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L'État de droit – vers une définition commune ?

L'État de droit – vers une définition commune ?

Colloque de la Fondation René Cassin, Strasbourg, 10 décembre 2021

Jörg Polakiewicz *

 

 

Introduction

Dans ma carrière, presque 30 ans, au Conseil de l’Europe, j’ai été amené à plusieurs reprises à traiter de la notion d’État de droit.

En tant que jurisconsulte, il relève de mon rôle d’assurer le respect des principes de l’État de droit au sein de l’organisation. Comme l’a rappelé notre Tribunal administratif « le Conseil de l’Europe, de par sa nature et de par les valeurs qu’il défend, se doit d'être une ‘organisation de droit’ »[1].

Les documents préparatoires bilingues du Conseil de l'Europe révèlent que l'expression « rule of law » figurant dans la version anglaise du projet de Statut du Conseil de l'Europe (STE n° 001) n'avait pas d'équivalent en français au départ. Dans le premier projet de statut daté du 5 avril 1949, la version anglaise de l'article 4 (a) (devenu l'article 3) prévoyait que tous les membres du Conseil de l'Europe devaient accepter les « principles of the rule of law », tandis que la version française du même article faisait référence aux « principes du respect de la loi ». La notion de « prééminence du droit » figurant à l’article 3 du Statut semble avoir été introduite ultérieurement dans les documents préparatoires comme un équivalent de la « rule of law ».

Quelques soixante ans plus tard, l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, dans sa résolution 1594 (2007) sur la « notion de ‘rule of law’ » s'est d’ailleurs inquiétée du fait que la variabilité de la terminologie et de la compréhension du terme puisse susciter la confusion. Les problèmes sémantiques de traduction invoqués par l'Assemblée parlementaire peuvent être considérés comme reflétant les différences conceptuelles et philosophiques plus profondes entre les principales traditions juridiques européennes sur la portée exacte de la notion d'État de droit. Des différences peuvent notamment être observées entre le concept d'Etat de droit de la Common Law et les notions continentales de « Rechtsstaat » et d'État de droit.

Au niveau intergouvernemental, la question de la définition et de la portée de la notion d’État de droit a longtemps été négligée. Il a fallu attendre la session ministérielle du Comité des ministres de mai 2008 pour que des avancées soient faites sur cette question. Lors de cette session, les ministres ayant « réaffirmé l’importance du principe de la prééminence du droit pour la consolidation de la démocratie et le respect des droits de l’homme » ont « demandé à leurs Délégués d’examiner comment utiliser pleinement le potentiel offert par le Conseil de l’Europe pour promouvoir l’état de droit et la bonne gouvernance ».

Vous trouvez les résultats de ces travaux dans le document CM (2008)170 intitulé « Le Conseil de l'Europe et l'Etat de droit - Vue d'ensemble ». Le document établit une typologie des activités pertinentes entreprises par le Conseil de l'Europe. Il établit une distinction entre les activités suivantes : (i) la promotion des conditions nécessaires à l'État de droit ; (ii) la promotion du respect de l'État de droit ; (iii) la lutte contre les menaces pesant sur l'État de droit ; (iv) la garantie du respect de l'État de droit ; et (v) le renforcement de l'État de droit international. 

C’est sur la base de ces travaux que le sujet a été introduit à l’ordre du jour la 29e conférence des ministres de la justice du Conseil de l’Europe (Tromsø 18-19 juin 2009)[2] qui adopta la Résolution n° 3 sur l’action du Conseil de l’Europe en faveur de l’État de droit. Cette résolution prévoyait une série de mesures, notamment de passer régulièrement en revue dans les États membres les différents aspects inhérents à un Etat de droit, tels qu'identifiés dans le document « le Conseil de l'Europe et la prééminence du droit – un aperçu », notamment sur la base de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, de l'exécution de ses arrêts, des contributions des comités directeurs et des organes consultatifs compétents ainsi que des conclusions des organes de suivi.

Cette proposition ambitieuse n’a pas été mise en œuvre. Dans un document SG/Inf(2010)20 (5 novembre 2010) intitulé « Le Conseil de l'Europe et l'Etat de droit - Suites données à la Résolution n° 3 sur l'action du Conseil de l'Europe en faveur de l'Etat de droit », le Secrétaire Général conclut « que chacune de ces … mesures, bien qu’ayant un caractère académique prépondérant, présente un intérêt certain. Je note que, compte tenu de la situation budgétaire actuelle et du processus de réforme en cours, il ne serait pas opportun de lancer de nouvelles activités et que, par conséquent, ces mesures ne pourront être mises en œuvre en 2011 ».

Toutefois, l’idée a été reprise par la Commission de Venise, organe consultatif créé sur la base d’un accord élargi et qui n’est donc pas soumis aux contraintes du budget ordinaire de l’organisation.

La contribution de la Commission de Venise

La ‘Commission européenne pour la démocratie par le droit’, également connue sous le nom de Commission de Venise, compte 61 membres, les 47 États membres du Conseil de l'Europe et 14 autres pays.

Gardienne de la probité constitutionnelle dans toute l'Europe, la Commission publia en 2011 un ‘Rapport sur la prééminence du droit’, dans lequel elle cherchait à identifier une définition consensuelle de l'État de droit afin d'aider les organisations internationales et les tribunaux tant nationaux qu'internationaux à interpréter et à appliquer cette valeur fondamentale[3].

Ce rapport a été suivi par l'adoption, en mars 2016, d'une ‘Liste de critères de l’État de droit[4], un instrument pratique, accessible destiné à être utilisé par un large éventail d'acteurs, notamment les autorités nationales, les organisations internationales et non gouvernementales, les universitaires et les citoyens ordinaires.

La liste n'est ni exhaustive ni définitive. Elle vise plutôt à couvrir une série d'éléments fondamentaux de l'État de droit tout en tenant compte de la diversité des systèmes et traditions juridiques de l'Europe.

La liste traduit cinq principes de l'État de droit (légalité, sécurité juridique, prévention de l'abus de pouvoir, égalité devant la loi et non-discrimination, et accès à la justice) en questions concrètes, dans l'intention de les appliquer pour évaluer et apprécier les circonstances propres à chaque pays de ses membres.

Avec l'adoption de la liste de contrôle de l'État de droit en mars 2016, la Commission de Venise a établi « l'un des rares cadres conceptuels largement acceptés pour l'État de droit en Europe »[5].

La liste de critères a été formellement approuvée par le Comité des ministres, le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux et l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe.

Dynamique et limites du concept d'État de droit

Selon l'ancien secrétaire général des Nations unies Ban Ki-moon, « l'État de droit est comme la loi de la pesanteur »[6]. La pesanteur est cependant un concept scientifiquement défini qui décrit une réalité universellement applicable et existant naturellement. L'État de droit, en revanche, ne se manifeste pas spontanément. Il décrit un ensemble de principes décrivant des idéaux que chaque société doit adopter et adapter à ses contextes juridiques, historiques, politiques et sociaux précis. Ainsi, la réalisation effective de l'État de droit dépend en grande partie de l'engagement de chacune et chacun.

Nous devons veiller à ne pas opposer la démocratie et l'État de droit. Dans certains pays, il est devenu à la mode de présenter les principes de l'État de droit comme des outils utilisés par l' « ancien régime » afin d'empêcher les gouvernements démocratiquement élus de mettre en œuvre des politiques soutenues par une majorité de la population.

La légitimité démocratique n'est pas le fruit des lois de la nature. La démocratie présuppose un ensemble de normes juridiquement contraignantes, indispensables à un discours politique libre et informé et à la libre expression de la volonté du peuple par les élections.

L'État de droit n'est pas seulement complémentaire de la démocratie majoritaire ; il est aussi une condition préalable élémentaire à sa formation et à son articulation. Les principes inhérents à l’État de droit sont le terroir sur lequel les pouvoirs démocratiques peuvent s'épanouir. C’est parce que l'État de droit limite les pouvoirs de l'État et leur exercice, que ses citoyens sont en mesure d'exercer leurs droits de participation démocratique[7].

Comme le montre l'exemple de la liste de critères de la Commission de Venise, il est parfaitement possible d'identifier certains principes fondamentaux qui sont communément acceptés dans toute l'Europe. Il est également possible d'utiliser ces principes pour juger de l’action des États. Tout cela semble contredire l’affirmation de l’actuel juge à la CEDH au titre de la Suède, Erik Wennerström, qui écrivait en 2007 que le fait d’attacher des conséquences juridiques, surtout négatives, à un terme dont le sens n'est pas clairement établi, va à l'encontre de plusieurs, voire de la plupart des interprétations de l'État de droit[8].

Une certaine prudence s'impose toutefois pour deux raisons. En premier lieu, en élargissant trop largement la notion d'État de droit et en la chargeant trop lourdement d'exigences substantielles, on court le risque que la notion elle-même devienne si incertaine et imprévisible qu'elle pourrait échouer aux tests de clarté et de prévisibilité qui lui sont propres[9].

En deuxième lieu, comme l’a récemment observé le constitutionnaliste Frank Schorkopf, « dans la démocratie, ce ne sont pas les vérités, mais les majorités qui règnent » (in der Demokratie herrschen Mehrheiten statt Wahrheiten.) [10]. Par cela il ne voulait pas dire que le résultat du vote majoritaire est considéré comme vrai en fonction de la situation, ni que la prétention à la vérité ne soit pas une exigence de l'autodétermination démocratique. Sa thèse soutient plutôt qu’il est nécessaire de faire attention à ce que des revendications de vérités séculières - telles que les droits humains ou les principes de d'État de droit - ne reviennent pas dans nos sociétés démocratiques qui, au cours de leurs longues histoires, ont effectivement exclu ou neutralisé les revendications confessionnelles.

Ma longue carrière au sein d’une organisation internationale m’a appris que la prudence est de mise quand il s’agit d’imposer des valeurs. Le discours juridique au niveau européen atteint rarement la même ampleur et la même profondeur qu'au niveau national où, comme l'a pertinemment observé Dieter Grimm, ce discours se déroule dans un contexte de participation et de responsabilité beaucoup plus rapproché[11].

Les experts ou les juges internationaux jouissent dans un certain sens d'une plus grande liberté que leurs homologues nationaux et tentent donc de contrebalancer cela en respectant les identités nationales. Cette idée trouve une expression dans le recours, par la Cour européenne des droits de l'homme, à la marge d'appréciation et au principe de subsidiarité dans le domaine des droits de l'homme.  

Peut-être même plus que les normes relatives aux droits humains, les principes de l'État de droit sont spécifiques à un contexte national. Ils sont toujours appelés à s’appliquer au regard de ce contexte spécifique. Un bon exemple est l'appréciation de l’« équité » d'une procédure judiciaire ou d'un système de recours, appréciation qui ne peut être accomplie sans se référer au contexte national particulier et sans soupeser les différents facteurs qui alimentent cette évaluation complexe.

Par ailleurs, un même concept peut avoir des significations et surtout des applications pratiques très diverses.

Permettez-moi d’illustrer mes propos avec deux exemples concrets : le principe de non-rétroactivité et le principe de proportionnalité.

Non-rétroactivité

J’ai été moi-même confronté à cette problématique dans le cadre de l’affaire « Agramunt » qui a donné lieu à un recours devant le Tribunal administratif du Conseil de l’Europe[12]. Les faits sont publics. M. Pedro Agramunt, sénateur espagnol à l’époque des faits, a été élu président de l’Assemblée parlementaire le 25 janvier 2016.

En sus d’être accusé d’avoir été impliqué dans l’affaire « caviargate », M. Agramunt a effectué, en mars 2017, un voyage en Syrie en utilisant un avion militaire russe. Ses photos avec M. Bashar al-Assad ont provoqué des réactions indignées de nombreux membres, de plusieurs délégations et des groupes politiques. Il est tout à fait compréhensible que ces éléments aient soulevé des questionnements quant aux obligations qui s’imposent aux membres de l’Assemblée qui exercent d’importantes fonctions électives.

Le règlement de l’Assemblée était toutefois muet quant aux procédures à suivre pour destituer un président en exercice. Le 8 juin 2017, la Commission du Règlement, des immunités et des affaires institutionnelles de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe adopta un projet de rapport portant sur « La reconnaissance et la mise en œuvre du principe de responsabilité à l’Assemblée parlementaire »[13]. Ce rapport incluait un projet de résolution établissant, entre autres, une procédure de destitution du Président de l’Assemblée. Dans la résolution il était précisé que celle-ci entrerait en vigueur dès son adoption et que ses dispositions s’appliqueraient aux mandats en cours du Président de l’Assemblée parlementaire.

La liste de la Commission de Venise mentionne bien évidemment le principe de non-rétroactivité, (voir point 6 sous la rubrique « sécurité juridique »). C’est toutefois en vain que l’on y cherche des critères plus précis, allant au-delà de l’affirmation générale que « en dehors du droit pénal, la restriction rétroactive des droits de l’individu ou la création de nouvelles obligations peuvent être admissibles, mais uniquement dans l’intérêt public et dans le respect du principe de proportionnalité. »

En revanche, les systèmes juridiques de la plupart des États membres vont plus loin. Les questions juridiques liées à l'application de la loi à des événements passés sont discutées à l'aide de divers concepts, tels que la « rétroactivité », la « rétrospectivité », la « certitude de la loi », les « attentes légitimes », ou les « droits acquis ». Si une personne peut avoir une certaine attente quant à l'effet (continu) de la loi tant qu'elle est en vigueur, personne ne peut légitimement s'attendre à ce que la loi ne soit pas modifiée à l'avenir. Le droit constitutionnel de nombreux pays fixe des limites au législateur qui cherche à modifier rétrospectivement les conséquences juridiques d'une situation passée d'une manière qui ferait peser des charges supplémentaires sur les personnes concernées (« rétroactivité réelle »).

Toutefois, l'effet rétroactif est considéré comme moins problématique si ces conséquences juridiques ne prennent effet qu'après la promulgation des dispositions juridiques pertinentes, même si elles sont déclenchées par une situation qui, au regard des éléments constitutifs de ces dispositions, a déjà été mise en mouvement auparavant (ce qui est parfois appelé « rétroactivité de fait », bien qu'elle n'ait pas techniquement d'effet rétroactif). Cette dernière peut généralement être justifiée par des intérêts publics prépondérants.

Les amendements proposés au règlement visaient à introduire des « procédures exceptionnelles » instaurant un mécanisme permettant de responsabiliser ces élus par l'introduction d'une nouvelle sanction. Jusqu'alors , il n'y avait pas de sanction spécifique pour les élus. Le code de conduite des membres de l’Assemblée, dans sa version en vigueur à l’époque des faits, ne prévoyait aucun mécanisme permettant de les démettre de leurs fonctions.

Si l'on applique ces principes aux amendements proposés, il semblerait que les arguments liés à l’ordre public et relatifs à la nécessité d'un contrôle efficace de la conduite des représentants élus l'emportent largement sur l'espérance légitime que les procédures ne changeront pas. L'incapacité du titulaire d’un poste, tel que le Président, à obtenir la confiance de l'Assemblée, et donc à s'acquitter de ses fonctions, peut être considérée comme un événement permanent.

Toutefois, une tentative de sanctionner un comportement, aussi inapproprié soit-il, à posteriori, en introduisant une nouvelle sanction s’appliquant à des actes ou omissions ayant eu lieu avant l'entrée en vigueur de ladite procédure, peut être considérée comme contraire au principe de sécurité juridique.

Dans le cas d’espèce, il n’a pas fallu trancher définitivement. M. Agramunt a annoncé sa démission en tant que Président de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe le 6 octobre 2017. Le débat sur une proposition relative à sa destitution qui était prévu à l’ouverture de la session plénière le 9 octobre à Strasbourg n’a pas eu lieu. Le recours de M. Agramunt a par ailleurs été déclaré manifestement irrecevable.

Principe de proportionnalité

Le principe de proportionnalité est considéré comme faisant partie intégrante de l'État de droit et est reconnu dans toute société démocratique. Le principe de proportionnalité est avant tout destiné à sauvegarder les droits fondamentaux et, par conséquent, à protéger la justice matérielle dans toute décision prise par les autorités étatiques. Il complète les garanties plus formelles (souvent procédurales) en y ajoutant un volet matériel.

Le principe de proportionnalité est un principe général ; son importance capitale est largement fondée sur son applicabilité générale. Cela ne signifie pas pour autant qu'il n'est pas possible d'opérer des différenciations contextuelles supplémentaires, ce qui a conduit au développement de lignes de jurisprudence spécifiques et assez divergentes fondées sur la proportionnalité dans différents pays et systèmes juridiques.

En Allemagne, le principe de proportionnalité constitue la limite matérielle centrale pour les restrictions aux droits fondamentaux (= l'interdiction de l'excès). Selon une jurisprudence bien établie, le principe exige une mise en balance de la mesure utilisée et de l'objectif poursuivi par celle-ci.  La mesure étatique doit poursuivre un objectif constitutionnellement légitime et être appropriée, nécessaire et adéquate (= proportionnée dans le cas individuel) pour le promouvoir.

Ces mêmes principes se trouvent consacrés par la jurisprudence de la plupart, si ce n’est de tous les pays européens, ainsi que par la CEDH et la CJUE. Une analyse superficielle pourrait conclure à une parfaite convergence des jurisprudences qui agiraient en s’enrichissant mutuellement, contribuant ainsi à l’harmonisation du droit européen.

La réalité est toutefois plus ambiguë. Dans la jurisprudence de la CJUE, le principe de proportionnalité est parfois traité comme un principe isolé sans lien nécessaire avec d’autres garanties des droits fondamentaux ni avec le  principe d’égalité ou avec d’autres principes. Dans d’autres cas, comme la fameuse affaire Achbita[14], la CJUE n’applique pas rigoureusement la troisième étape du test, la plus cruciale d'un point de vue normatif et social. En effet, même si une mesure poursuit un objectif légitime et est « nécessaire », encore faut-il se demander pourquoi les valeurs ancrées et reflétées dans l'objectif légitime de la mesure nécessaire l'emportent sur les valeurs inhérentes à la liberté protégée qui est affectée et compromise par cette mesure. C'est pourquoi le contrôle juridictionnel des institutions de l'UE est parfois jugé déficient en raison de l’absence d'orientations permettant de définir précisément  ce qui est vraiment nécessaire ou approprié[15].

La Cour européenne des droits de l'homme ne suit pas non plus toujours strictement le schéma d'examen en trois étapes de l'adéquation, de la nécessité et du caractère proportionné des mesures restrictives. En revanche, elle a développé ses propres principes. L'État doit avoir choisi les moyens les plus indulgents possibles en tenant compte de la pratique des États contractants lors de l'évaluation de la proportionnalité. Les États disposent ainsi de leur propre « marge d'appréciation ».

L'établissement du contrôle de proportionnalité en droit français a été comparativement plus laborieux. En droit constitutionnel français, il n'existe pas de principe général de proportionnalité ;en effet tel que l’explique le professeur Valérie Goesel-Le Bihan[16], «une analyse systématique de la jurisprudence montre que, pour le juge constitutionnel français, le réalisme consiste à faire varier l'intensité du contrôle qu'il exerce en fonction de l'importance des droits et libertés concernés, ainsi que, dans certains cas, de l'ampleur des atteintes qui leur sont portées par la loi et de l'importance – elle-même variable – de l'objectif antagoniste poursuivi ». Il existe donc des droits et libertés occupant un rang premier dans la hiérarchie des normes et qui, de ce fait, font l’objet d’un contrôle de proportionnalité au sens classique du triple test évaluant le caractère adapté, nécessaire et proportionné de la restriction apportée à ces droits et libertés. On peut par exemple citer au titre de cette catégorie de « droits et libertés de premier rang » la liberté de communication et la liberté individuelle sans que cette énumération ne soit exhaustive. De plus, le législateur ne peut justifier la restriction de tels droits et libertés que par la mise en œuvre d’un objectif ou d’un autre droit de valeur constitutionnelle, et non par l’invocation d’un simple intérêt général. En parallèle, coexistent auprès de ces droits et libertés « de premier rang », des droits et libertés dont les restrictions peuvent être justifiées par un simple intérêt général et qui ne font l’objet que d’un contrôle restreint de proportionnalité visant uniquement à s’assurer que les atteintes portées au regard de l’objectif poursuivi ne sont pas « manifestement excessives ». On peut citer, par exemple, au titre de ces droits et libertés la liberté d’entreprendre ou la liberté contractuelle.

Concernant la juridiction administrative, le contrôle de proportionnalité de l’action administrative effectué par le Conseil d’État, dans le cadre du contrôle de conventionnalité, n’est pas toujours très exigeant. Toutefois, une innovation récente et favorable au renforcement du contrôle de conventionnalité effectué par le Conseil d’Etat doit être notée. En effet, depuis la décision Gonzalez Gomez[17], le Conseil d’Etat a explicitement complété son contrôle classique in abstracto de conventionnalité par un contrôle in concreto. Ce contrôle visait à s’assurer que la mise en œuvre de l’interdit contenu dans la loi française n’était pas, dans les circonstances très particulières de l’affaire en cause, de nature à engendrer une violation des stipulations de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme[18]. Le Conseil d’Etat s’est donc directement inspiré du contrôle de conventionnalité concret exercé par la Cour européenne des droits de l’homme. Néanmoins, malgré cette consécration, il semble que la mise en œuvre de ce contrôle in concreto reste limitée, à l’heure actuelle, à certains contentieux seulement.

Quant à la Cour de cassation, celle-ci avait précédé le Conseil d’Etat dans la mise en œuvre d’un contrôle concret de conventionnalité dans un fameux arrêt du 4 Décembre 2013[19].La plus haute juridiction de l’ordre judiciaire avait déclaré conventionnel un mariage entre un beau-père et sa belle-fille alors interdit par l’article 161 du Code civil. L'application concrète de cette disposition législative portait en l’espèce une atteinte disproportionnée au regard de l’article 8 de la Convention dans la mesure où il était question de mettre fin à une union qui durait depuis plus de 20 ans. Récemment, le recours au contrôle concret de conventionnalité a d’ailleurs fait l’objet d’une certaine forme « d’institutionnalisation » dans la mesure où la Commission de mise en oeuvre de la réforme de la Cour de cassation a publié en décembre 2018 un Mémento du contrôle de conventionalité au regard de la Convention de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales[20] faisant expressément référence à un tel contrôle. On peut également citer l’exemple, plus récent, du contrôle concret de conventionnalité exercé par la cour d'appel de Reims concernant le barème d'indemnités de licenciement sans cause réelle et sérieuse, dit « barème Macron ». La Cour d’appel avait en effet jugé, dans un arrêt du 25 Septembre 2019[21], que si le « barème Macron » était conventionnel in abstracto, celui-ci ne devait pas, in concreto, porter « une atteinte disproportionnée aux droits du salarié concerné »[22]. Ainsi le développement de ce contrôle in concreto favorise la mise en œuvre, en droit français, du triple test de proportionnalité tel qu’appliqué par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Toutefois, la Cour de cassation s’est parfois montrée réticente à l'égard du test de proportionnalité, ne l'appliquant que superficiellement et de manière souvent purement formelle, sans le mettre réellement en œuvre[23].

Toutes ces différences au niveau national dans la mise en œuvre concrète du contrôle de proportionnalité et notamment concernant l’étendue de ce contrôle ne sont généralement pas problématiques. Elles reflètent tout simplement des approches divergentes basées sur des contextes et traditions juridiques différentes. Des conflits ne sont toutefois pas exclus, notamment si deux ou plusieurs juridictions revendiquent le dernier mot concernant une question d’interprétation.

J’en veux pour preuve la fameuse jurisprudence de la Cour constitutionnelle fédérale allemande sur l'inconstitutionnalité du programme d’achats d’actifs du secteur public sur le marché secondaire (public sector asset purchase programme – ‘PSPP’) adopté par la BCE en mars 2015. Pour le Bundesverfassungsgericht, la Cour de justice[24] n’a pas contrôlé correctement le respect par la BCE du principe de proportionnalité en ne tenant pas suffisamment compte des effets réels du PSPP sur la politique économique et budgétaire[25]. En particulier, elle n’aurait pas dû se limiter à un contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation dans la mise en œuvre par la BCE de ses pouvoirs de politique monétaire. En limitant ainsi son contrôle juridictionnel, la CJUE ne garantit pas le respect de la répartition des compétences prévue par les traités de l’UE et à laquelle le peuple allemand avait consenti par un vote du Bundestag.

Il ne m’appartient point de me prononcer sur la question de savoir si le dernier mot dans cette affaire revient à Karlsruhe ou au Luxembourg. Aux fins de ma présente intervention, il suffit de constater qu’il existe une divergence assez fondamentale entre deux hautes juridictions, l’une nationale l’autre européenne, dans l’application du principe de proportionnalité.

Conclusions et perspectives

Cette conférence se place dans le cadre de la conférence sur l’avenir de l’Europe. Permettez-moi donc pour conclure de dire quelques mots sur les interactions entre le Conseil de l’Europe et l’Union européenne en matière d’État de droit.

L'action de l'Union européenne concernant les questions relatives à l’État de droit devrait exploiter pleinement les travaux des organes et mécanismes pertinents du Conseil de l'Europe, en particulier la CEDH, la Commission de Venise, la CEPEJ et le Groupe d’États contre la corruption (GRECO), et coopérer avec eux. Le partenariat stratégique existant entre l'UE et le Conseil devrait être renforcé afin de garantir notamment que les conclusions et recommandations des mécanismes de l'État de droit du Conseil de l’Europe soient effectivement mises en œuvre par les États membres de l'UE. L'UE pourrait également rejoindre un certain nombre de mécanismes en tant que membre à part entière, comme le GRECO, et, surtout, enfin adhérer à la CEDH.

La sécurité juridique étant une caractéristique essentielle de l'État de droit, il est primordial que les institutions européennes utilisent le même langage et les mêmes normes lorsqu'elles évaluent la situation dans les États membres. Sur ce point, je vous renvoie à la Recommandation 2151 (2019) – « Création d’un mécanisme de l’Union européenne pour la démocratie, l’État de droit et les droits fondamentaux » et à la réponse du Comité du Ministres.

Si la diversité des systèmes juridiques et des cultures en Europe ne doit pas servir de prétexte pour justifier des violations des principes fondamentaux, il est néanmoins tout aussi vrai que les normes de l'État de droit ne peuvent être harmonisées de la même manière que les normes de sécurité du trafic aérien.

Sur ce point je ne peux que partager entièrement les propos de Armin von Bogdandy qui nous a mis en garde sur les dangers d’une tyrannie des valeurs :

« Pour de nombreuses personnes, les institutions européennes semblent distantes et étrangères. Si elles incitent ou même tentent de contraindre des gouvernements démocratiquement élus à réviser d'importants projets politiques en invoquant les valeurs européennes, elles courent le risque d'être rejetées comme des acteurs imbus d'eux-mêmes, arbitraires et illégitimes. Il en va de même lorsque d'autres États membres insistent sur les valeurs.

Se contenter d’invoquer la légalité de ces actions n'est guère une réponse appropriée aux accusations de glissement vers une tyrannie des valeurs. Il ne suffit pas d'avoir raison. Au contraire, pour défendre de manière crédible les valeurs européennes, il faut utiliser des procédures équitables pour montrer de manière convaincante à un large public européen ce que les valeurs exigent, pourquoi elles ont été violées et ce qui doit être fait »[26].

Enfin, et surtout en tant que juristes, nous ne devons jamais oublier que le droit est intrinsèquement limité dans sa capacité à remédier à l'échec de la démocratie et de l'État de droit. Les valeurs de la démocratie et de l'État de droit dépendent de la masse critique d'acteurs institutionnels, de femmes et d'hommes qui les font respecter avec leur propre intégrité.

 

 

* Directeur du conseil juridique et du droit international public (jurisconsulte) au Conseil de l'Europe. Les opinions exprimées dans cette intervention sont celles de l'auteur et ne reflètent pas nécessairement la position officielle du Conseil de l'Europe.

 

[1] Sentence du Tribunal Administratif du 13 mars 2014, Recours n°540/2013 (Comité du Personnel (XIV) c/Secrétaire Général),para. 41 : https://rm.coe.int/recours-n-540-2013-comite-du-personnel-xiv-c-secretaire-general-annula/16807700cd

[2]    29e Conférence du Conseil de l’Europe des ministres de la justice, Tromsø (18-19 juin 2009), « Brisons le silence – unis contre la violence domestique ».

[3] Rapport de la Commission de Venise sur l'Etat de droit (4 avril 2011), paragraphe 3.

[4] LISTE DES CRITÈRES DE L’ÉTAT DE DROIT Adoptée par la Commission de Venise à sa 106e session plénière (Venise, 11-12 mars 2016).

[5]  S. Carrera, E. Guild et N. Hernanz ‘The Triangular Relationship between Fundamental Rights, Democracy and the Rule of Law in the EU’ (Bruxelles, CEPS, 2013) 17. 

[6]  GA/11290 ‘Les dirigeants mondiaux adoptent une décélération réaffirmant que l'état de droit est le fondement de l'établissement de relations étatiques équitables et de sociétés justes’ (24 septembre 2012).

[7] Sur la relation entre la démocratie et l'État de droit, voir également Andreas Voßkuhle « Rechtsstaat und Demokratie » (2018) Neue Juristische Wochenschrift 3154-3159.

[8] E. Wennerström The Rule of Law and the European Union, (Uppsala, Iustus Förlag, 2007) pp 87 and 81.

[9] Wennerström ibid.

[10] 2. Karl Doehring Lecture (22 octobre 2021).

[11]  D. Grimm Europa ja - aber welches? Zur Verfassung der europäischen Demokratie (Verlag C.H. Beck 2016) 171.

[12] Recours N° 584/2017 introduit par M. Pedro Agramunt Font De Mora le 27 juillet 2017.

[14] Voir J Weiler « Je suis Achbita » EJIL: Talk ! (2018).

[15] P. Huber ‘The Principle of Proportionality’ in W. Schroeder Strengthening the Rule of Law in Europe (Bloomsbury 2016), p. 112.

[16] Le contrôle de proportionnalité exercé par le Conseil constitutionnel, Cahier du Conseil constitutionnel n° 22 (Dossier : Le réalisme en droit constitutionnel) - Juin 2007.

[17] CE, Ass., 31 mai 2016, Gonzalez Gomez, n° 396848, Rec. Lebon.

[18] Intervention de Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d’Etat, Université de Tokyo, mercredi 26 octobre 2016 : https://www.conseil-etat.fr/site/actualites/discours-et-interventions/le-conseil-d-etat-et-le-droit-europeen-et-international

[19] Voir Cass., Civ. 1re, arrêt du 4 décembre 2013, n° 12-26.066.

[20] Mémento du contrôle de conventionalité au regard de la Convention de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales, Cour de cassation, Commission de mise en oeuvre de la réforme de la Cour de cassation, décembre 2018.

[21] Cour d'appel de Reims, 25 septembre 2019, n° 19/00003.

[22]  25 septembre 2019 - France. Arrêt de la cour d'appel de Reims sur le plafonnement des indemnités prud'homales. », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 07 décembre 2021. URL : http://www.universalis.fr/evenement/25-septembre-2019-arret-de-la-cour-d-appel-de-reims-sur-le-plafonnement-des-indemnites-prud-homales/

[23] Voir Cass. 3ème Civ, (8 Juin 2006), 05-14.774

[24] Judgment of the Court (Grand Chamber) in Case C-493/17 of 11 December 2018, Heinrich Weiss and Others ; PRESS RELEASE No 192/18, 11 December 2018, The ECB’s PSPP programme for the purchase of government bonds on secondary markets does not infringe EU law : https://curia.europa.eu/jcms/upload/docs/application/pdf/2018-12/cp180192en.pdf

[25] Bundesverfassungsgericht, Judgment of 5 May 2020 2 BvR 859/15, 2 BvR 980/16, 2 BvR 2006/15, 2 BvR 1651/15 : Bundesverfassungsgericht - Decisions - ECB decisions on the Public Sector Purchase Programme exceed EU competences

[26] A. von Bogdandy ‘Principles and Challenges of a European Doctrine of Systemic Deficiencies’ MPIL Research Paper Series No 2019-14, 32 (traduction française de l’auteur).


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Colloque de la Fondation René Cassin, Strasbourg 10 décembre 2021
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