiants), en montrant de manière convaincante comment l'histoire d'un petit fonctionnaire des Habsbourg peut offrir un aperçu de l'Ausgleich de 1867. Son appel à utiliser notre conscience de la scalarité "non pas pour évincer les vieilles histoires, mais plutôt pour les faire revenir, sous une forme reconstruite" pourrait servir de devise pour un enseignement de l'histoire plus démocratique, qui s'appuierait sur l'état actuel de la discipline historique et chercherait à combler le fossé entre les deux.

 

Face au populisme, au retour du nationalisme d'exclusion et à ses conséquences meurtrières actuellement visibles en Ukraine, c'est un conseil que nous ne pouvons nous permettre d'ignorer. Une histoire démocratique n'est possible que dans une société démocratique, mais elle est aussi la clé du projet jamais achevé de sa construction et de son maintien.


En imaginant la démocratisation de l'histoire, et de l'enseignement de l'histoire, comme un programme pour l'avenir, nous ne devons pas hésiter à reconnaître son potentiel politique. Ce faisant, comme l'a dit Holly Case lors de la même conférence, il serait bon de garder à l'esprit que différentes politiques sont impliquées dans la réflexion à différentes échelles, mais aussi, et surtout, que "certaines politiques deviennent impossibles à certaines échelles". Face au populisme, au retour du nationalisme d'exclusion et à ses conséquences meurtrières actuellement visibles en Ukraine, c'est un conseil que nous ne pouvons nous permettre d'ignorer. Une histoire démocratique n'est possible que dans une société démocratique, mais elle est aussi la clé du projet jamais achevé de sa construction et de son maintien. "Sauver de l’immense condescendance de la postérité le pauvre tricoteur sur métier, le tondeur de drap luddiste, le tisserand qui travaille encore sur un métier à main, l’artisan « utopiste » et même le disciple trompé de Joanna Southcott.” (Thompson 1953: 12) pourrait donc finalement contribuer à sauver notre précieuse, et toujours fragile, démocratie.

References

  • Bourdieu P. (1990), The Logic of Practice, Polity, Cambridge.
  • Cârstocea, R. (2020), “Historicising the Normative Boundaries of Diversity: The Minority Treaties of 1919 in a Longue Durée Perspective”, Studies on National Movements No. 5, pp. 43-79.
  • Coloma R. S., Daza S. L., Rhee J., Subedi, B., Subreenduth S. (2013), “Decolonizing Local/Global Formations: Educational Theory in the Era of Neoliberalism”, Educational Theory No. 63(6), pp. 559-658.
  • Council of Europe (2020), Recommendation CM/Rec(2020)2 of the Committee of Ministers to member States on the inclusion of the history of Roma and/or Travellers[1] in school curricula and teaching materials, available at
  • https://search.coe.int/cm/Pages/result_details.aspx?ObjectId=09000016809ee48c, accessed 22 June 2022. 
  • Council of Europe (2018), Reference Framework of Competences for Democratic Culture, Council of Europe Publishing, Strasbourg.
  • Council of Europe (1954), European Cultural Convention, available at: https://www.coe.int/en/web/conventions/full-list/-/conventions/rms/090000168006457e, accessed 22 June 2022. 
  • Craig, D. M. (2010), “‘High Politics’ and the ‘New Political History’”, The Historical Journal No. 53(2), pp. 453-75.
  • Di Michele A. and Salassa A. G. (2022), “Insegnamento della storia ed educazione alla cittadinanza in Europa. Intervista a Piero Simeone Colla”, Novecento No. 17, available at www.novecento.org/uso-pubblico-della-storia/insegnamento-della-storia-ed-educazione-alla-cittadinanza-in-europa-intervista-a-piero-simeone-colla-7355/, accessed 22 June 2022.
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*Les vues exprimées dans cet ouvrage sont de la responsabilité des auteurs et ne reflètent pas nécessairement la
ligne officielle du Conseil de l’Europe. 

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Article 7 juillet 2022
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