Retour Enseignement de l’histoire et minorités nationales en Europe : entre omissions, réhabilitations et concurrences mémorielles

ARTICLE DE PIERO S. COLLA, MEMBRE DU CONSEIL SCIENTIFIQUE CONSULTATIF DE L'OHTE
Cet article fait partie d'une série d'articles du Conseil scientifique consultatif de l'OHTE. Le Conseil scientifique consultatif veille à la qualité académique, scientifique et méthodologique des travaux de l'Observatoire. Il est composé de 11 personnes renommées dans le domaine de l'enseignement et de l'apprentissage de l'histoire.
Une famille Sami en Norvège aux alentours de 1900. Bibliothèque du Congrès des États-Unis sous le numéro d’identification ppmsc.06257

Une famille Sami en Norvège aux alentours de 1900. Bibliothèque du Congrès des États-Unis sous le numéro d’identification ppmsc.06257

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Historien et sociologue formé à Bologne, Piero S. Colla est titulaire d’un doctorat de l’EHESS. Il est chargé de cours à l'université de Strasbourg et chercheur rattaché au laboratoire AGORA. Depuis 2006, il est administrateur au Comité économique et social européen (Bruxelles) ; il a travaillé à Paris, à Stockholm et au Luxembourg. Parmi ses domaines de recherche figurent la symbolique de la nation et de l'identité collective... Plus d'infos ici.


 

1. Exception ou tendance ? Les « minorités » à l’honneur dans les curricula suédois

Le curriculum national pour le cursus d’enseignement obligatoire, en vigueur en Suède depuis la rentrée 2022 (Lgr 22), présente une structure inédite: 64 pages du document, qui en compte 247, sont consacrées  à l’enseignement des langues et des cultures minoritaires du pays[1]. Cette mission s’articule entre deux volets : l’étude de la « langue maternelle » (modersmål), accessible à tous les élèves dont la langue des échanges quotidiens diffère du suédois, et les cours intégratifs à la disposition des locuteurs des cinq idiomes « minoritaires » reconnus : finnois, finnois tornédalien (Meänkieli), yiddish, romani (Romani chib) et sámi.


Ces mesures interviennent à l’issue d’une longue trajectoire de dénationalisation de la définition de citoyenneté d’abord, et des objectifs de l’école ensuite.


L’accès individuel à ces ressources se double des diverses références – dans la section commune du programme – à l’histoire et à la culture de ces cinq communautés culturelles, dont la présence est attestée depuis de nombreux siècles, ainsi qu’à d’autres formes d’altérité. Dans le cours d’« études sociales », par exemple, au niveau de l’école primaire, les « migrations » se trouvent en tête  de la liste des sujets principaux. Les récits qui nourrissent la « religion sámi » (mais aussi les festivités juives et musulmanes) font partie des activités d’éveil proposées entre l’âge de sept et neuf ans, alors que « culture, histoires et droits » des cinq minorités nationales sont un point central du programme d’« études sociales » pour le cours moyen (13-15 ans). La référence à l’identité de la nation sámi, que le document identifie en tant que « peuple indigène » (urfolk), réapparaît dans les cours d’histoire et de religion ; à plusieurs reprises, les prescriptions officielles font référence à l’« héritage culturel », mais aussi à la « musique » ou aux « questions sociétales » sámi. Concrètement, il appartiendra aux établissements et aux enseignants de décliner ces notions sous la forme de contenus appropriés[2]. Cette attention se traduit donc, tout à la fois, par la prise en compte de la pluralité des apports qui ont façonné le profil de la nation suédoise au cours de son histoire, et de la diversification récente de sa structure sociale, en termes de langues, religions et mœurs. Les individus nés à l’étranger totalisent aujourd’hui 20 % de la population résidente[3] (proportion supérieure aux données des États-Unis), alors que la part des allophones ne cesse de s’accroître[4] : en raison de cette diversité croissante, la langue « indigène » des Sámi ne figure plus dans la liste des vingt idiomes les plus utilisés.

Ces mesures interviennent à l’issue d’une longue trajectoire de dénationalisation de la définition de citoyenneté d’abord, et des objectifs de l’école ensuite. Ses étapes saillantes furent la reconnaissance, en 1975, du droit pour tout individu de garder un contact avec sa culture d’origine (moyennant l’accès à l’enseignement gratuit de la langue), la reconnaissance, en 1999, des cinq « minorités nationales », élément cardinal d’une lecture plurielle de l’identité culturelle et l’intégration de contenus relatifs aux minorités dans les curricula officiels, en 2000 et en 2011. Autant d’innovations qui – tout au long de leur parcours législatif – ont fait l’unanimité entre les forces politiques.

Il serait difficile de déterminer en quelle mesure la trajectoire suédoise représente, respectivement, une réponse à l’accélération des flux migratoires et des exigences qu’elle suscite, ou l’expression d’un trend international, dans le sens de l’ouverture des récits scolaires aux demandes et à l’expérience des groupes minoritaires. D’après cette seconde hypothèse, la révision des curricula suédois offre peut-être un aperçu sur un enjeu crucial de la relation des systèmes d’enseignement aux enjeux de l’identité et de l’appartenance au XXIe siècle. La question est particulièrement révélatrice lorsqu’on la met en relation avec la réflexion sur les finalités de l’enseignement de l’histoire : vecteur par excellence, jusqu’à une époque récente, du « roman » de l’excellence nationale, dans la forme d’un récit des origines univoque et orienté.

 

2. « Dénationaliser » le curriculum : quelques prémisses historiques

Il est assez inhabituel (notamment en histoire) que le décloisonnement des programmes, l’ouverture au  récit de l’« autre », se présente sous les traits consensuels auxquels nous renvoient les récentes réformes  suédoises. Si cet enjeu n’a jamais été tout à fait absent dans la discussion sur les programmes d’histoire à l’échelle européenne, il se heurte, en fonction des contextes, au poids des traditions, de définitions contrastantes des concepts de « nationalité » et de « citoyenneté », et de la force de la référence à un socle de mémoires fondatrices incontournables. Des mémoires qui fixent de manière péremptoire l’acte de naissance de la communauté nationale (son identification à une religion, ou une forme de gouvernement…), ou cultivent, dans quelques cas, la nostalgie de son rayonnement impérial ou colonial.

Pour tenter un état de la question, à l’échelle du continent, il faudrait commencer par réfuter une idée reçue : à savoir, que la transmission d’un « roman national » continu serait une vocation naturelle et évidente de l’enseignement de l’histoire en Europe. Il est plus pertinent de l’envisager comme une ambition souvent frustrée : objet permanent de contestations, d’arrangements et d’omissions, dans l’histoire des relations géopolitiques et des politiques scolaires du dernier siècle - des îles britanniques à la péninsule ibérique ou à la Sardaigne.

La présence sur le sol national de minorités invoquant un parcours singulier, par rapport au récit national hégémonique, a été le lot commun de l’histoire de l’Europe. Au XXe siècle, les deux conflits mondiaux ont dramatisé la position de ces groupes, les discriminations dont ils ont fait l’objet et leur malaise identitaire. Après 1945, les mondes latin, francophone, germanique et slave ont été traversés par le phénomène des displaced persons, ou migrants forcés : 55 millions d’individus traversent les frontières des nations, alors que le géno- et ethnocide des juifs vient de frapper brutalement une minorité linguistique bien établie dans tous les pays d’Europe centrale et orientale : un Yiddishland qui totalisait en 1939 onze millions de personnes.


Pour tenter un état de la question, à l’échelle du continent, il faudrait commencer par réfuter une idée reçue : à savoir, que la transmission d’un « roman national » continu serait une vocation naturelle et évidente de l’enseignement de l’histoire en Europe. Il est plus pertinent de l’envisager comme une ambition souvent frustrée : objet permanent de contestations, d’arrangements et d’omissions, dans l’histoire des relations géopolitiques et des politiques scolaires du dernier siècle - des îles britanniques à la péninsule ibérique ou à la Sardaigne.


Bien que les déplacements forcés des populations – des Grecs d’Asie Mineure aux Allemands de Silésie ou des Sudètes, aux Italiens de l’Istrie et de la Dalmatie … – aient fini par accentuer l’homogénéité culturelle des États-nations, ces processus ont multiplié les expérience traumatiques de ré-acculturation, dont l’école est un acteur majeur : c’est le cas aussi bien des écoliers alsaciens, dont les habitants ont été exposés en l’espace de trois générations à trois changements successifs de la langue de scolarisation, que du Haut-Adige/Tyrol du Sud, région périphérique de l’Italie du Nord, à la frontière de l’Autriche. L’alternance des bouleversements politiques a souvent fait des populations (ré)annexées les porteurs d’une mémoire conflictuelle et revendicative, difficile à diluer dans le « récit des origines » figé auquel renvoyait l’écriture de l’histoire scolaire du siècle précédent. L’heure est à la fois au désenchantement, aux rancunes, et à l’espoir de les dépasser. L’horizon d’une citoyenneté européenne, pointé à la Haye par Winston Churchill à peine deux ans après la fin de la guerre, intercepte aussi la nécessité de dépasser « par le haut » les germes de nouveaux conflits intestins.

 

3. Décentralisation, décolonisation et démocratisation : trois défis pour le « roman national »

Bien avant que le processus d’intégration européenne n’ait promu les notions de « subsidiarité » ou de « politique régionale » dans l’agenda politique du continent, le respect de la diversité culturelle s’impose comme une condition du retour à la démocratie en Europe de l’Ouest. Leur nature composite et la mémoire d’un passé meurtrier amenèrent des pays comme l’Allemagne, l’Italie ou la Belgique à constitutionnaliser la tutelle des autonomies locales et des spécificités culturelles, et à en élargir progressivement le champ d’application. Le progrès se fait lentement – comme le démontre, dans le cas de l’Italie, le délai de la mise application des normes constitutionnelles sur la création des régions en tant qu’entité politique (avec des compétences, destinées à s’accroître à la fin du siècle, dans la sphère éducative) : de 1946 à 1970 !


Bien avant que le processus d’intégration européenne n’ait promu les notions de « subsidiarité » ou de « politique régionale » dans l’agenda politique du continent, le respect de la diversité culturelle s’impose comme une condition du retour à la démocratie en Europe de l’Ouest.


La politique scolaire représente un terrain particulièrement sensible de l’extension de ce domaine. À l’heure de la guerre froide, l’urgence est à la formation d’ensembles civiques cohérents : les clivages idéologiques étouffent, temporairement, les revendications localistes et à faire du séparatisme un sujet tabou. Dans la majorité des pays, la réitération d’une narration historique linéaire est utilisée comme un vecteur fondamental d’éducation civique et de mobilisation idéologique. Cependant, la politisation du thème de l’autonomie ne va pas tarder à exercer une influence sur le terrain de la formation : avec des décalages importants entre formations étatiques confédérales, fédérales ou centralistes, ce mouvement va progressivement créer les conditions d’une identification entre démocratie et respect des identités, et plus tard pour la reconnaissance légale de cursus mettant au premier plan les minorités.


Toutefois, l’inscription scolaire de ces revendications apparaît extrêmement différenciée et contrastée. De manière générale, dans le contexte antiautoritaire des années 1970, elle profite de l’évolution de la didactique de l’histoire vers la critique des récits monolithiques, des chronologies linéaires et du primat du politique, dans le sens de la valorisation du rapport avec le territoire et avec le vécu personnel.


Dans les années 1975-1978, par exemple, l’évolution vers la démocratie en Espagne, se fait au nom de la reconnaissance, pour les communautés autonomes, d’aménager des formes d’instruction séparée. Quelques années plus tôt, le processus de décolonisation était déjà en passe de remettre en question le bien-fondé de récits nationaux capables d’imposer, au-delà du continent européen, le mythe d’une généalogie commune (« nos ancêtres les Gaulois… ») ; sur le même modèle, l’héritage d’une « colonisation interne », qui aurait suffoqué la diversité culturelle des États-nations, se trouve dénoncé dans la France de la fin des années 1960, alors que la Belgique connaît – sous la pression du mouvement estudiantin – une affirmation des revendications autonomistes de ses communautés linguistiques.

Des « nations dans la nation » émergent alors dans le discours public. Elles portent, en premier lieu, des revendications en termes de reconnaissance et des droits linguistiques : des nations invisibilisées et périphériques, telles que les Sámi en Norvège, Suède et Finlande, ou les Inuits de Groenland ; objet de répression politique, comme les Catalans et les Basques en Espagne, ou acteurs d’une renaissance culturelle, comme les Bretons ou les Corses en France. Dans des empires pluriculturels, comme la Grande-Bretagne – le phénomène se manifeste aussi sous la forme de la redécouverte, fortement revendicative de leur caractère plurinational : l’autonome de l’Écosse, du Pays de Galles ou de l’Irlande du Nord, sont négociées par le renforcement des éléments subnationaux de l’enseignement, centrés sur le souvenir de leur marginalisation dans le récit officiel. Un phénomène analogue concerne le contexte italien, où des populations allophones installées aux marges des frontières du pays, comme en Val d’Aoste, aux frontières de l’Yougoslavie et en Haut-Adige/Sud Tyrol, se voient reconnaître non seulement le droit à une langue, mais un curriculum d’histoire spécifique, dont les contenus opposent à l’État unitaire un regard critique – ou indifférent.

Toutefois, l’inscription scolaire de ces revendications apparaît extrêmement différenciée et contrastée. De manière générale, dans le contexte antiautoritaire des années 1970, elle profite de l’évolution de la didactique de l’histoire vers la critique des récits monolithiques, des chronologies linéaires et du primat du politique, dans le sens de la valorisation du rapport avec le territoire et avec le vécu personnel.

 

4. La question des minorités dans une Europe plus intégrée et plus étendue

Le chemin de l’unité européenne indiquera, plus clairement, la direction : une lente dissociation de l’identité culturelle de son vieux socle établi, la nation et ses frontières. Dans le parcours qui mène de l’Acte unique européen (1984) au traité de Maastricht (1992), la route de l’intégration politique coïncide avec une incitation à délaisser toute définition monoculturelle des nations : la mise en avant corrélative de l’échelon local et des solidarités macrorégionales dédramatise le rôle des frontières, en invitant à valoriser la diversité culturelle au sein des nations historiques. De la naissance, en tant qu’organe consultatif de l’UE, du Comité de Régions (1993), à la signature – à l’initiative du Conseil de l’Europe - de la Charte européenne de langues minoritaires (1992), les entités subnationales apparaissent de plus en plus comme des acteurs légitimes des politiques d’éducation.


Dans les territoires à peine affranchis de l’emprise de l’idéologie, le rôle de l’identité culturelle avait été confisqué par la seule utopie autorisée ; le pouvoir en place avait joué alternativement les cartes du nationalisme et de l’utilisation instrumentale des clivages intercommunautaires, allant jusqu’à l’occultation des conflits historiques, irréductibles au paradigme de la lutte des classes.


L’attention initiale à la diversité linguistique s’ouvre, dès cette phase, à la diversité des mémoires particulières. L’article 8 g) de la Convention invite notamment les États à « prendre des dispositions pour assurer l'enseignement de l'histoire et de la culture dont la langue régionale ou minoritaire est l'expression. » Cette césure historique fait apparaître, en même temps, la profondeur des clivages : la lenteur du parcours de ratification de la Charte et le choix de pays comme la France de ne pas s’y conformer est un indicateur d’une différence de perception. Si l’enjeu de la Charte se limite essentiellement aux droits linguistiques, la légitimité de la notion des « minorités » - réaffirmée avec la Convention-cadre pour la  protection des minorités nationales (1995) - semble opposer les cultures juridiques du continent.
Presque simultanément, cependant, d’autres phénomènes de différente nature – de l’intensification des flux migratoires à la résurgence des mémoires particulières, bien évoqué, dans le cas français, par Pierre Nora dans ses Lieux de mémoire[5]  – vont faire de la prise en compte des récits minoritaires un enjeu d’actualité. La chute du Mur de Berlin, en 1989, en constitue dans ce sens un autre catalyseur puissant. Dans les territoires à peine affranchis de l’emprise de l’idéologie, le rôle de l’identité culturelle avait été confisqué par la seule utopie autorisée ; le pouvoir en place avait joué alternativement les cartes du nationalisme et de l’utilisation instrumentale des clivages intercommunautaires, allant jusqu’à l’occultation des conflits historiques, irréductibles au paradigme de la lutte des classes.


Le Conseil de l’Europe, première grande institution transnationale à s’ouvrir, dès le printemps 1989, au principe de l’élargissement au monde ex- communiste, est un acteur et un garant de cette transition


Après la chute du Mur, les questions de l’identité culturelle et des fractures ethnoculturelles au sein des nations resurgissent avec une actualité brûlante, parfois violente, dont l’éclatement du conflit en ex-Yougoslavie est le premier test. Reconnaître le caractère multiethnique des territoires de l’ancien Empire austro-hongrois, et de nombre d’États de l’ancienne URSS qui accèdent à l’indépendance à partir de 1991, signifie en effet remettre à l’ordre du jour la question du transfert forcé des populations après 1945 (mais aussi la spécificité du génocide et de la conscience identitaire des Juifs et des Roms). Dans un contexte radicalement nouveau, les traces de l’héritage multiculturel de l’Europe centrale et orientale réapparaissent. La reconnaissance des minorités, à la fin de la Guerre froide, devient une précondition du retour à l’État de droit. Le Conseil de l’Europe, première grande institution transnationale à s’ouvrir, dès le printemps 1989, au principe de l’élargissement au monde ex- communiste, est un acteur et un garant de cette transition[6].

Par ailleurs, de l’Italie à la Grande-Bretagne, la dernière décennie du XXe siècle voit se multiplier les instances de décentralisation et de dévolution des pouvoirs. Ces tendances – entretenues par l’essor des mouvements régionalistes ou autonomistes sur la scène électorale – semblent tirer leur légitimité, tout à la fois, des avancées du projet fédéraliste au niveau européen et des principes d’autodétermination à l’œuvre dans les territoires de l’ex-Empire soviétique. Le « retour des nations » sur l’onde du collapse de l’empire soviétique, la dynamique intégratrice suscitée par la perspective du traité de Maastricht, et l’affirmation d’une « Europe des régions » (et des identités locales), sont des phénomènes entremêlés, en dépit des contradictions évidentes qui les opposent.

 

5. Les contradictions des années 1990

Même si on les considère du point de vue des grandes priorités de l’enseignement de l’histoire, les conséquences de la crise des équilibres de Yalta recèlent d’évidentes tensions entre des tendances antagonistes. D’une part – en conséquence aussi du choc provoqué par le retour de la violence ethnique dans les Balkans – la mémoire des persécutions et des génocides est consacrée comme un impératif pour les systèmes éducatifs. Le droit des « vaincus » de l’histoire et des cultures niées ou discriminées à voir leur héritage se perpétuer dans les récits scolaires est revendiqué, puis solennellement reconnu par les représentants de l’État. D’autre part, la crise des grands récits idéologiques (et du système soviétique en premier lieu) s’accompagne de la réhabilitation – à l’Est comme à l’Ouest – d’un usage identitaire de l’histoire. Des formes de « nationalisme régional », ou subnational, s’y accompagnent, dont le dessein semble consister à reparcourir le chemin jadis tracé par les anciens projets de Nation-building[7].

Ainsi, lorsqu’en 1989 s’achève en Belgique la communautarisation du système éducatif, mettant fin à tout canon unitaire, garanti par l’autorité de l’État central, la mesure, loin de favoriser l’interpénétration des récits, accélère la cristallisation de deux récits juxtaposés, « flamand » et « wallon ». L’affirmation de mouvements localistes voire indépendantistes comme la Ligue du Nord, dans le Nord de l’Italie, et l’émergence d’un débat sur la réforme fédérale de la constitution laisse émerger, dans l’Italie des années 1990, l’idée d’accorder une place stable, dans l’enseignement, à l’histoire, aux idiomes et aux identités locales. Dans le cas des communautés autonomes d’Espagne, en revanche, la progression dans la décentralisation des responsabilités sur l’éducation aboutit (notamment en Catalogne, en Galice et dans le Pays Basque) à la codification de récits singuliers, qui amplifient et légitiment des instances indépendantistes.


Le droit des « vaincus » de l’histoire et des cultures niées ou discriminées à voir leur héritage se perpétuer dans les récits scolaires est revendiqué, puis solennellement reconnu par les représentants de l’État. D’autre part, la crise des grands récits idéologiques (et du système soviétique en premier lieu) s’accompagne de la réhabilitation – à l’Est comme à l’Ouest – d’un usage identitaire de l’histoire.


Ailleurs, le tableau semble s’écarter sensiblement de ces tendances centrifuges. C’est le cas, notamment, des anciens empires coloniaux en crise d’identité et de prestige. La réécriture des programmes du primaire – dans la seconde phrase de la présidence Mitterrand (années 1983-1984), la réaction contre les expériences de la « nouvelle histoire », émancipatrice et non chronologique, entretient la nostalgie d’un récit unitaire, stable et rassurant. Au Royaume-Uni également, un gouvernement d’une tendance opposée réclame pour l’histoire, en 1984, un ancrage plus franc dans la mythologie nationale. Dans les deux pays, les plus hautes autorités du pays prennent la parole au service de la fonction de l’enseignement de l’histoire en tant que ciment de l’identité nationale. Il s’agit de signes précurseurs d’une rhétorique qui va se diffuser, au niveau du continent.

En effet, la fin du millénaire et le début des années 2000 seront scandés, dans un grand nombre de pays, par la multiplication de mesures censées répondre par la codification et par la centralisation à la fragmentation de la conscience historique des communautés nationales. Les craintes suscitées, parallèlement, par les impasses de la société multiculturelle et par le terrorisme islamique secrètent leur antidote : aux Pays-Bas, au Danemark, le débat sur un « canon national » dans l’enseignement de l’histoire laisse présager une renationalisation de son socle – quitte à provoquer une divarication entre la demande politique par rapport à l’enseignement de la matière et la position des experts, qui insistent sur la valeur de la « pensée historique » (historical thinking). Ailleurs, comme en Suède, ce reflexe est porté par la mise en avant, en tête des curricula, des « valeurs nationales » fondamentales, ou de l’éducation civique[8]. La crise du projet européen (signifié par l’échec des referendums français et hollandais sur la ratification du traité constitutionnel, en 2005) va conforter de telles tendances. Néanmoins, il faut se garder des simplifications. Dans quelques cas, la tendance vers la « normalisation » centraliste, et la diversification des récits coïncident, et semblent s’alimenter réciproquement : l’élaboration d’un Curriculum national (NC) en Angleterre, en 1991, a pour conséquence la codification de curricula équivalents, « gallois » et « écossais », marqués par une volonté symétrique de tracer une continuité rassurante entre instances d’autonomie et histoire ancienne[9]. En Espagne également, à la fin des années 1990, la pluralisation des récits et des programmes aboutit à un retour de bâton assez drastique, avec la tentative par le gouvernement Aznar de réimposer un canon unitaire, centré sur les repères traditionnels de l’héritage monarchique et catholique[10]. Dans le contexte de la transition démocratique en Europe orientale, l’exercice fondamental de réécriture des programmes et des manuels, engagé à partir de 1990, dessine deux tendances contradictoires. Une première tendance consiste à favoriser la réactivation des mémoires particulières et à récupérer quelques éléments du pluralisme culturel des anciens empires d’Europe centrale. Les critères d’adhésion à l’Union européenne, dans la perspective des élargissements de 2004 et 2007-2009, incluent explicitement le respect de la diversité culturelle. Cela va notamment permettre l’émergence, dans la Roumanie contemporaine, de curricula différenciés d’« Histoire et traditions minoritaires », destinés aux ressortissants de 14 minorités reconnues. Sur le terrain de la mémoire et de l’examen critique du passé, l’émergence de forum internationaux, comme la IHRA[11], représente un autre facteur d’influence transnational, qui fait de la remémoration des discriminations et de l’engagement contre le racisme un nouvel élément fédérateur des programmes d’enseignement de l’histoire. L’héritage de la minorité juive retrouve ainsi sa place dans la narration scolaire de la Pologne post-totalitaire[12].


Ailleurs, le tableau semble s’écarter sensiblement de ces tendances centrifuges. C’est le cas, notamment, des anciens empires coloniaux en crise d’identité et de prestige. La réécriture des programmes du primaire – dans la seconde phrase de la présidence Mitterrand (années 1983-1984), la réaction contre les expériences de la « nouvelle histoire », émancipatrice et non chronologique, entretient la nostalgie d’un récit unitaire, stable et rassurant.


En Pologne, en Roumanie ou en République tchèque, le nouveau caractère problématique des programmes d’histoire projette une vision pluriculturelle de l’identité nationale vers le passé. Cependant, de manière contradictoire, ces ouvertures coexistent avec la volonté d’affirmer face au reste du monde un orgueil national mis à mal par les équilibres de la guerre froide. À la fin des années 2000, la pendule penche assez clairement vers la réhabilitation des récits monoculturels et d’un processus de re-nationalisation : phénomène clairement entretenu - en Pologne, Russie, Hongrie – par l’évolution des équilibres politiques internes, et par la dégradation des relations avec l’Union européenne.

Finalement, il faut noter que les différences régionales, durant cette époque contrastée, constituent de moins en moins l’enjeu principal des tensions idéologiques autour des narrations scolaires : aux contradictions entre « centre » et « périphérie » au niveau national s’ajoutent les revendications des périphéries des vieux empires coloniaux et les demandes issues des « nouvelles » minorités culturelles, issues de l’immigration. Comme l’a rappelé Françoise Lanthaume[13], la « prise en compte de la diversité » doit être comprise comme le sédiment d’un travail de révision et de codification entrepris, dès les années 1950, dans un univers transnational – et auquel des pays en quête d’un cadre normatif légitime se conforment, après la crise des idéologies et des utopies éducatives du XXe siècle, avec de plus en plus d’attention.


À la fin des années 2000, la pendule penche assez clairement vers la réhabilitation des récits monoculturels et d’un processus de re-nationalisation : phénomène clairement entretenu - en Pologne, Russie, Hongrie – par l’évolution des équilibres politiques internes, et par la dégradation des relations avec l’Union européenne.


Le rôle propulseur exercé par les institutions supranationales, dans la longue durée, dans la prise en compte d’une conception positive de la diversité culturelle est incontestable – bien que l’engagement explicite pour l’inscription des destins et des récits subnationaux dans les curricula ne remonte qu’à une époque relativement récente. La recommandation R (99)2 du Comité des ministres aux États membres du Conseil de l’Europe (1999) en est une expression : elle incite au respect, au niveau de l’enseignement secondaire « des identités nationales et régionales, et des minorités ». Le concept a été réitéré dans la recommandation « relative à l’enseignement de l’histoire en Europe au XXIe siècle » (2001)[14], et trouve également son expression dans la définition (2006 et 2018) des « compétences-clés de citoyenneté » par le Conseil de l’UE.

Une attitude positive implique une sensibilité à la diversité culturelle, ainsi qu’un intérêt et une curiosité pour les langues et la communication interculturelle. Elle suppose également le respect du profil linguistique de chacun, c’est-à-dire tant le respect de la langue maternelle des personnes appartenant à des minorités et/ou issues de l’immigration que la reconnaissance de la langue officielle ou des langues officielles d’un pays en tant que cadre commun régissant les interactions.[15] 

 

6. En guise de conclusion : quel futur pour les narrations minoritaires en Europe ?

Alors que la réhabilitation des cultures locales peut aboutir à un projet excluant, replié, ou provincial, qui met au centre du discours un nouveau « roman » autocentré[16], la demande qui se pose concerne, de plus en plus, la nature et les frontières de la diversité qui mérite d’être reconnue dans le cours d’histoire. L’heure est à la « concurrence » mémorielle, un concept qui s’impose dans ce contexte, et qui permet une fois de plus (notamment en France) à l’enseignement de l’histoire de s’inviter dans les débats de politique intérieure, ou dans les campagnes présidentielles. Les élections présidentielles d’avril 2022 n’ont pas constitué une exception : la nation en tant qu’objet narratif y a fait l’objet, à la fois, d’attaques symboliques, et d’une réactivation nostalgique de vieilles idoles.

En conclusion, la présence des régions dans le débat actuel présente une diversité considérable, que certaines tendances de fond ne font qu’accentuer : d’une part, la décentralisation croissante de la gestion des établissements et de la programmation didactique (qui dilate, sur le plan théorique, le champ de l’expérimentation) et des curricula moins contraignants et moins axés sur un canon cognitif ; d’autre part, la volonté des décideurs politiques de réagir aux symptômes de désagrégation sociale par une œuvre de « renationalisation » des contenus et des objectifs de l’enseignement. À ce titre, le cas suédois cité en ouverture apparaît encore une fois emblématique : alors qu’il proclame, par le biais du curriculum adopté de 2022, la nécessité d’encourager chez les Sami suédois le développement de leur « identité » en tant que peuple, il stipule le devoir de l’école d’inciter tous les élèves à « adhérer aux valeurs communes de notre société »[17]. Même là où elle a évolué – dans les régions autonomes d’Italie, ou chez les nations qui composent l’espace politique britannique – l’affirmation de nouveaux récits connaît d’autres difficultés. La carence de réseaux de formation adéquats, et plus généralement les obstacles parsemés sur le chemin de l’institutionnalisation de mémoires locales et demandes de reconnaissance contradictoires ou mouvantes, en font partie. Les difficultés persistantes pour concrétiser, dans le cas de l’Italie, les réformes constitutionnelles qui ouvrent la voie à la transmission des cultures régionales à l’école peuvent servir d’exemple. En Sardaigne, région qui fait état d’une solide tradition politique autonomiste, ces dispositions n’ont été transcrites dans l’arsenal législatif régional qu’en 2018. Même dans un contexte apparemment favorable, leur codification a été laborieuse et lente.


En conclusion, la présence des régions dans le débat actuel présente une diversité considérable, que certaines tendances de fond ne font qu’accentuer : d’une part, la décentralisation croissante de la gestion des établissements et de la programmation didactique (qui dilate, sur le plan théorique, le champ de l’expérimentation) et des curricula moins contraignants et moins axés sur un canon cognitif ; d’autre part, la volonté des décideurs politiques de réagir aux symptômes de désagrégation sociale par une œuvre de « renationalisation » des contenus et des objectifs de l’enseignement.


L’expérience des régions françaises témoigne également des résistances qui s’opposent à une ouverture pluraliste du canon national : des résistances dues à l’inertie des systèmes administratifs, à l’autorité symbolique des repères nationaux, mais aussi à la diversité des points de vue qui subsiste, sur le terrain, en ce qui concerne le segment de cet héritage qu’il faudrait valoriser[18]. Ce, sans compter que la diversification des référents doit désormais s’accommoder d’autres différences, dans un univers scolaire interconnecté, habité – à l’échelle du continent – par la question de l’intégration des mémoires avec les élèves issus de l’immigration extra-européenne. Un monde, surtout, qui doit articuler la valorisation des spécificités locales avec la construction de relations harmonieuses avec le groupe majoritaire, dans une Europe en passe de renouer non seulement avec ses différences, mais avec l’héritage de ses blessures non cicatrisées, de ses préjugés et de ses velléités de revanche.

 

[1] Skolverket, Läroplan för grundskolan, förskoleklassen och fritidshemmet – Lgr22, Stockholm, 2022.

[2] Je me réfère ici aux programmes nationaux, non à l’« Ecole sámi» proprement dite (Sameskola), présente dans les communes où cette minorité est le plus présente, et où l’enseignement se déroule en sámi et en suédois. Sur les difficultés liées à l’intégration concrète des thématiques « sámi » dans l’enseignement, cf. C. Svonni, At the Margin of Educational Policy: Sámi/Indigenous Peoples in the Swedish National Curriculum 2011, « Creative Education », 6, 2015.

[3] 2 090 503 personnes au 31 décembre 2021, d’après l’Institut National de Statistique (https://www.scb.se/).

[4] Les seules statistiques disponibles à ce sujet, celles relatives au recours au droit à la « langue d’origine » (moderspråk) à l’école, indiquent un chiffre total avoisinant 30 %. M. Parkvall, Språken, den nya mångfalden, Göteborg-Stockholm, Riksbankens jubileumsfond, 2019.

[5] Les lieux de mémoire (sous la dir. de Pierre Nora), voll. 1-3, Paris, Gallimard, 1984-1992.

[6] Résolution 917 (1989) : Statut d'invité spécial auprès de l'Assemblée parlementaire, Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, 11 mai 1989

[7] L’état des lieux dressé en 1991 par la première conférence intergouvernementale sur l’enseignement de l’histoire dans une Europe réunifiée témoigne du caractère transversal du « retour de la nation » dans les curricula (History Teaching in the New Europe, Bruges, 9-13 decembre 1991).

[8] Piero S. Colla, La quête d’un ethos suédois : un invariant dans la réforme des curricula ? dans « Nordiques », Réformer

l’éducation dans les pays nordiques, 36, 2018, p. 11-26.

[9] Robert Phillips, History Teaching, Cultural Restorationism and National Identity in England and Wales, « Curriculum Studies », 4:3, 1996.

[10] A. Lozada, R. Máiz, Devolution and involution: De-federalization politics through educational policies in Spain (1996– 2004), « Regional & Federal Studies », December 2005.

[11] International Holocaust Remembrance Alliance (« Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste »), fondée en 1998.

[12] Ewa Tartakowski, Les Juifs, pierre de touche de l’enseignement de l’histoire nationale en Europe centrale et orientale depuis 1945 dans Histoires nationales et narrations minoritaires (sous la dir. de Piero S. Colla, Bénédicte Girault et Sébastien Ledoux)Lille, Septentrion, 2023 (en cours de publication).

[13] Françoise Lanthaume, La prise en compte de la diversité : émergence d’un nouveau cadre normatif ? dans « Les Dossiers des Sciences de l'Éducation », 26, 2011, p. 117-132.

[14] Conseil de l’Europe, Rec(2001)15.

[15] « Recommandation du Conseil du 22 mai 2018 relative aux compétences clés pour l’éducation et la formation tout au long de la vie » (2018/C 189/01).

[16] La définition d’un « canon » historique pour l’école en Flandre, par exemple, a été à l’ordre du jour lors de la formation du nouveau gouvernement régional, en 2019 (Gouvernement Flamand, Regeerakkoord 2019-2024, Bruxelles, 2019).

[17] Skolverket, Läroplan för grunskolan.

[18] Les contradictions de l’Alsace, où une possibilité d’enseignement de l’histoire locale a été créée dès les années 1980 avec l’introduction de la discipline « Langues et culture régionale », dans les années 1980, sont emblématiques dans ce sens. Cf. P. Erhard, Regional language and culture teaching in Alsace from 1982 to 2022: To what extent can language education and history education be synonyms? dans History Education at the Edge of the Nation. Political Autonomy, Educational Reforms, and Memory-shaping in European Periphery (sous la dir. de Piero S. Colla et A. Di Michele), New York et Londres, Palgrave, 2023.


*Les vues exprimées dans cet ouvrage sont de la responsabilité des auteurs et ne reflètent pas nécessairement la ligne officielle du Conseil de l’Europe. 

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Article 19 mai 2023
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