Retour Situation de la Turquie après le coup d'état manqué et le rôle du Conseil de l'Europe

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Adoptons un front uni pour rétablir la compréhension et la confiance mutuelles, sauf si la Turquie envisage de rétablir la peine de mort.

Durant ma récente visite à -Ankara, j'ai vu les importants dégâts causés au Parlement par les raids des avions de chasse aux mains des forces putschistes. L'état de choc et la peur étaient encore palpables chez les personnes que j'ai rencontrées après cette tentative de putsch. Il ne saurait être question de tolérer une telle violence sur le sol européen. On peut avoir des points de vue divergents concernant l'actuel gouvernement, il n'en reste pas moins que toute tentative de renverser par la force un gouvernement légitime, démocratiquement élu, est inacceptable. En Europe, une telle -attaque contre des institutions démocratiques est un affront pour nous tous.

La Turquie ressent à l'évidence de la frustration à l'égard des dirigeants européens qui, pense-t-elle, n'ont pas mesuré le profond impact que la tentative de coup d'Etat a eu sur la société turque. Il y a un large consensus dans le pays sur le fait que le putsch a été planifié et exécuté par un réseau secret infiltré dans l'armée, la police et la justice. C'est ce que m'ont affirmé les dirigeants des trois partis d'opposition représentés au Parlement, ainsi que le président Erdogan et ses ministres. Si nous voulons avoir une influence positive sur la Turquie, nous devons montrer notre solidarité et comprendre l'état d'esprit qui est celui de la Turquie aujourd'hui.

Je suis convaincu que l'Europe doit s'engager davantage au côté de la Turquie. Les informations faisant état de mesures de répression excessives et indiscriminées à l'encontre des personnes soupçonnées d'être impliquées dans la tentative de putsch sont alarmantes.

La Turquie a usé de son droit de déroger à certaines de ses obligations à l'égard de la Convention européenne des droits de l'homme au titre de l'article  15. La Convention continue néanmoins de s'appliquer sous la supervision de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). Ainsi, les mesures prises doivent être strictement nécessaires et proportionnées à la nature de la menace à laquelle sont confrontées les autorités.

L'identification des personnes ayant perpétré cette tentative de putsch doit se faire avec la plus grande prudence. Des preuves irréfutables devront être présentées à l'encontre des accusés. Il faut établir clairement la distinction entre ceux qui se sont faits les complices de la violence et ceux qui pourraient n'être que des sympathisants. Ces derniers n'ont violé aucune loi.

Un besoin de liberté d'expressionFaire ainsi preuve de mesure et de discernement est de l'intérêt même de la Turquie. Un point positif ces dernières semaines est la démonstration d'unité des partis politiques du pays, un fait -plutôt rare. Or, une purge tous azimuts visant des fonctionnaires, des journalistes, des enseignants et des universitaires et qui s'en prend à des innocents ne fera qu'aggraver les clivages et la défiance dans la société. Elle fragilisera les institutions de l'Etat et paralysera les médias, dont la liberté d'expression était déjà, avant la tentative de coup d'Etat, indûment restreinte.

Il faut aussi cesser maintenant d'évoquer un retour à la peine de mort. Une telle mesure exclurait la Turquie du -Conseil de l'Europe et c'en serait aussi fini de son objectif d'adhérer un jour à l'Union européenne. Cela constituerait une régression autant qu'une atteinte à l'éthique, et la Turquie en sortirait isolée.

Pour sa part, le Conseil de l'Europe saisira toutes les occasions d'instaurer la confiance et d'apporter assistance et expertise aux autorités turques. Depuis ma visite, les autorités ont accepté de travailler avec des experts du Conseil de l'Europe pour rendre les récents décrets-lois, promulgués dans le cadre de l'état d'urgence, conformes aux obligations de la Turquie découlant de la Convention européenne des droits de l'homme. A défaut, la Turquie risque de se trouver confrontée à une vague de recours devant la CEDH.

Il sera déterminant, pour éviter l'abus de pouvoir, que la Turquie s'emploie à mieux garantir les droits procéduraux des personnes en garde à vue ou en détention préventive (durée de la garde à vue, accès à un avocat, à un médecin, visites de proches, droit à ce que l'affaire puisse faire l'objet d'un contrôle judiciaire), ainsi que leur droit à un procès équitable, à commencer par la présomption d'innocence. La Turquie doit s'assurer que des garanties efficaces soient en place pour les journalistes, les enseignants et les universitaires.

La Commission de Venise, le groupe d'experts constitutionnels du Conseil de l'Europe, continuera d'évaluer la situation des juges et procureurs en Turquie, ainsi que tout amendement à la Constitution turque.

Le Conseil de l'Europe et son Comité pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants prennent très au sérieux les -allégations de torture et de mauvais traitements dénoncés par Amnesty International et d'autres observateurs. De par la Convention, les détails des visites ad hoc réalisées dans les pays par le Comité pour la prévention de la torture ne sont pas annoncés publiquement ; il suffit donc de dire que nous aurons bientôt davantage d'éclaircissements sur ces -allégations.

Nous allons également intensifier -notre coopération avec la Turquie en -matière de liberté d'expression. C'est là aussi un point important dans le -contexte de la législation turque antiterroriste, qui a constitué un obstacle à la libéralisation des visas avec l'UE. Des lois antiterroristes ne peuvent pas aboutir à l'incarcération de journalistes au simple motif qu'ils ont traité de sujets liés au terrorisme ou à des organisations -terroristes. Les discussions vont reprendre dans les prochaines semaines entre les -experts du Conseil de l'Europe et les autorités turques pour sortir de l'impasse actuelle.

Enfin, les Etats membres du Conseil de l'Europe ont un rôle essentiel dans la -surveillance de l'exécution des arrêts -contre la Turquie prononcés par la CEDH, dont bon nombre concernent la liberté d'expression et la liberté de réunion, et pour rappeler à Ankara ses obligations à l'égard de la Convention.

La Turquie traverse une période tendue et incertaine. Nous devons adopter un front uni et viser à restaurer la confiance et la compréhension mutuelles. Notre but commun est de voir la Turquie rester dans la famille européenne et reconnaître l'importance que revêtent la démocratie, les droits de l'homme et la prééminence du droit, même en des circonstances aussi difficiles que celles qu'elle traverse actuellement.