Le carnet des droits humains de la Commissaire

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Human Rights Comment
Les défenseurs des droits de l'homme jouent un rôle vital afin que les victimes de disparition forcée obtiennent réparation

En mars dernier, j’ai publié un document thématique sur les personnes disparues et victimes de disparition forcée en Europe, qui vise à aider les Etats membres du Conseil de l'Europe à améliorer leur législation et leur pratique. Beaucoup reste à faire, puisque des milliers de cas de personnes disparues ou victimes de disparition forcée n’ont toujours pas été élucidés en Europe ; cela perpétue la souffrance de leurs proches, qui est ainsi transmise d’une génération à l’autre. Le traitement de ces questions dépend souvent des priorités politiques des gouvernements, ce qui explique la lenteur des progrès enregistrés en la matière. Ainsi que je l’ai appris en juin dernier, lors d’une table ronde que j’avais organisée à Strasbourg avec un groupe de défenseurs des droits de l'homme s’occupant de ces questions, ils se heurtent à des obstacles sérieux dans leur travail.

Des obstacles persistants au traitement des cas de personnes disparues ou victimes de disparition forcée

Les cas de personnes disparues ou victimes de disparition forcée dont on ne sait pas ce qu’elles sont devenues gardent toute leur actualité, quelle que soit l’époque où les faits se sont produits. En effet, les familles qui sont dans la peine continuent à rencontrer des problèmes des années après la disparition d’un être cher. Ainsi, dans nombre de pays, les proches doivent déclarer le décès de la personne dont le sort n’est pas encore élucidé pour pouvoir exercer leurs droits, en matière d’héritage et de protection sociale, par exemple. Cela est souvent très traumatisant pour les proches, qui ont parfois l’impression d’être obligés de « tuer » l’être cher qui est absent.

L’impunité du crime de disparition forcée va généralement de pair avec l’impunité d’autres violations graves des droits de l'homme et conduit à la répétition des violations. L’impunité a parfois des origines anciennes, notamment lorsque les violations commises dans le passé n’ont pas été reconnues par les Etats concernés. Souvent, les enquêtes sur les cas de disparition forcée ne sont pas effectives, et ce pour diverses raisons : la qualification des infractions n’est pas adéquate (par exemple, l’enquête est souvent ouverte pour enlèvement ou pour crime contre l’humanité) ; après une longue enquête, le délai de prescription risque d’être arrivé à expiration ; il peut y avoir une réticence à punir des membres du pouvoir exécutif ; la protection des témoins et des victimes est insuffisante. En conséquence, les auteurs du crime de disparition forcée ne répondent pas de leurs actes. Certains continuent même à exercer des fonctions au sein des forces de l’ordre, de structures chargées de la sécurité ou de structures militaires.

Un autre motif de préoccupation est la non-exécution, ou l’exécution très lente, par les Etats défendeurs, des arrêts rendus par la Cour européenne des droits de l'homme dans des affaires concernant des personnes disparues ou victimes de disparition forcée. Ces Etats manquent aux obligations leur incombant au titre de la Convention européenne des droits de l'homme. Même lorsque des fosses communes ont été localisées et que les corps de personnes disparues ou victimes de disparition forcée ont été identifiés et remis à leurs proches, il arrive qu’aucune enquête ne soit menée et que les auteurs ne soient pas punis.

Plusieurs pays européens sont dépourvus de dispositions juridiques qui régiraient de manière satisfaisante la situation et le statut des personnes disparues ou victimes de disparition forcée et de leurs proches. Même lorsque des lois spécifiques sont adoptées, il arrive qu’elles n’atteignent pas leur objectif et qu’elles ne soient pas bien mises en œuvre ; c’est notamment le cas en Bosnie-Herzégovine.

Situation des défenseurs des droits de l'homme travaillant sur les questions de justice transitionnelle

Les défenseurs des droits de l'homme et d’autres acteurs de la société civile contribuent de manière cruciale à la protection des droits de l'homme, à la démocratie et à l’Etat de droit. S’ils ne sont pas en mesure de travailler, ces valeurs et ces normes sont menacées. Ils accomplissent des tâches essentielles : ils font fonctionner les systèmes de protection des droits de l'homme en saisissant les mécanismes de plaintes établis au niveau national ou international ; ils aident les victimes de violations des droits de l'homme à exercer un recours et à obtenir réparation et d’autres formes de soutien ; ils incitent à faire évoluer les cadres politiques et législatifs et à les faire appliquer ; ils sensibilisent la population à la question des droits de l'homme. Dans certains cas, les ONG et les défenseurs des droits de l'homme sont le seul recours des victimes et des personnes vulnérables.

Cependant, plusieurs tendances à l’œuvre en Europe ont pour effet de dégrader la situation et l’environnement de travail des défenseurs des droits de l'homme. J’ai observé que, selon les pays, les obstacles qu’ils rencontrent prennent différentes formes : des restrictions juridiques et administratives qui entravent l’enregistrement des organisations de défense des droits de l'homme et leur accès à des sources de financement ; de lourdes obligations en matière financière et du point de vue des informations à communiquer ; le harcèlement judiciaire ; des campagnes de dénigrement ; des menaces et des manœuvres d’intimidation ; une surveillance et un contrôle abusifs ; la confiscation et la destruction de documents de travail ; l’arrestation ou la détention illégales ; les mauvais traitements ; la disparition et la mort. L’absence d’enquêtes effectives sur les violations commises par des acteurs étatiques ou non étatiques à l’encontre de défenseurs des droits de l'homme, visés à cause de leurs activités, reste un problème majeur dans un certain nombre de pays européens.

J’ai constaté avec préoccupation que les restrictions de plus en plus sévères auxquelles étaient soumises les libertés d’association, de réunion pacifique et d’expression dans des pays comme l’Azerbaïdjan, la Russie et la Turquie avaient conduit à une nette dégradation de l’environnement de travail des défenseurs des droits de l'homme.

Les défenseurs des droits de l'homme et les organisations qui s’occupent des questions de justice transitionnelle, notamment dans les situations de conflit et d’après-conflit, font l’objet d’intimidations, de pressions, de menaces et d’agressions lorsqu’ils remettent en cause le récit national dominant dans leur communauté ou leur pays. Les associations regroupant des proches de personnes disparues ou victimes de disparition forcée, ainsi que les ONG de défense des droits de l'homme, contribuent beaucoup à établir les faits et à permettre que justice soit rendue, notamment en plaidant pour l’adoption de la législation nécessaire. Ils participent aussi à la recherche et à l’identification des dépouilles, apportent une aide juridique et psychologique aux victimes et œuvrent pour la consolidation de la paix.

Pourtant, ceux qui mènent de telles activités courent souvent de grands risques : représailles, harcèlement, voire disparition forcée dans certains cas. Par exemple, le Comité contre la torture et le Groupe mobile conjoint qui s’emploient à combattre l’impunité et à suivre les cas de personnes disparues ou victimes de disparition forcée dans le Caucase du Nord (Russie), notamment en Tchétchénie, ont subi de nombreuses agressions physiques ces dernières années. Dans les situations de conflit armé ou de crise aiguë, les défenseurs des droits de l'homme jouent un rôle essentiel dans la documentation des violations des droits de l'homme et dans l’aide aux victimes. Il leur est toutefois difficile de se rendre dans les zones frappées par des violences récurrentes, comme le sud-est de la Turquie, ou par un conflit armé, comme l’est de l’Ukraine.

Actions à mener

En complément des recommandations que j’ai formulées dans le document thématique sur les personnes disparues et victimes de disparition forcée en Europe, je voudrais insister sur certains points importants mis en évidence lors de la table ronde avec les défenseurs des droits de l'homme consacrée à ce sujet. Voici donc quelques propositions visant à traiter des questions en suspens.

Vu la gravité des violations des droits de l'homme, les gouvernements concernés devraient se fixer pour priorité d’élucider le sort des personnes disparues ou victimes de disparition forcée, notamment parce que cette tâche devient de plus en plus difficile à mesure que le temps passe. L’engagement des acteurs internationaux et européens, dont l’Union européenne et le Conseil de l'Europe, est crucial en matière de justice transitionnelle et afin d’apporter leur aide à ces Etats. De leur côté, les institutions nationales des droits de l'homme devraient s’intéresser davantage aux questions liées aux cas de personnes disparues ou victimes de disparition forcée, notamment à l’exécution des arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme.

Les Etats devraient améliorer les mécanismes judiciaires, notamment en veillant à ce que la disparition forcée soit définie comme un crime continu dans la législation nationale et en ratifiant la Convention de l'ONU pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées. De plus, les membres des forces de l’ordre, les juges et les avocats devraient être sensibilisés à l’importance de combattre l’impunité et recevoir une formation sur les normes, les obligations juridiques et les bonnes pratiques à prendre en compte dans le traitement des affaires de disparition forcée. L’application du principe de compétence universelle aux crimes internationaux devrait être envisagée en lien avec les cas de disparition forcée, car cela peut aider à identifier et punir les auteurs et à retrouver les dépouilles.

En outre, toute une série de mécanismes non judiciaires pourraient être mis en place. Par exemple, il serait utile d’établir, au niveau national, un système permettant de signaler les cas de personnes disparues ou victimes de disparition forcée et de vérifier ces signalements. La localisation des fosses communes et l’exhumation des dépouilles nécessitent une étroite collaboration entre différents acteurs : familles des victimes, collectivités locales, autorités judiciaires, forces de l’ordre et organisations de la société civile. Au lieu d’avoir à déclarer le décès de leurs proches, les familles de personnes disparues ou victimes de disparition forcée devraient obtenir un certificat d’absence.

Enfin, il importe aussi que la communauté internationale s’attache davantage à renforcer les capacités et les compétences spécialisées des ONG de défense des droits de l'homme œuvrant dans ce domaine. Dans le même temps, les défenseurs des droits de l'homme devraient continuer à interagir et à échanger leurs expériences en la matière, et s’entraider pour traiter les cas de personnes disparues ou victimes de disparition forcée.

Nils Muižnieks
 

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Strasbourg 29/08/2016
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