Retour Les jeux urbains, un vecteur d’activation des cités interculturelles

par Rennen Zunder, urbaniste, Tel Aviv - Jaffa
Les jeux urbains sont susceptibles de faire tomber les barrières entre les personnes et d’inciter les citoyens aux échanges et à l’implication, favorisant ce faisant une activation sociale de la ville.
SKUP  vue de la rue 1 – proposition de projet pour l’aire de jeux éphémère, de la fin d’après-midi jusqu’au matin

SKUP vue de la rue 1 – proposition de projet pour l’aire de jeux éphémère, de la fin d’après-midi jusqu’au matin

Le rapport 2012/13 de l’ONU-Habitat sur l'état des villes dans le monde (State of the World’s Cities) s’ouvre sur l’affirmation : « La ville est la maison de la prospérité. C’est le lieu où les êtres humains accèdent à la satisfaction de leurs besoins de base et aux biens publics essentiels. C’est là aussi que les ambitions, les aspirations et d'autres aspects matériels et immatériels de la vie se réalisent, ouvrant la voie au bonheur et à l’élargissement des perspectives de prospérité et de bien-être individuels et collectifs. » Le rapport présente un nouvel outil, l’Indice de prospérité des villes, qui mesure la prospérité des villes au regard de cinq facteurs : la productivité (génération de revenus et d’emplois), le développement d’infrastructures (équipements), la qualité de la vie (espaces publics et services sociaux), l’équité et l’inclusion sociale (répartition des bénéfices des villes prospères) et la viabilité environnementale.

Et pourtant, même dans les villes qui obtiennent un bon classement en fonction de cet indice, comme Tel-Aviv, il manque un élément intangible. « Il y a des personnes qui vivent dans la solitude et l’aliénation. Certains quartiers de la ville, notamment le centre-ville, ont perdu leur dimension de communauté. Il faudrait renforcer la solidarité entre les résidents. »[1]

Ce phénomène est le résultat des relations moins nombreuses qui se tissent dans l’espace public des villes contemporaines, la conséquence aussi d’une diminution des échanges entre les personnes et de leur engagement les uns envers les autres. La situation était différente lorsque les villes étaient plus petites et que leur expansion et leur densité étaient plus faibles. Jane Jacobs écrivait : « Dans une ville de 5 000-10 000 habitants, vous croisez des personnes que vous connaissez du travail, avec qui vous alliez à l’école, que vous voyez à l’église ou qui font la classe à vos enfants, des artisans ou des professionnels qui vous ont vendu ou apporté des services, ou encore des personnes que vous connaissez de réputation. Mais une population de 5 000 ou 10 000 habitants dans une grande ville ne bénéficie pas d’un tel degré naturel de connaissances »[2]. Aujourd’hui, les habitants d’un même immeuble ne se soucient guère de faire connaissance lorsqu’ils se croisent dans l’ascenseur, parce qu’une grande proportion d’occupants sont des locataires et que leur rotation est rapide. Les niveaux d’échange et d’implication sont encore moindres dans les espaces publics, sur les trottoirs, dans les transports publics et même dans les parcs : les adultes s’occupent de leurs propres affaires ; fermés aux échanges, ils marchent ou restent assis les yeux rivés sur l’écran de leurs Smartphones. Ils ont peur de laisser leurs enfants vagabonder dehors, préférant les retenir à la maison, toutes portes fermées. Les adolescents se déplacent en écoutant de la musique, un casque vissé sur la tête. Ces groupes d’âge s’isolent de leur environnement social et physique et n’ont aucune conscience de ce qui se passe autour d’eux. Les citoyens plus âgés, assis sur des bancs, observent ces comportements avec perplexité ; ils se sentent seuls et mis à l’écart de la ville dans laquelle ils ont grandi.

Ces phénomènes pourraient être plus marqués encore dans les villes interculturelles, où les gens du cru ont peur des migrants, qui se retrouvent souvent logés dans les quartiers isolés et les banlieues, loin des espaces publics du centre-ville.  

Cette thèse et les propositions de projet suggèrent que, compte tenu de leurs caractéristiques uniques, les jeux urbains sont susceptibles de faire tomber ces barrières et d’inciter les citoyens aux échanges et à l’implication, favorisant ce faisant une activation sociale de la ville. Le projet est structuré autour de trois thèmes principaux :

  • Selon cette thèse, les jeux urbains peuvent contribuer à l’activation sociale des villes ; ils sont un facteur de conception que les urbanistes devraient prendre en considération dans tout programme d’urbanisme.
  • La proposition d’aménagement urbain tactique le démontre : le réaménagement des espaces publics (ex., parcs de stationnement, places, pockets ?) vise à les transformer en espaces de jeux communautaires en période de faible utilisation aux fins de leur utilisation simultanée par tous les groupes d’âge.
  • Le plan d’urbanisme stratégique proposé, associé à des objectifs sociaux, est de créer un vaste réseau d’espaces de jeux communautaires de ce type pour activer la ville tout entière. En tant qu’espaces réservés, ils seront ainsi protégés et préservés de futurs développements.

Le jeu présente de nombreuses caractéristiques uniques qui le rendent particulièrement propice à l’interaction entre les individus et leur implication :

a. Des participants d’antécédents différents – en termes de race, de genre, d’âge, de langue, d’origines économiques et sociales, de parcours éducatif – peuvent jouer ensemble tant qu’ils connaissent le jeu ou les règles du jeu. De ce fait, des jeux universels, comme de nombreux sports, les jeux de société, les activités sur sols récréatifs, mais aussi la musique et la danse offrent des possibilités d’échanges.

b.   Dans l’univers momentané du jeu, tous les joueurs ont les mêmes possibilités et les mêmes chances de gagner. Cette situation d’égalité parfaite n’existe pas dans le monde réel. Un adolescent étudiant dans un établissement d’enseignement secondaire d’un quartier défavorisé et une personne riche et puissante ont des chances égales de gagner, s’ils jouent l’un contre l’autre, que ce soit au basket ou aux échecs ! Au gagnant reviennent les félicitations, la reconnaissance et une récompense pour sa performance.

c.   Le jeu peut avoir pour objectif de gagner (la satisfaction, c’est de se dépasser), d’explorer ses souhaits et ses désirs (souvent, par imitation – ex., le garçon plante un clou dans une planche, comme son père, ou porte un costume de Batman), ou simplement de prendre du plaisir sans faire l’objet de critiques. Le jeu n’a jamais pour objectif de blesser l’autre intentionnellement ou d’obtenir de l’autre un profit matériel.

d.   Les règles du jeu peuvent amener à franchir les limites de « l’espace personnel et intime »[3] dont nous attendons des autres qu’il le respecte. Dans un autobus, le fait de toucher quelqu’un va être perçu comme une atteinte à la vie privée. Dans les sports, la danse et d’autres jeux qui autorisent le contact physique, en revanche, les joueurs connaissent les règles du jeu ; par conséquent, ils en tiennent compte et les acceptent.

Au niveau individuel, c’est dans le jeu que notre désir d’un monde parfait sous notre contrôle absolu est satisfait, et que le sens du jeu trouve pleinement sa signification : comme le jeu théâtral, qui peut nous extraire du monde réel pour nous transporter dans un autre monde, né de notre imagination et de l’illusion (le mot « illusion » vient de ludere, qui signifie littéralement jouer) ; le jeu en tant qu’activité spontanée, qui se déroule dans des limites librement choisies ; le jeu en tant que processus ou moyen d’agir ; le jeu en tant qu’expression d’un choix. « C’est ce que Schiller voulait dire en écrivant que l’homme n’est totalement humain que lorsqu’il joue, car le jeu est l’expression de la liberté humaine et, au sens large, le jeu, c’est la liberté »[4].

Au niveau urbain, le jeu peut remplir une fonction civile et sociale. Johan Huizinga, l’anthropologue néerlandais auteur de l’ouvrage novateur intitulé, Homo Ludens, affirmait : « Le jeu favorise la formation de groupes sociaux »[5]. L’architecte Aldo van Eyck a démontré au début des années 1950 qu’un réseau d’aires de jeuxx dispersées dans Amsterdam avait réussi à créer une interaction entre les enfants et leurs parents/grands-parents issus d’une multitude de communautés et de quartiers éparpillés à travers la ville. « Emergeant des fissures et des interstices de la ville et recouvrant le tissu urbain, les aires de jeux (de van Eyck, à Amsterdam) sont aussi les précurseurs de l’approche interstitielle de la ville et de ce que Kevin Lynch nommera par la suite les ‘nœuds de densité‘, qu’il proposait de relier au moyen d’un ‘filet polycentrique’. Des différences profondes séparent Van Eyck et Lynch, mais ils ont en commun leur opposition à l’idée des CIAM (Congrès internationaux d'architecture moderne) d’un ‘cœur de ville‘ ou d’un noyau unique, central et monocentrique. Cette galaxie de Van Eyck, ce ‘ciel étoilé’ formé de centaines d’aires de jeux dans l’Amsterdam d’après-guerre, est l’une des plus formidables percées d’une architecture de ‘lieu’, ouvrant une fenêtre sur de nouvelles potentialités d’espaces là où il n’y avait auparavant rien d’autre que vide et néant »[6].

Ce projet invite les villes à créer un vaste réseau d’aires de jeux de quartier, soit sur des terrains temporairement disponibles soit sur des terrains existants, pour développer une utilisation multifonctions sur la base du temps partagé.

Ce réseau d’aires de jeux vise un objectif plus ambitieux, et notamment développer l’interaction et l’engagement entre les résidents des quartiers de toute la ville. Pour y parvenir, on peut envisager de concevoir chaque espace de jeux différemment, chacun proposant des attractions uniques et des concepts surprenants offrant une expérience spécifique. Les enfants, les jeunes et les adultes partiraient alors à la découverte du réseau et rencontreraient ainsi des habitants d’autres communautés et quartiers. Ce réseau pourrait encourager des relations de réciprocité et des compétitions entre groupes de différentes communautés. Des spectateurs des communautés et quartiers en compétition pourraient y assister. Ces manifestations faciliteraient l’intégration, l’identité, la fierté, la tolérance, la confiance, l’amitié et la distraction. 

Les photos présentées concernent un projet conçu pour la ville de Tel-Aviv, qui transforme les parcs de stationnement publics, propriété de la ville, en espaces de jeux communautaires accessibles aux heures où les parkings sont peu utilisés, en fin de journée et jusqu’au matin. Leur conception, de type « pop-up » éphémère, permet aux parkings de tourner à plein rendement en journée.

Chaque espace de jeux doit pouvoir accueillir au moins 25-50 joueurs par heure, durant plus de cinq heures par jour, ainsi que des spectateurs assis (famille, amis, voisins et invités). Cela représente 3 750 à 7 500 heures de jeu par mois par aire de jeux. Chaque réseau de 100 aires de jeux offrirait ainsi de 375 000 à 750 000 heures de jeu mensuelles supplémentaires pour la ville tout entière.

Le résultat en est une ville qui joue, des citoyens plus tolérants, davantage engagés dans les échanges et les rencontres, et qui sont les vecteurs de l’activation et du dynamisme de leur ville !


[1] Municipalité de Tel Aviv, Profil stratégique, 2016

[2] Jacobs, Jane, The Death and Life of Great American Cities, p. 115, 1961, Vintage Books

[3] Edward Hall, anthropologue culturel américain,  Proxemics Rules, 1963

[4] Dattner, Richard, Architect, Design for Play, p.15, 1969

[5] Huizinga, Johan, Homo Ludens – A Study of the Play-Element in Culture, p.13, 1938, Martino

[6] Lefaivre, Liane, Aldo van Eyck – the playgrounds and the city, p. 46-47, 2002, Musée Stedelijk, Amsterdam

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