Le carnet des droits humains de la Commissaire

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Le carnet des droits de l'homme
Le blocage arbitraire d’internet porte atteinte à la liberté d’expression

Le blocage d’internet est un phénomène répandu dans les États membres du Conseil de l’Europe. Ses effets sur la liberté d’expression ont été mis en évidence dès 2011, lorsque l’ancien Rapporteur spécial de l’ONU sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression, Frank La Rue, a décrit dans son rapport annuel certains des moyens par lesquels les États censuraient de plus en plus les informations en ligne, notamment le recours au blocage arbitraire. Dans ce rapport, le blocage est défini comme une série de « mesures prises pour empêcher un utilisateur final d'avoir accès à certains contenus », mesures qui consistent notamment à « empêcher les utilisateurs d'accéder à certains sites Web, aux adresses de protocole Internet (IP), aux extensions de nom de domaine ».

Depuis le début de mon mandat, en avril 2012, j’ai observé plusieurs politiques et pratiques problématiques en la matière. Une étude comparative que le Conseil de l’Europe a fait réaliser distingue deux grands modèles de régulation du blocage pratiqué par les États. Le premier modèle concerne les pays qui ne sont pas dotés d’un régime législatif ou réglementaire spécialement consacré à la question du blocage, et qui s’appuient donc sur le cadre juridique général existant, qui n’est pas propre à internet. Le second modèle concerne les pays qui ont adopté un cadre juridique s’appliquant spécialement à internet et à d’autres médias numériques. Dans ces pays, les dispositions adoptées définissent habituellement les motifs justifiant un blocage (matériel illicite touchant à la pédopornographie, au terrorisme, à la criminalité - en particulier, les infractions inspirées par la haine - et à la sécurité nationale, par exemple) et les conditions de blocage. Cette étude, très utile, qui porte sur les 47 États membres du Conseil de l’Europe, donne un aperçu de la situation que j’ai pu observer dans le cadre de mes activités de suivi par pays.

En pratique, un renforcement de la censure en ligne

Il y a quelques années, j’ai publié un rapport sur l’Azerbaïdjan, dans lequel je me déclarais préoccupé par le blocage occasionnel de certains sites web. Plus récemment, le 12 mai 2017, un tribunal de Bakou a ordonné le blocage de plusieurs sites web, dont ceux du service azerbaïdjanais de Radio Free Europe / Radio Liberty, du journal d’opposition Azadliq et de la chaîne de télévision numérique Meydan TV, à la demande du ministère des Transports, des Communications et des Hautes Technologies, qui aurait fait valoir que ces sites représentaient une menace pour l’ordre public. Ce blocage, qui ne laisse pratiquement aucune place à l’information numérique indépendante dans le pays, fait l’objet d’une requête devant la Cour européenne des droits de l'homme.

Dans un mémorandum sur la liberté d’expression et la liberté des médias en Turquie, publié cette année, je décris l’omniprésence de la censure d’internet dans ce pays, où l’accès à des sites web et à des comptes Twitter de médias pro-kurdes a été interdit à maintes reprises ces deux dernières années par l’Autorité des télécommunications (TİB), aujourd'hui disparue. En février 2015, un tribunal pénal de paix turc a décidé d’interdire l’accès à 49 sites web, dont le site officiel de Charlie Hebdo, jugés antimusulmans ou athées, au motif qu’ils « dénigraient les valeurs religieuses ». En avril et mai 2015, la TİB a aussi bloqué l’accès à cinq sites web LGBTI fréquemment utilisés. Plus généralement, des plateformes de médias sociaux ont été sanctionnées plusieurs fois pour avoir enfreint des interdictions de diffusion. J’ai donc conclu que des mesures visant à censurer internet et à bloquer des sites web continuaient à être appliquées de manière totalement disproportionnée en Turquie.

En Ukraine, un décret signé par le Président en mai 2017 a suscité des inquiétudes. Dans le cadre d’une nouvelle série de sanctions contre la Fédération de Russie, le décret prévoit le blocage de l’accès à plusieurs sites web de sociétés internet et de médias sociaux russes, tels que les réseaux sociaux VKontakte et Odnoklassniki et le moteur de recherche Yandex, qui sont très populaires en Ukraine. À la suite de ce décret, une alerte a été soumise à la Plateforme du Conseil de l'Europe visant à renforcer la protection du journalisme et la sécurité des journalistes. Si les autorités ukrainiennes invoquent des raisons de sécurité nationale pour justifier la mesure, en expliquant notamment que le pays est la cible de cyberattaques et de campagnes de désinformation et de propagande, plusieurs organisations non gouvernementales soulignent cependant le caractère disproportionné de la mesure, qui s’applique indifféremment aux contenus licites et aux contenus pouvant légitimement être interdits. Selon ces ONG, la mesure entraîne donc forcément des restrictions injustifiables de la liberté d’expression de nombreuses personnes en Ukraine.

La question du blocage se pose aussi en Fédération de Russie, comme le montre un récent rapport, qui précise que pas moins de 87 000 URL (adresses sur internet) ont été interdites en 2016, en vertu de la loi « Lougovoï » ; le nombre d’interdictions pourrait même être supérieur, étant donné que plusieurs cas de blocage excessif (blocage de sites web qui n’étaient pas visés à l’origine) ont été signalés. Cette loi autorise le procureur général ou ses substituts à demander à l’autorité de régulation russe (Roskomnadzor) de bloquer immédiatement l’accès à des sites web qui diffusent des appels à mener des actions de protestation, proposent des contenus « extrémistes » ou invitent à participer à des rassemblements publics non autorisés. Le rapport note aussi que, depuis 2012, les motifs juridiques de blocage ont été considérablement étendus et que la pratique du blocage de sites web est devenue plus fréquente dans le pays. Ces constatations font écho à des observations similaires faites lors d’une table ronde que j’avais tenue en novembre 2015 avec des spécialistes des droits numériques de la Fédération de Russie.

Le blocage de sites web dans le cadre des mesures de lutte contre le terrorisme

Le problème ne s’arrête pas là : dans plusieurs États membres du Conseil de l'Europe, nous avons constaté une inflation de textes législatifs prévoyant des mesures de blocage dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. En Pologne, par exemple, la loi antiterroriste entrée en vigueur le 2 juillet 2016 a été critiquée car elle habilite les services de renseignement polonais à bloquer des sites web pour une durée pouvant aller jusqu’à cinq jours, sans l’accord préalable d’une autorité judiciaire.

En France, un décret de février 2015 destiné à mettre en œuvre la loi du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme prévoit le blocage, par l’autorité administrative, sans contrôle judiciaire préalable, des sites web qui provoquent à des actes de terrorisme ou en font l’apologie ainsi que des sites qui contiennent des représentations de mineurs à caractère pornographique. Sous la supervision de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), l’Office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l’information et de la communication (OCLCTIC) peut demander aux prestataires de services internet de bloquer un site si l’hébergeur du site ne retire pas le contenu litigieux sous 24 heures. Selon le rapport annuel de la « personnalité qualifiée », désignée par la CNIL pour vérifier les demandes de blocage de sites web, 874 de ces demandes ont été faites par l’OCLCTIC entre mars 2016 et février 2017, ce qui représente une augmentation de 180 % par rapport à l’année précédente. Dans le même temps, le rapport souligne que l’effectivité de la procédure de vérification est compromise par le manque de ressources et par un accès insuffisant aux informations nécessaires, qui, en pratique, rend difficile de déterminer si les demandes sont fondées.

Les déficiences du système

Ainsi que le montrent les exemples ci-dessus illustrant la situation dans différents pays, les systèmes de blocage qui ont été mis en place présentent des déficiences. Certaines sont décrites dans le document thématique intitulé La prééminence du droit sur l’internet et dans le monde numérique en général, que j’ai publié en 2014 :

  • par essence, le blocage, notamment lorsqu’il est effectué à l’aide de matériels ou de programmes informatiques qui examinent les communications, a toutes les chances de produire (sans que cela soit voulu) de faux positifs (sites bloqués alors qu’ils ne présentent pas de contenus interdits) et de faux négatifs (sites qui présentent des contenus interdits mais échappent au système de filtrage) ;
  • les critères utilisés pour bloquer certains sites, mais pas d’autres, ainsi que les listes de sites bloqués sont très souvent au mieux opaques et au pire secrets ;
  • les voies de recours peuvent être onéreuses, peu connues ou inexistantes, en particulier lorsque la décision de blocage ou de non-blocage est – délibérément – laissée aux entités privées ;
  • les mesures de blocage sont faciles à contourner, même pour des personnes techniquement peu expérimentées ;
  • point essentiel, en particulier en ce qui concerne la pédopornographie, le blocage ne s'attaque absolument pas au problème réel, à savoir les abus commis sur les enfants en question.

Ces déficiences sont aggravées par le fait que les États, après avoir mis en place des systèmes de blocage pour écarter les menaces les plus graves et viser les cibles légitimes (pédopornographie, discours de haine, etc.), ont tendance à étendre cette pratique à toutes sortes de contenus qu’ils désapprouvent.

Le blocage de contenus sur internet : une atteinte à la liberté d’expression

Le blocage de contenus sur internet constitue clairement une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression, garanti par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme.

La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme en matière de blocage d’internet, qui s’est développée ces dernières années, repose sur l’application de trois critères :

  • toute mesure de blocage doit avoir un fondement juridique clair ;
  • la mesure doit poursuivre l’un des buts légitimes énumérés à l’article 10, paragraphe 2, de la Convention européenne des droits de l'homme (par exemple, la sécurité nationale, la défense de l’ordre ou la prévention du crime, la protection de la santé ou de la morale, ou la protection de la réputation ou des droits d’autrui) ;
  • la mesure doit être proportionnée au but légitime poursuivi.

Sur cette base, les États membres devraient veiller à ce que les restrictions d’accès à des contenus en ligne qui touchent des utilisateurs relevant de leur compétence se fondent sur un cadre juridique, strict et prévisible, définissant la portée de ces restrictions et offrant la garantie d’un contrôle judiciaire pour prévenir d’éventuels abus. De plus, les juridictions internes doivent déterminer si une mesure de blocage est nécessaire et proportionnée, et en particulier si elle est suffisamment ciblée pour n’avoir d’incidence que sur le contenu spécifique dont le blocage est requis.

Les défis à relever

Toutefois, le blocage arbitraire par les autorités n’est qu’un aspect du problème. Parmi les menaces les plus graves pour la liberté d’expression en ligne figurent en effet aussi les mesures de bridage d’internet (ralentissement) et les coupures. En Turquie, par exemple, il est souvent fait état du recours par les autorités, en période de crise interne, à la limitation de bande passante, qui a pour effet de rendre des médias sociaux et des plateformes de communication inaccessibles en pratique.

Autre aspect du problème : les restrictions de contenus effectuées par des prestataires de services internet, soit entièrement de leur propre initiative, soit avec les encouragements des autorités. Dans son dernier rapport, le Rapporteur spécial de l’ONU sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression, David Kaye, examine le rôle joué par les acteurs privés qui sont des fournisseurs d’accès à internet et aux services de télécommunication. Il se déclare particulièrement préoccupé par le fait que des entreprises, leurs équipements et infrastructures, et leurs employés, auraient fait l’objet de menaces et d’actes d’intimidation de la part des autorités.

À l’évidence, les États tendent de plus en plus à laisser au secteur privé le soin de bloquer et de retirer des contenus. Ainsi, en Allemagne, la nouvelle loi visant à améliorer le respect des droits sur les réseaux sociaux impose aux entreprises privées de retirer des contenus sur la base de dispositions spécifiques du Code pénal allemand. Certains ont déclaré craindre que la loi n’entraîne une censure excessive. Si les obligations incombant aux États en matière de protection de la liberté d’expression sont claires, les rôles et devoirs des acteurs privés restent en revanche très flous. Les travaux menés actuellement par un comité d’experts du Conseil de l’Europe sur les rôles et les responsabilités des intermédiaires d’internet sont donc particulièrement utiles. Il est grand temps que les États membres cessent de compter sur des entreprises privées pour réguler les communications dans le cyberespace – ou d’encourager les entreprises à se charger de cette régulation – et veillent eux-mêmes à ce que les droits de l’homme soient protégés et à ce que la légalité soit respectée, conformément à la Convention européenne des droits de l'homme.

Nils Muižnieks

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Strasbourg 26/09/2017
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