Exposé des motifs

1. Cette section concerne le droit à la liberté d’expression tel que consacré par l'article 10 de la CEDH. La Cour a affirmé dans sa jurisprudence que l’article 10 est pleinement applicable à internet. Le droit à la liberté d'expression inclut le droit d’exprimer librement ses opinions, ses visions et ses idées et de rechercher, recevoir et de communiquer des informations sans considération des frontières. Les utilisateurs d’internet devraient être libres d’exprimer leurs opinions politiques ainsi que leurs convictions religieuses et non religieuses. Ce dernier point correspond à l’exercice du droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion tel que consacré par l’article 9 de la CDEH. Le droit à la liberté d'expression vaut non seulement pour les informations ou idées reçues avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent.

2. Il doit y avoir un juste équilibre entre l’exercice du droit à la liberté d’expression et d’information par les utilisateurs d’internet et le droit à la protection de la réputation. La Cour a affirmé dans plusieurs affaires qu’il s’agit d’un droit protégé par l’article 8 de la CEDH qui concerne le droit au respect de la vie privée. La Cour a conclu que, par principe, les droits garantis en vertu des articles 8 et 10 devaient faire l’objet d’un même respect. S’agissant de la mise en balance du droit à la liberté d’expression et du droit au respect de la vie privée, les critères qui s’avèrent pertinents sont les suivants : la contribution à un débat d’intérêt général, la notoriété de la personne visée et l’objet du reportage, le comportement antérieur de la personne concernée, le mode d’obtention des informations et leur véracité, le contenu, la forme et les répercussions de la publication, et la gravité de la sanction imposée. C’est pourquoi le Guide spécifie que l’utilisateur d’internet devrait tenir dûment compte de la réputation d’autrui, notamment de leur droit à la vie privée.

3. Le discours de haine, en revanche, est une forme d’expression qui ne peut bénéficier de la protection de l’article 10 de la CEDH. La Cour a jugé que certaines formes d’expression qui incitent à la haine ou nient les valeurs fondamentales de la CEDH sont exclues des protections prévues à l'article 10 de ladite Convention. En la matière, la Cour applique l’article 17 de la CEDH. Bien qu’il n’existe pas de définition universellement acceptée du discours de haine, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a affirmé que l’expression «discours de haine» couvre toutes les formes d'expression qui propagent, incitent à, promeuvent ou justifient la haine raciale, la xénophobie, l'antisémitisme ou d'autres formes de haine fondées sur l'intolérance, y compris l'intolérance qui s'exprime sous forme de nationalisme agressif et d'ethnocentrisme, de discrimination et d'hostilité à l'encontre des minorités, des immigrés et des personnes issues de l'immigration. Le deuxième paragraphe de la section sur la liberté d’expression offre aux utilisateurs des informations concises formulées en langage simple sur la question d’application de l’Article 10 de la CEDH aux discours d’haine. Ce paragraphe n’essaye pas d’expliquer en des termes juridiques les applications différentes de l’article 10 et l’article 17 de la CEDH car on considère que cela serait plus approprie d’être inclus dans l’exposé des motifs de la recommandation en raison du caractère juridique de cette distinction.

4. Les utilisateurs ont le droit d'obtenir et de communiquer des informations sur internet, et notamment de créer des contenus, ainsi que de réutiliser et de diffuser des contenus en se servant d’internet. La Cour a examiné la relation entre la protection de la propriété intellectuelle et la liberté d’expression en relation à des affaires de condamnation pénale pour violation du droit d’auteur. La Cour a considéré ces condamnations comme des ingérences dans l'exercice du droit à la liberté d'expression qui, pour se justifier, doivent être prévues par la loi, poursuivre le but légitime de protéger les droits des autres et être considérées comme nécessaires dans une société démocratique. Le partage ou le fait d’autoriser autrui à partager des fichiers sur internet, même des matériels protégés par le droit d’auteur ou à des fins commerciales, sont couverts par le droit de recevoir et de communiquer des informations, comme le prévoit l’article 10 de la CEDH. Ce droit n’étant pas absolu, il convient de mettre en balance d’une part l’intérêt de partager des informations et, d’autre part, l’intérêt de protéger les droits du détenteur des droits d’auteur. La Cour a souligné que la propriété intellectuelle bénéficie de la protection accordée par l’article 1 du Protocole 1 à la CEDH. Il s’agit donc de mettre en balance deux intérêts concurrents protégés par la CEDH.

5. La recommandation du Comité des Ministres à ses Etats membres de promouvoir la valeur de service public d’internet inclut des conseils spécifiques sur les mesures et les stratégies concernant la liberté de communication et la création sur internet, indépendamment des frontières. Il conviendrait notamment de prendre des mesures pour faciliter, le cas échéant, les « réutilisations » de contenus, autrement dit l’utilisation de ressources numériques existantes, pour créer d’autres contenus ou services d’une façon compatible avec le respect des droits de propriété intellectuelle.

6. Le paragraphe 4 fournit un aperçu des conditions que les restrictions de la liberté d’expression doivent respecter. Les Etats membres ont une obligation première, en vertu de l’article 10 de la CEDH, de ne pas entraver la communication d’information entre les individus, qu’il s’agisse de personnes physiques ou morales. La Cour a affirmé que l’exercice effectif du droit à la liberté d’expression peut également requérir des mesures positives de protection, y compris dans la sphère des relations entre individus. La responsabilité de l’Etat peut être engagée s’il n’édicte pas la législation interne appropriée. Une violation de la CEDH peut également être établie dans le cas où l’interprétation par une juridiction nationale d’un acte juridique, qu’il s’agisse d’un contrat privé, d’un document public, d’une disposition statutaire ou d’une pratique administrative, apparaitrait abusive, arbitraire, discriminatoire ou, plus globalement, incohérente avec les principes sous-jacents de la CEDH.

7. La liberté d’expression, parce qu’elle n’est pas un droit absolu, peut faire l’objet de restrictions. Les ingérences dans la liberté d’expression doivent être considérées comme toute forme de restriction émanant d’une autorité exerçant des attributions publiques ou de la fonction publique, comme les tribunaux, les bureaux des procureurs, la police, tout organe chargé de l’application de la loi, les services de renseignement, les conseils au niveau local ou central, les services gouvernementaux, les instances décisionnelles de l’armée et les structures professionnelles publiques.

8. Conformément à l’article 10, paragraphe 2 de la CEDH, toute ingérence doit être prévue par la loi. Cela signifie que la loi doit être accessible, claire et suffisamment précise pour permettre aux individus de réguler leurs comportements. La loi doit aussi prévoir des garanties suffisantes contre les mesures restrictives abusives, y compris un contrôle effectif par un tribunal ou un autre organe de règlement indépendant. Toute ingérence doit aussi poursuivre un but légitime dans l’intérêt de la sécurité nationale, de l'intégrité territoriale ou de la sécurité publique, de la prévention des troubles à l'ordre public et de la criminalité, de la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire. Cette liste est exhaustive, mais son interprétation et sa portée évoluent avec la jurisprudence de la Cour. Une ingérence doit également être nécessaire dans une société démocratique, ce qui signifie qu’il faut prouver qu’elle correspond à un besoin social impérieux, qu'elle poursuit un but légitime et qu’elle représente le moyen le moins restrictif d'y parvenir. Ces conditions doivent être résumées dans un langage compréhensible par l’utilisateur, autrement dit toute restriction à la liberté d’expression ne doit pas être arbitraire et doit poursuivre un objectif conforme à la CEDH tels que, entre autre, la protection de la sécurité nationale ou de l’ordre public, de la santé publique ou de la morale et doit respecter la législation en matière de droits de l'homme.

9. Des informations plus détaillées sur des garanties que doivent être apportées aux utilisateurs d’internet en cas de restrictions au droit à la liberté d'expression en ligne sont présentées dans les paragraphes suivantes de l’exposé des motifs de la recommandation. Le blocage et le filtrage sont des exemples de restrictions qui peuvent être assimilées à des violations de la liberté d’expression. Cela est basé sur des principes généraux établis par la Cour ainsi que d’autres normes pertinentes adoptées par le Comité des Ministres.

10. Des mesures générales de blocage ou de filtrage ne devraient être prises par les pouvoirs publics que si le filtrage concerne un contenu spécifique et clairement identifiable, sur la base d’une décision au sujet de l’illégalité de ce contenu prise par une autorité nationale compétente et qui peut être réexaminée par un tribunal ou une entité de régulation indépendante et impartiale, en accord avec les dispositions de l’article 6 de la CEDH. Les pouvoirs publics devraient veiller à ce que tous les filtres soient évalués avant et pendant leur mise en œuvre, afin de vérifier que les effets du filtrage sont en adéquation avec l’objectif de la restriction et donc justifiés dans une société démocratique, afin d’éviter tout blocage injustifié des contenus.

11. Les mesures prises pour bloquer un site précis ne doivent pas être utilisées arbitrairement comme moyen d’opérer un blocage général de l’information sur internet. Elles ne doivent pas avoir pour effet collatéral de rendre inaccessibles de grandes quantités d’informations, restreignant ce faisant substantiellement les droits des utilisateurs. Elles doivent être prévues par la loi. Il devrait y avoir une surveillance stricte de la portée du blocage et un contrôle juridictionnel effectif afin d’éviter tout abus de pouvoir. Le contrôle juridictionnel d’une telle mesure devrait évaluer les intérêts concurrents en jeu, ménager un équilibre entre eux et déterminer si une mesure de moins grande portée pourrait être envisagée pour bloquer l’accès à un contenu spécifique d’internet. Les obligations et principes susmentionnés n'empêchent pas l'installation de filtres pour la protection des mineurs, notamment dans des endroits où les mineurs ont accès à internet tels que les écoles ou les bibliothèques.

12. Le filtrage et la désindexation de contenus internet par des moteurs de recherche comportent le risque de violer la liberté d’expression des utilisateurs. Les moteurs de recherche ont la liberté d’explorer et d’indexer les informations diffusées sur internet. Ils ne devraient pas être tenus d’exercer un contrôle proactif de leurs réseaux et services afin de déceler un éventuel contenu illicite et ne devraient pas non plus réaliser des activités préalables de filtrage ou de blocage sans qu'il leur soit ordonné de le faire par une ordonnance judiciaire ou par une autorité compétente. La désindexation ou le filtrage de sites web spécifiques à la demande des pouvoirs publics devraient être transparents, étroitement ciblés et réexaminés à intervalles réguliers sous réserve du respect du droit à une procédure régulière.

13. Cette section identifie également quelques-unes des garanties qu’il faudrait assurer aux utilisateurs lorsque des restrictions s’appliquent, en insistant notamment sur les informations à leur fournir et sur les possibilités de remettre ces restrictions en question. Cela est mentionné dans la recommandation du Comité des Ministres sur les mesures relatives au blocage et aux filtres internet. Les utilisateurs d’internet devraient recevoir des informations indiquant quand le filtrage a été activé et expliquant pourquoi tel ou tel contenu a été filtré, afin qu’ils puissent comprendre comment et selon quels critères le filtrage opère (par exemple listes noires, listes blanches, blocage de mots clés, classement du contenu, désindexation ou filtrage de certains sites web ou contenus spécifiques par les moteurs de recherche). Ils devraient aussi recevoir des conseils clairs et concis sur le contournement manuel d'un filtre actif, à savoir l'instance à contacter quand le blocage d'un contenu s'avère injustifié et les motifs qui peuvent autoriser le contournement d'un filtre pour un type spécifique de contenu ou d'URL. Les utilisateurs devraient également disposer de voies de recours et de réparation facilement accessibles, y compris la suspension des filtres lorsque l’utilisateur affirme qu’un contenu a été bloqué de façon injustifiée.

14. Il est possible que des sociétés, comme les réseaux sociaux, suppriment des contenus créés et mis à disposition par des utilisateurs d’internet. Ces sociétés peuvent aussi désactiver le compte d’utilisateurs (par exemple, le profil d’un utilisateur ou sa présence sur les réseaux sociaux) en justifiant leur décision par le non-respect des conditions générales d’utilisation de leurs services. De telles mesures peuvent constituer une ingérence dans le droit à la liberté d’expression et celle de recevoir ou de communiquer des informations, à moins que ne soient réunies les conditions prévues à l’article 10, paragraphe 2, telles qu’interprétées par la Cour européenne des droits de l’homme.

15. Conformément aux Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme (qui ne sont pas un instrument contraignant en soi), les entreprises ont en effet une responsabilité de respecter les droits de l’homme, ce qui les oblige à éviter d’engendrer ou de contribuer à des incidences négatives sur les droits de l’homme, et à prévoir ou à collaborer au redressement de telles incidences. Par contre, l’obligation de protéger et d’assurer un accès à un recours effectif incombe essentiellement aux Etats. Cela a été évoqué par le paragraphe 5 de section sur la liberté d’expression. La responsabilité sociale des fournisseurs de services en ligne englobe l’engagement à lutter contre les propos haineux et d’autres contenus incitant à la violence ou à la discrimination. Les fournisseurs de services en ligne devraient porter une attention particulière à l’utilisation, et à leur réaction à de tels propos d’un point de vue éditorial, d’expressions à caractère raciste, xénophobe, antisémite, misogyne, sexiste (y compris à l’égard des personnes LGBT) ou autre. Ces fournisseurs devraient également aider les utilisateurs à signaler tout contenu ou opinion et/ou comportement pouvant être considérés illicites.

16. Le Guide alerte les utilisateurs d’internet sur le fait que les fournisseurs de services en ligne qui hébergent des contenus créés par les utilisateurs peuvent exercer différents niveaux de contrôle éditorial sur le contenu de leurs services. Sans préjudice de leur indépendance éditoriale, ils devraient faire en sorte que le droit des utilisateurs d’internet de rechercher, de recevoir et de diffuser des informations ne soit pas bafoué, en vertu de l’article 10 de la CEDH. Cela signifie que toute restriction appliquée à des contenus générés par les utilisateurs devrait être spécifique, justifiée pour permettre la restriction et communiquée à l’utilisateur concerné.

17. L’utilisateur d’internet devrait pouvoir prendre une décision éclairée sur le fait d’utiliser ou non le service en ligne. Dans la pratique, l’utilisateur devrait être pleinement informé de toute mesure prévue concernant la suppression de contenus créés par lui ou la désactivation de son compte, avant que celle-ci ne soit prise. L’utilisateur d’internet devrait avoir accès à des informations claires et précises (formulées dans une langue qu'il comprenne) sur les faits et motifs motivant la prise de mesures pour la suppression d’un contenu et la désactivation d’un compte. Cela inclut les dispositions juridiques sur lesquelles elles sont basées ainsi que d’autres éléments utilisés pour évaluer la proportionnalité et la légitimité du but visé. Il devrait aussi pouvoir demander un réexamen de la décision de supprimer un contenu et/ou de désactiver un compte, dans un délai raisonnable et assorti de la possibilité de porter plainte contre la décision auprès d’une autorité judiciaire et/ou administrative compétente.

18. Le sixième sous-paragraphe concerne la question de l’anonymat. Celle-ci se fonde sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, la Convention de Budapest et d’autres instruments du Comité des Ministres. La Cour a examiné la question de la confidentialité des communications sur internet dans une affaire où un État membre du Conseil de l’Europe a manqué à son obligation d’obliger un fournisseur de service internet à révéler l’identité d’une personne qui avait publié une annonce indécente concernant un mineur sur un site de rencontres par internet. La Cour a estimé que, bien que la liberté d’expression et la confidentialité des communications soient des considérations primordiales, et que les utilisateurs de télécommunications et de services sur internet doivent avoir la garantie que leur intimité et leur liberté d’expression sont respectées, cette garantie ne peut être absolue et doit parfois s’effacer devant d’autres impératifs légitimes tels que la défense de l’ordre et la prévention des infractions pénales ou la protection des droits et libertés d’autrui. L’État a l’obligation positive de prévoir un cadre permettant de concilier les différents intérêts à protéger dans ce contexte.

19. La Convention de Budapest ne pénalise pas l’utilisation des technologies informatiques aux fins de communications anonymes. Selon son rapport explicatif, «la modification des données de trafic aux fins de faciliter les communications anonymes (comme dans le cas des activités des systèmes de réexpédition anonyme) ou la modification des données aux fins d'assurer la protection des communications (chiffrement, par exemple) sont considérées comme assurant la protection légitime de la vie privée et, de ce fait, sont considérées comme étant réalisées de façon légitime. Toutefois, les Parties [à la Convention] peuvent incriminer certains actes abusifs se rapportant aux communications anonymes, comme dans le cas de la falsification des données d'un en-tête de paquet visant à dissimuler l'identité de l'auteur d'une infraction».

20. Le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a affirmé le principe de l’anonymat dans sa Déclaration sur la liberté de la communication sur l'internet. En conséquence, afin d'assurer une protection contre les surveillances en ligne et de favoriser l'expression libre d'informations, les Etats membres du Conseil de l’Europe devraient respecter la volonté des usagers d’internet de ne pas révéler leur identité. Toutefois, le respect de l’anonymat n’empêche pas les Etats membres de prendre des mesures pour retrouver la trace de ceux qui sont responsables d'actes délictueux, conformément à la législation nationale, à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et aux autres traités internationaux dans le domaine de la justice et de la police.

Texte intégral de l’ Exposé des motifs