2007 - Carnet des droits de l'homme

Retour Il faut protéger les journalistes d'investigation et les informateurs

Point de vue

Aujourd’hui, en Europe, les journalistes sont menacés, voire jetés en prison, juste parce qu’ils font leur travail. Ceux qui informent les médias sur les cas d’abus de pouvoir ou de corruption risquent d’être licenciés, voire pire. Ces tendances sapent la démocratie. Elles doivent être combattues par une politique des médias clairement centrée sur les droits conformément au principe de la liberté d’expression.

Le but des journalistes n’est ni de contenter ceux qui détiennent le pouvoir ni d’être les porte-parole des gouvernements. En effet, les médias ont un rôle important à jouer en tant que « chien de garde » pour informer le public des évolutions de la société, y compris celles qui risquent de déranger les puissants et les nantis.

La Cour européenne des droits de l'homme de Strasbourg a affirmé que la liberté d’expression pouvait inclure la diffusion d'informations qui « heurtent, choquent ou inquiètent ». C’était là une clarification importante, qui a rappelé que les médias doivent pouvoir susciter des controverses.(1)

Cela ne signifie pas pour autant qu’il n’y a pas de limites à la liberté. Le discours de haine, l’incitation à la violence et la diffusion de pornographie enfantine ne sauraient être autorisés. La Convention européenne précise que l’Etat peut introduire des restrictions, pour protéger par exemple la sécurité nationale ou la sûreté publique.(2)

La marge de manœuvre pour ces exceptions devrait cependant être réglementée par la loi et interprétée de manière restrictive. Il faut faire savoir clairement que, dans leur travail, les journalistes peuvent se montrer critiques, notamment vis-à-vis des activités des pouvoirs publics ou des entreprises privées, ainsi que des personnalités politiques ou des hommes d’affaires.

Les appels à la libération de journalistes emprisonnés concernent ceux qui ont été sanctionnés uniquement en raison de leur activité critique ou critiquable. Dans ce domaine, le fait que la diffamation soit toujours considérée comme une infraction pénale dans plusieurs régions d’Europe constitue un problème majeur. Selon certaines lois en vigueur, relater ou publier des faits ou des opinions, vrais ou faux, qui outragent une personne ou compromettent sa réputation constitue une infraction pénale.

Miklos Haraszti, Représentant de l'OSCE pour la liberté des médias, a estimé que les infractions contre l’« honneur et la dignité » devaient être dépénalisées et que ces cas devaient à l’avenir être traités par les tribunaux civils. La simple existence de lois pénales sur la diffamation pourrait en effet suffire à intimider les journalistes et conduire à une autocensure guère souhaitable. Je partage pleinement cette analyse.

Un nouveau rapport de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe propose de ne plus prononcer de peines d’emprisonnement dans les cas de diffamation. Il estime en outre que les lois sur la diffamation ne doivent pas protéger davantage les personnalités publiques que les simples citoyens.(3)

En effet, il est déjà établi que les personnalités politiques doivent pouvoir être plus largement exposées à la critique, elles doivent accepter que leurs paroles et leurs actes soient davantage passés au crible par les journalistes et par le grand public.(4)

Ce débat est d’une importance capitale et devrait englober le rôle des mécanismes d'autorégulation au sein des médias. Des résultats prometteurs ont été enregistrés dans des pays où des représentants des médias ont développé des codes d’éthique et élaboré des procédures spécifiques pour l’application des normes professionnelles, par exemple à travers les conseils de presse ou les médiateurs de presse. Les médias ont évolué, le grand public est mieux protégé contre les abus et le droit de réponse a été renforcé.

Dépénaliser la diffamation et renforcer le rôle des mécanismes d’autorégulation ne protègera pas les médias des plaintes au civil. Le rapport susmentionné de l’Assemblée parlementaire soulève le problème des dommages-intérêts très élevés sans rapport avec le préjudice réel. Si ces plaintes visent un journaliste en particulier, cela pourrait avoir un effet dissuasif.

Certains pays ont introduit un système d’éditeurs responsables, dans lequel la responsabilité juridique incombe à une autorité clairement définie au sein de l’entreprise médiatique – d’ordinaire, le responsable de publication ou le rédacteur en chef. Dans un tel système, la responsabilité est à sa juste place et le journaliste est protégé du risque de devoir payer des dommages-intérêts.

Autre principe essentiel d’une politique des médias fondée sur les droits : garantir la protection des sources d’information. Les journalistes doivent être libres de recevoir des informations, même anonymes, de tout un chacun, y compris des fonctionnaires gouvernementaux. Ce droit doit être inscrit dans la législation nationale : personne ne doit être autorisé à enquêter sur les sources journalistiques. Même les juges ne sauraient ordonner aux médias de révéler leurs sources confidentielles.

La Cour de Strasbourg a statué que la protection des sources journalistiques est l'une des pierres angulaires de la liberté de la presse et que toute ordonnance de divulgation d’une source ne saurait se justifier que s’il existe un impératif prépondérant d’intérêt public.(5) En effet, toute société démocratique devrait se montrer bienveillante à l’égard des « informateurs » et les protéger – ils sont une soupape de sécurité contre tout abus de pouvoir dans les entreprises publiques et privées.

Ces dernières années, certains journalistes d’investigation de renom ont non seulement vu leurs sources réduites au silence, mais ils ont été victimes à leur tour d’odieux meurtres commandités : Anna Politikovskaïa en Russie, Hrant Dink en Turquie, Georgyi Gongadze en Ukraine et Elmar Huseynov en Azerbaïdjan. Nous ne devons ménager aucun effort pour arrêter et traduire en justice les assassins, mais aussi les commanditaires de ces meurtres.

Ces crimes haineux risquent d’inciter les autres journalistes à davantage de prudence, et par là-même à s’autocensurer. Les gouvernements doivent donc démontrer leur détermination à protéger la liberté des médias non seulement par des discours, mais encore par des actes.

Une mesure immédiate pourrait consister à libérer tous ceux qui ont été emprisonnés en raison de leur travail de journalistes et à déclarer un moratoire sur l’application de la législation pénale relative à la diffamation.

Thomas Hammarberg

(1) Arrêt Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976 ; par. 49

(2) Convention européenne des droits de l'homme, Article 10 par. 2

(3) Vers une dépénalisation de la diffamation. Commission des questions juridiques et des droits de l’homme, rapporteur : M. Jaume Bartumeu Cassany, Doc. 11305, 14 mai 2007

(4) Arrêt Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, par. 42, Cour européenne des droits de l'homme

(5) Arrêt Goodwin c. Royaume-Uni, 27 mars 1996, par. 39-40 ;

voir aussi Recommandation R(2000) 7 du Comité des Ministres sur le droit des journalistes de ne pas révéler leurs sources d'information

Strasbourg 17/09/2007
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