Retour Cour européenne des droits de l’homme: arrêtons la caricature

The New York Times / International , 

Par Thorbjørn Jagland

L’année 2017 sera marquée par des échéances électorales majeures en Europe. Dans plusieurs pays, dont la France, l’Allemagne, les Pays-Bas et peut-être maintenant l’Italie, les électeurs seront appelés aux urnes. Les campagnes promettent d’être acharnées et porteront largement sur les politiques d’austérité et l’immigration. Mais aussi sur le rôle des institutions européennes.

C’est déjà le cas en France, où la Cour européenne des droits de l’homme, à Strasbourg, devient un sujet de débat à l’approche de l’élection présidentielle. Créée après la Seconde Guerre mondiale dans le cadre du Conseil de l’Europe, cette cour a pour mission de s’assurer que les Etats appliquent la Convention européenne des droits de l’homme. Pour l’éminent juriste français René Cassin, qui présida cette institution, le mérite du prix Nobel de la paix qui lui fut décerné en 1968 revenait en vérité aussi aux juges de la Cour européenne, les « véritables lauréats », dont le travail consiste à protéger les libertés individuelles contre le pouvoir arbitraire des Etats.

Aujourd’hui, ces mêmes juges sont de plus en plus décriés par des politiciens qui n’hésitent pas à jouer de la fibre nationaliste et les accusent de faire obstacle à la démocratie. La Cour et la Convention font l’objet d’attaques dans un nombre croissant de pays européens.

C’est là le signe d’une disparition du consensus né après-guerre, qui voyait dans le droit international le juste prix de la paix et de la prospérité. Mais la coopération internationale suscite de moins en moins l’adhésion. Dans nos sociétés marquées par des inégalités croissantes et une diversité mal gérée, nombreux sont ceux qui se voient comme les laissés-pour-compte de la mondialisation. Dès lors, les programmes politiques promettant de rétablir des frontières nationales étanches et une souveraineté nationale sans limite trouvent plus facilement preneurs.

Ces projets ignorent cependant l’importance capitale pour les citoyens européens, des droits humains internationaux. En effet, toute personne qui estime que ses libertés ont été violées peut s’adresser à la Cour de Strasbourg. Ce droit de saisine individuel sans égal ailleurs dans le monde donne une lueur d’espoir à tous les désespérés et les sans-voix : à l’adolescente polonaise violée à qui la loi refuse l’avortement; à ce ressortissant allemand torturé dans le cadre des opérations de « restitution » secrètes de la CIA; à cette Togolaise victime d’esclavage domestique à Paris.

Par ses arrêts la Cour européenne a fait avancer la liberté et la justice sur tout le continent. Ces arrêts ont limité la détention préventive en Russie, ouvert la voie à la dépénalisation de l’homosexualité à Chypre, rendu plus difficile de réduire au silence les journalistes d’investigation britanniques. De même, c’est grâce à un arrêt de la Cour européenne que les enfants, qu’ils soient nés de parents mariés ou non, ont désormais en France les mêmes droits.

Certes, la Cour n’est pas parfaite. Aucune institution ne l’est. Sa charge de travail a considérablement augmenté avec l’adhésion au Conseil de l’Europe de nouveaux pays. Une vaste réforme lui a permis de combler les retards et il faut continuer dans cette voie.

Ces dernières années la notion de « marge d’appréciation » des Etats, à savoir la latitude dont ils disposent pour interpréter leurs obligations découlant de la Convention dans les cas sensibles où un consensus à l’échelle du continent n’existe pas, a été réaffirmée. Par exemple, la Cour n’a pas donné raison à un requérant qui cherchait à faire invalider l’interdiction en France du port du voile intégral dans les lieux publics. Cette décision reposait en grande partie sur le constat que les avis sur cette question sont très partagés en Europe et qu’il est donc préférable que ce soient les autorités nationales qui fixent leurs propres règles.

S’il est tout à fait légitime d’attendre que la Cour fasse ainsi preuve de retenue, gardons-nous, à l’inverse, de toute accusation outrancière d’activisme judiciaire et de laisser croire qu’elle cherche systématiquement à outrepasser son mandat. Une telle caricature ne repose, tout simplement, sur aucun fait.

La Cour affirme que les autorités nationales sont les premières garantes des droits de l’homme; elle ne manque d’ailleurs pas de le rappeler souvent dans ses décisions. La très grande majorité des affaires dont elle est saisie sont d’ailleurs déclarées irrecevables. Lorsque saisie par un justiciable, la Cour prononce une violation de la Convention par un Etat, c’est parce que les autorités ont failli à leurs obligations.

Chaque individu, sans distinction, même si elle a été accusée ou condamnée pour un crime, bénéficie de la protection de la Convention. Ceci a d’ailleurs parfois suscité la controverse. On peut citer à titre d’exemple le cas d’Abou Qatada, un homme suspecté de terrorisme, que le Royaume Uni avait décidé d’extrader vers la Jordanie. La Cour s’est opposée à cette extradition en tenant compte du risque que courait l’individu de se voir jugé sur la base d’aveux obtenus par la torture. (Ce n’est que l’année suivante, après avoir obtenu des autorités jordaniennes des garanties que de tels aveux ne seraient pas utilisés au cours de son procès, que le suspect a été extradé). La Cour a ainsi permis au Royaume Uni d’éloigner un individu dangereux sans pour autant compromettre ses valeurs.

Le droit à un procès équitable, ou le droit d’être protégé contre de la violence lors d’une garde à vue sont l’essence même de l’Etat de droit. Ce n’est pas la Cour de Strasbourg qui accorde ces droits: ils l’ont été par les gouvernements des pays européens au moment où ils ont ratifié la Convention. Le rôle de la Cour est de veiller au respect de ces droits.

Les institutions peuvent s’améliorer et se renforcer. Mais elles peuvent également être affaiblies par des attaques aux motivations politiques. Il convient là de tirer les leçons du Brexit.

Des années durant, des politiciens britanniques de premier plan se sont joints à ceux naviguant en marge du paysage politique pour accuser l’Union européenne d’être la source de tous les maux du pays : il a été soumis pendant des dizaines d’années à un matraquage incessant visant à dénigrer Bruxelles, y compris au Parlement et dans la presse. De ce fait, a l’approche du référendum de juin il était devenu bien plus difficile de défendre la cause de l’Union.

Il est à craindre que la même situation ne se reproduise dans d’autres pays. Il ne faut pas être devin pour voir que des attaques répétées à l’encontre de la Cour européenne des droits de l’homme pourraient avoir le même genre de conséquences.

Nous serions bien inspirés de choisir l’autre voie. C’est faire injure aux électeurs d’imaginer que leurs frustrations économiques et sociales les rendent incapables de voir les avantages d’un système juridique qui défend leurs libertés et fait avancer la démocratie. Des voix responsables doivent s’élever à chaque occasion pour défendre et promouvoir les bastions européens des droits humains.

À Strasbourg, les Européens disposent d’une institution dévouée, qui lutte pour défendre leurs intérêts et améliorer leur vie de tous les jours. C’est une cause qu’il faut plaider haut et fort, tout au long de l’année 2017.

Source: The New York Times