Le carnet des droits humains de la Commissaire

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Le carnet des droits de l'homme

Alors que la crise économique entre dans sa septième année, son terme n’est pas encore en vue. Plus grave encore, les mesures d’austérité, dans la plupart des pays, n’ont eu jusqu’à présent que peu d’effet sur la reprise, mais elles ont dégradé les conditions de vie déjà difficiles de millions de personnes. Il n’est pas surprenant, dans ces circonstances, que de plus en plus d’Européens désenchantés se tournent vers les mouvements et les partis populistes, ce qui fait peser une grave menace sur la stabilité de nos sociétés.

Pourtant, cette situation est loin d’être inévitable. Si les dirigeants gouvernementaux et les prêteurs se mettaient à considérer les droits socio-économiques non comme un luxe, mais comme une partie intégrante des plans de redressement, ils augmenteraient les chances d’inverser la tendance, d’éviter de futures crises et de stimuler le développement économique. En effet, un faisceau croissant d’éléments indique que le développement économique est plus durable et que les sociétés sont plus résilientes lorsque les droits sociaux sont protégés.

Dans ce contexte, il paraît indispensable de relancer l’intérêt pour la Charte sociale européenne.

Un pilier de la protection des droits de l’homme

En adoptant la Charte à Turin, il y a 53 ans, et en la modernisant au fil des décennies, les gouvernements européens ont pris une décision visionnaire : la construction de l’Europe ne reposerait pas uniquement sur la poursuite de la prospérité économique et la protection des droits civils et politiques, mais aussi sur les droits de tous les citoyens à un emploi, à un logement convenable, à la protection de la santé, à la sécurité sociale, à une éducation de qualité ainsi qu’à la protection contre la pauvreté et l’exclusion sociale.

Dans quelques jours, l’engagement pris à Turin pourra être revitalisé, alors que des ministres, des représentants des organisations internationales, du monde universitaire et de la société civile se réuniront dans la capitale piémontaise pour rechercher les moyens d’améliorer la mise en œuvre de la Charte et de renforcer son rôle dans le système européen de protection des droits de l’homme.

Un examen des acquis obtenus grâce à la Charte permet de se rendre compte à quel point ce texte reste d’actualité pour notre vie quotidienne. Sans la Charte, il y aurait aujourd’hui bien plus d’enfants au travail, de femmes traitées comme des citoyens de seconde zone et de personnes vulnérables privées d’un accès adéquat à la protection sanitaire et sociale.

L’un des progrès les plus marquants que l’on doit à la Charte est l’adoption dans de nombreux pays, dont la République tchèque, la Grèce, l’Italie et le Portugal, d’une législation interdisant le travail des enfants de moins de 15 ans et réglementant strictement le travail des enfants plus âgés.

En Autriche, en Allemagne et en Italie, pour ne citer que quelques pays, la meilleure protection des femmes, qu’il s’agisse des droits liés à la maternité et de la sécurité de l’emploi ou de l’accès aux soins de santé et de l’égalité de rémunération, a contribué à remédier à une discrimination profondément ancrée.

Dans d’autres pays, comme le Portugal, l’Espagne et le Royaume-Uni, la Charte a concouru à faire interdire les châtiments corporels infligés aux enfants, tandis qu’à Chypre, en France et en Lituanie elle a favorisé l’adoption d’une législation en faveur de l’inclusion sociale des personnes handicapées.

Certes, la situation sur le terrain est encore loin d’être satisfaisante. Dans beaucoup de pays, des enfants sont encore contraints de travailler ou sont victimes de violence domestique, les femmes et les personnes handicapées continuent de subir des discriminations et d’autres groupes vulnérables, comme les Roms et les migrants, rencontrent toujours de grandes difficultés pour subvenir à leurs besoins essentiels.

On voit par là qu’il reste beaucoup à faire pour combler le déficit de mise en œuvre entre les engagements et la réalité.

De la théorie à la réalité

A cette fin, il me semble nécessaire d’agir selon trois grands axes.

Le plus évident est la ratification de toutes les dispositions de la Charte par tous les Etats membres du Conseil de l’Europe. Cela permettrait de créer un espace européen homogène où tous les citoyens jouiraient d’une protection sociale comparable. A ce jour, 43 pays ont ratifié la Charte sociale telle que révisée en 1996[1],mais seuls la France et le Portugal ont ratifié toutes ses dispositions.

Le deuxième axe d’action doit viser à appliquer plus largement la procédure de réclamations collectives. Depuis 1998, cette procédure permet aux syndicats, aux organisations d’employeurs et aux ONG internationales d’introduire des réclamations auprès du Comité européen des Droits sociaux. Bien qu’elle ne soit pas accessible aux particuliers, cette procédure relativement rapide (seulement 18 mois) représente pour les citoyens un puissant levier pour faire appliquer les droits socio-économiques au niveau national. A ce jour, seulement 15 pays ont accepté cette procédure ; en Finlande, celle-ci est également ouverte aux ONG nationales. C’est là un exemple à suivre pour les 14 autres pays, sans parler des 32 Etats – dont 14 sont aussi membres de l’Union européenne – qui n’ont même pas encore accepté la procédure. A cet égard, il serait extrêmement bénéfique que l’UE s’emploie de façon plus volontariste à encourager la ratification de la procédure par ses Etats membres et, plus généralement, à prendre en compte la Charte et la jurisprudence du Comité  afin d’établir un espace juridique plus cohérent pour la mise en œuvre des droits sociaux.

Le troisième axe d’action consiste à développer l’utilisation de la jurisprudence du Comité par les juridictions nationales et les structures nationales des droits de l’homme. Les jugements et les décisions des juridictions nationales qui s’appuient sur la jurisprudence du Comité peuvent en effet avoir une incidence considérable sur la vie quotidienne des citoyens. On commence à voir apparaître des exemples encourageants de décisions de justice nationales dans lesquelles la Charte est invoquée. En Italie, la Cour de cassation et le tribunal administratif régional du Latium ont prononcé en 2013 deux jugements mettant en avant les obligations normatives découlant de la Charte.

Un autre exemple intéressant vient de l’Espagne où, en novembre 2013, un tribunal du travail de Barcelone a écarté une législation nationale qui avait introduit la possibilité de licencier des travailleurs pendant leur période probatoire sans préavis ni indemnité. Le tribunal a fondé son argumentation sur la décision du Comité dans une affaire concernant la Grèce, considérant que les mesures imposées à l’Espagne par la Troïka étaient analogues à celles adoptées en Grèce.

La portée de ce jugement, sur lequel se sont alignés d’autres tribunaux du travail espagnols, dépasse largement l’affaire en question. Tout d’abord, il légitime la validité transnationale de la jurisprudence du Comité, que les juridictions nationales peuvent donc appliquer sans attendre l’issue d’une affaire concernant leur pays. De surcroît, les juridictions nationales de pays qui, comme l’Espagne, n’ont pas encore accepté la procédure de réclamations collectives peuvent, ce faisant, prendre en compte les décisions prises dans la cadre de cette procédure.

Outre les instances judiciaires, les structures nationales des droits de l’homme telles que les ombudsmans, les commissions des droits de l’homme et les organes chargés des questions d’égalité peuvent contribuer à renforcer la protection socio-économique. A titre d’exemple, j’ai été particulièrement impressionné par le travail accompli ces dernières années par le défenseur du peuple espagnol dans le domaine des droits socio-économiques. Lors d’une récente visite aux Pays-Bas, j’ai également pu constater à quel point les droits sociaux étaient profondément ancrés dans l’action des organes de protection des droits de l’homme de ce pays, et en particulier du défenseur des enfants.

Toutes ces initiatives doivent être encouragées et multipliées, car elles offrent des instruments supplémentaires pour faire en sorte que l’Europe tienne ses promesses sociales.

Concilier les considérations financières et les droits de l’homme

Trouver la bonne formule pour faire face aux incidences de la crise économique et financière et réorganiser les budgets nationaux est assurément un défi de taille pour les gouvernements nationaux et les pouvoirs locaux.

Dans ce difficile exercice, les préoccupations relatives aux droits de l’homme ne sauraient être éludées. En posant les fondations de notre modèle social, la Charte est venue couronner le dispositif européen, devenant une aspiration pour des millions d’Européens.

Nous devons nous appuyer sur ses valeurs et ses normes pour orienter judicieusement notre réponse à la crise. La société dans laquelle nous voulons vivre et que vous voulons transmettre aux générations futures est conditionnée par notre capacité à prendre aujourd’hui des décisions fondées sur les normes et les principes des droits de l’homme.

Nils Muižnieks


[1] Le Liechtenstein, Monaco, Saint-Marin et la Suisse sont les seuls Etats membres à ne pas l’avoir ratifiée.

Strasbourg 13/10/2014
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