L’Europe en construction depuis un demi-siècle est en train de transformer fondamentalement la conception des migrations. Avec le Traité de Maastricht de 1992, c’est non seulement un immense marché commun qui se réalise à l’intérieur de l’Union européenne, mais c’est aussi un projet de création d’un Etat qui émerge, tel qu’il n’a jamais existé: composé de citoyennes et de citoyens, avec un pouvoir plus symbolique que réel, et donc en quête continuelle d’une légitimation […] En effaçant les frontières internes, en effet, on est en train d’abolir aussi les distinctions dans le traitement des personnes, rendant juridiquement de plus en plus équivalentes la migration d’un Bavarois ou celle d’un Sicilien à Hambourg. Cela signifie que le terme de «migrant» recevra probablement, à l’avenir, une connotation différente, s’appliquant non plus aux Européennes et Européens se déplaçant à l’intérieur de cet espace commun, mais aux personnes venant de territoires situés en dehors de l’Europe.

Tandis qu’un espace européen se formera en abattant les frontières internes, un mur se forgera immanquablement entre l’Europe et le reste du monde. Gérer, dans le respect des droits de l’homme, cette nouvelle frontière, constituera le premier grand défi migratoire des prochaines années. Le second défi concerne plus particulièrement les Etats-nations confrontés à une mise en cause de leur identité nationale – fictive ou réelle – par ce processus de construction européenne. Cette fragilisation identitaire, qui va de pair avec un renouvellement des liens locaux (le régionalisme) et avec une modification des formes et des rapports de travail traditionnels (la «flexibilisation»), crée un terrain de conflit dans les démocraties occidentales opposant un conservatisme romantique – qui trouve des expressions politiques souvent populistes – à un pragmatisme de gestion de ces processus. Construire, dans ces conditions, une identité rassurante sans bouc émissaire – et les migrants sont une proie facile pour tout discours dédifférenciant – est une tâche complexe et difficile. C’est dans ce domaine que la recherche d’entente avec les différentes composantes de notre société ainsi qu’un travail d’information, d’éducation et de clarification, exempt de soucis idéologiques, auront un rôle décisif face aux arguments nationalistes en matière de migration. Seule une compréhension approfondie de la transformation de nos sociétés vers des sociétés pluriculturelles permettra en même temps de reconnaître la spécificité du groupe d’appartenance – qu’il soit religieux, linguistique, ethnique ou territorial – et de construire des ponts, créateurs d’unité au moins ponctuelle entre les groupes et les personnes composant notre société.

Le troisième défi se réfère à la reconnaissance de la différence. Qu’il s’agisse du pogrome, de la chasse aux homosexuels ou encore de la violence contre les Noirs, notre société a dû apprendre, dans un processus douloureux pour les victimes des persécutions, à vivre avec la différence. Les attaques racistes, partout en Europe, contre les centres d’accueil hébergeant des requérants d’asile nous montrent la fragilité de ce processus de reconnaissance et de tolérance de la diversité issue de la migration. Il ne sera pas seulement nécessaire, à l’avenir, de comprendre que le paysage humain dans nos sociétés se caractérise de plus en plus par la différence, mais il faudra aussi apprendre et utiliser des compétences propres pour résoudre les conflits liés à cette différence. Il s’agit, à cet égard, non seulement d’un renforcement de la démocratie – elle non plus n’est jamais à l’abri d’une instrumentalisation – mais aussi de la divulgation de moeurs démocratiques dans toutes les sphères de la société, afin de mieux vivre avec la diversité humaine.

Avant-propos à "Une Europe en évolution - Les flux migratoires au 20e siècle", 1999, publié dans le cadre du projet "Apprendre et enseigner l'histoire de l'Europe du 20e siècle".