Le carnet des droits humains de la Commissaire

Retour Les Européens doivent s’expliquer sur leur implication dans les détentions secrètes et les pratiques de torture de la CIA

Le carnet des droits de l'homme

A partir de la fin 2001, l’Agence centrale de renseignement des Etats-Unis (CIA) a mis en place un vaste réseau d’opérations antiterroristes clandestines, dans le but de capturer et de placer en détention ses suspects les plus recherchés. Les agences partenaires de la CIA situées dans divers pays étrangers – y compris en Europe – ont prêté activement leur concours à ces opérations. La valeur des renseignements produits par ce réseau a été mise en doute ; ce qui est sûr, en revanche, c’est qu’il a entraîné une série d’exactions qui constituent des violations flagrantes des droits de l’homme.

 

Des centres de détention de haute sécurité, dits « sites noirs », ont été établis hors des Etats-Unis, dans au moins sept endroits différents à travers le monde ; la CIA y envoyait ses détenus pour les soumettre à des « interrogatoires renforcés ». Etre détenu par la CIA signifiait être mis au secret et faire l’objet d’un isolement cellulaire pour une durée indéterminée.

La politique du Gouvernement américain

Les techniques d’interrogatoire autorisées par le Gouvernement américain consistaient, par exemple, à obliger un détenu à se dénuder, à l’immobiliser dans une position inconfortable, à le priver de sommeil durant une longue période, à modifier son régime alimentaire, à le gifler, à le projeter contre un mur ou à le soumettre à une simulation de noyade. Les méthodes d’interrogatoire de la CIA ont souvent atteint le seuil de traitements cruels, inhumains et dégradants, voire dans de nombreux cas de la torture.

Les « détenus de grande importance » restaient en détention pour des périodes qui pouvaient aller jusqu’à quatre ans et demi au total, mais ils étaient transférés individuellement d’un endroit à un autre et on les faisait parfois transiter, à des intervalles de quelques mois, par une succession de sites noirs de manière à les désorienter. A l’issue de ce processus, les intéressés n’étaient pas déférés à la justice, mais envoyés à Guantanamo Bay, où ils restaient détenus pour une durée indéterminée.

Plusieurs années se sont écoulées avant que soient révélés les premiers faits concernant les pays où avaient été implantés des sites noirs de la CIA. Le Gouvernement américain continue d’ailleurs à juger nécessaire de garder le secret sur la localisation précise des sites et sur le concours apporté par des services de liaison étrangers à tout aspect du programme.

Néanmoins, grâce aux efforts concertés d’enquêteurs indépendants, qui ont pu s’appuyer sur quelques documents ayant été déclassifiés en vertu de la loi américaine sur la liberté d’information , on a une idée beaucoup plus précise des principaux lieux où des détentions, des interrogatoires, ainsi que des violations qui en ont résulté, se sont déroulés. Une partie de ces activités aux graves conséquences pour les droits de l'homme se sont déroulées dans des pays européens.

Des preuves de torture pratiquée en Europe

Un site noir de la CIA a été ouvert en Pologne le 5 décembre 2002. A cette date, un vol de restitution en provenance de Bangkok a amené à l’aéroport de Szymany deux « détenus de grande importance », Abou Zoubaïda et Abd Al-Nashiri. Dans le cadre d’opérations de restitution ultérieures, menées en février, mars et juin 2003, d’autres de ces détenus sont arrivés en Pologne, dont les organisateurs présumés des attentats du 11 septembre, Khalid Sheik Mohammed et Ramzi Binalshibh.

Les interrogatoires qui se sont déroulés dans le centre de détention polonais figurent en bonne place dans l’« étude spéciale » des sites noirs menée en 2004 par l’Inspecteur général de la CIA , notamment en raison de multiples « allégations de recours à des techniques non autorisées ». L’un des cas les plus notoires décrits dans l’étude concerne les actes de torture commis à l’encontre d’Abd Al-Nashiri par un interrogateur de la CIA, qui a utilisé des « accessoires destinés à simuler une menace physique », dont « un pistolet semi-automatique non chargé » et « une perceuse électrique ». D’autres agents de la CIA ayant interrogé le détenu l’ont malmené pendant qu’il était immobilisé dans une position inconfortable et ont appuyé avec le pied sur ses chaînes pour lui faire mal.

Dans le cas de Khalid Sheikh Mohammed, l’Inspecteur général de la CIA a aussi fait état d’un « recours répété à la simulation de noyade », procédé qui a été utilisé « environ 183 fois » en l’espace d’un mois, dépassant toutes les pratiques antérieures de la CIA en la matière. Cette technique avait pourtant déjà été jugée « très invasive » et « traumatisante » par les conseillers juridiques du Gouvernement américain.

Si les agents des services polonais n’étaient pas impliqués dans le traitement et les interrogatoires des détenus, il est en revanche évident que des dirigeants politiques ont donné leur autorisation et qu’une aide a été apportée d’une manière ou d’une autre par les services de renseignement. L’enquête menée actuellement par le Procureur polonais doit contribuer dans une large mesure à établir les responsabilités. Il importe que ses résultats soient soumis au public et à un contrôle juridictionnel dans les meilleurs délais.

Des questions qui restent sans réponse

Il s’est avéré que la Roumanie avait, elle aussi, été complice des détentions secrètes de la CIA. Un site noir de la CIA a été ouvert près de Bucarest le 23 septembre 2003, immédiatement après la fermeture du centre de détention polonais. L’on sait qu’au moins l’un des détenus de grande importance a été transféré directement de Pologne à l’aéroport de Baneasa, au milieu de la nuit. La CIA a continué ses opérations en Roumanie durant plus de deux ans.

Malheureusement, les autorités roumaines ne semblent guère déterminées à faire toute la lumière sur ce qui s’est passé sur leur territoire. Elles se sont contentées de nier toute implication ; la même attitude a été adoptée dans le rapport d’une commission sénatoriale, réfutant en bloc les allégations de complicité. Il est grand temps d’entamer des poursuites ou d’ouvrir une enquête publique, dans le cadre de laquelle les autorités seraient tenues de révéler des éléments classés secrets.

La Lituanie est le dernier pays européen à avoir été identifié comme ayant abrité un site noir de la CIA. Les autorités lituaniennes ont manifesté une certaine volonté d’établir la vérité ; en témoignent notamment une enquête parlementaire et une instruction préliminaire d’un an menée par le Parquet général. Une délégation du Comité européen pour la prévention de la torture (CPT) a pu se rendre dans deux centres de détention qui, selon la commission parlementaire, avaient été aménagés pour recevoir des détenus de la CIA. Des questions essentielles restent pourtant sans réponse, puisqu’il faut encore déterminer quand et dans quelle mesure ces centres ont été utilisés par la CIA.

Les responsabilités doivent être établies

Au plus fort de la « guerre contre le terrorisme », la Pologne, la Roumanie et la Lituanie ont accordé des autorisations et des protections tout à fait extraordinaires à leurs partenaires américains, et ce dans le plus grand secret. Les années ont passé, mais on ignore toujours qui a autorisé et géré les sites noirs sur le territoire européen.

Le temps est venu de faire toute la lumière sur cette affaire et de prendre des dispositions pour que de telles formes de coopération ne puissent jamais se reproduire. Des enquêtes effectives sont indispensables et auraient déjà dû être menées depuis longtemps. Le risque de nuire aux relations transatlantiques en tentant d’établir les responsabilités n’est rien en regard du préjudice porté au système européen de protection des droits de l’homme si nous acceptons de rester dans l’ignorance.

Thomas Hammarberg

Strasbourg 05/09/2011
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