Conférence « La liberté d’expression est-elle encore une condition nécessaire à la démocratie ?»

Strasbourg, le 14 octobre 2015

Conference website

Mesdames et Messieurs,

Il m’incombe le privilège de formuler quelques observations finales au terme de cette conférence. Tâche complexe car les débats ont été riches et intenses. Ils ont porté sur des questions essentielles concernant les moyens effectifs pour créer et préserver un environnement libre et sûr pour la liberté d’expression.

Vous avez débattu de thèmes très sensibles : entre autres du discours de haine, de la protection de la liberté d’expression dans le contexte de la lutte contre le terrorisme et dans celui de la surveillance de masse ; vous avez également examiné les rôles et les responsabilités des plateformes numériques et des réseaux sociaux.

En organisant cette Conférence dans l’esprit du débat thématique du Comité des Ministres, nous avions fait le pari, par le choix de ces thèmes et d’une participation variée de très haut niveau, de faire surgir des problèmes de fond et de vraies controverses, des mises en question.

Tous ces thèmes appellent de nouvelles considérations sur les modalités d’exercice de la liberté d’expression tel que garanti par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme. Ils représentent des défis communs à tous les Etats membres du Conseil de l’Europe, défis particulièrement difficiles à surmonter, notamment du fait de leur caractère transfrontalier.

Le rapporteur général de la Conférence vient de nous livrer une synthèse remarquable des débats. Je n’y reviendrai donc pas.

Une remarque néanmoins : au-delà des particularités, des notions et des pratiques de la tradition juridique de chacun de nos Etats, il y a des zones de convergence ; il y a surtout une base de garanties communes : la Convention européenne des droits de l’homme telle qu’interprétée par la Cour européenne des droits de l’homme.

Comment le système de contrôle de la Convention européenne des droits de l’homme peut-il faire face aux défis identifiés ?

Le principe de la subsidiarité, qui sous-tend tout le système de contrôle de la Convention, implique qu’il appartient en premier lieu aux Etats parties, à travers tous les acteurs concernés sur le plan national, et tout particulièrement les tribunaux, de mettre en œuvre la Convention. La Cour de Strasbourg ne devrait intervenir qu’à titre subsidiaire. Le mécanisme d’application de la Convention fait donc partie d’un système de droit à niveaux multiples. Son effectivité est optimisée par des actions combinées et coordonnées d’une pluralité d’acteurs.

Par ailleurs, la Convention et la jurisprudence de la Cour ne sont pas figées dans le temps. La Cour a précisé dès ses premiers arrêts que la Convention est un instrument vivant, qu’il faut interpréter à la lumière des conditions de vie actuelles.

Il est heureux de constater que les cours suprêmes des Etats membres anticipent elles-mêmes cette évolution, avant même que la Cour ne se soit prononcée.

Cette anticipation se révèle particulièrement pertinente dans des domaines où les technologies qui ont un impact sur l’exercice du droit à la liberté d’expression évoluent avec une rapidité sidérante.

Parmi les acteurs pluriels du système de la Convention, hormis les acteurs judiciaires, les parlements, les gouvernements, les médiateurs, la société civile sont appelés à jouer un rôle important.

Dans ce contexte, quelle peut être la contribution du Conseil de l’Europe ?

Je rappelle que le Conseil de l’Europe réalise sa mission à travers trois grands secteurs d’activités :

  • tout d’abord par l’établissement de normes et standards,
  • ensuite par le suivi de leur mise en œuvre par nos Etats (le monitoring) et, enfin,  
  • par la coopération pour soutenir les efforts des Etats membres dans la mise en conformité de leur législation et pratique avec ces normes et standards.

C’est ce que nous appelons la « trilogie vertueuse » du Conseil de l’Europe.

Pour optimiser la mise en œuvre effective de cette trilogie, un premier levier est la recherche des complémentarités et des effets conjugués des activités des différents organes du Conseil de l’Europe.

Pour illustrer mon propos, je mentionnerai la sécurité des journalistes et de la protection du journalisme : le travail normatif à cet égard est effectué sous l’égide du Comité directeur des médias et la société de l’information (le CDMSI). Le CDMSI examinera et finalisera en décembre prochain un projet de Recommandation du Comité des Ministres, accompagnée de Lignes directrices sur cette question, travaux effectués sous la présidence de Madame Françoise Tulkens.

Ces Lignes directrices s’inspirent essentiellement de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Elles serviront non seulement à établir le cadre législatif national, mais également à orienter les pratiques et des processus efficaces d’application de la loi au plan national. Elles mettront notamment en évidence les obligations positives des États découlant de la Convention, à savoir les mesures que les Etats doivent prendre pour garantir l’effectivité des droits fondamentaux concernés.

La portée de ces Lignes directrices sera large de manière à couvrir les menaces et les attaques très diverses qui visent les médias. Quel en sera le contenu ? On y retrouvera les trois « P » de nos instruments récents : la protection des journalistes, la prévention des crimes et les poursuites contre les crimes visant l’intégrité et la sécurité physiques des journalistes, auxquelles s’ajoutera un élément-clé, la lutte contre l’impunité.

Ces Lignes directrices traiteront de surcroît de la sécurité opérationnelle, du contrôle des surveillances illégales et de la protection des sources journalistiques.

Elles concerneront enfin les moyens de parer à l’intimidation ou à la répression des journalistes - et l’on sait que ces moyens sont nombreux et divers, notamment par l’usage abusif des législations sur la diffamation, de la législation sur la lutte contre le terrorisme, de celle sur la sécurité nationale ou encore par une utilisation détournée de l’argument du discours de haine.

En plus de ce travail normatif en cours, le Conseil de l’Europe a mis en place, en avril dernier, une Plateforme en ligne pour renforcer la protection du journalisme et la sécurité des journalistes.

Il en a été débattu lors de la dernière session de cette conférence.

La structure de la plateforme, qui est en réalité un mécanisme d’alerte précoce, et sa portée thématique, sont en harmonie avec celles de l’instrument normatif, la Recommandation et ses Lignes directrices que je viens d’évoquer.

Afin d’une part de compléter ces deux approches, l’approche normative et celle de l’alerte précoce, et, d’autre part, pour faire suite au deuxième Rapport annuel sur la situation de la démocratie, des droits de l’homme et de l’Etat de droit en Europe du Secrétaire Général, un programme européen, qui se déroulera sur deux ans, pour soutenir les mécanismes nationaux de protection des journalistes  sera établi à partir de 2016.

Il s’agit de mécanismes tels que les institutions du médiateur, les commissaires de la presse et les organisations non gouvernementales. Le Secrétaire Général a eu, hier, une première rencontre avec les médiateurs qui ont participé à cette Conférence. Cela a permis des échanges de vue très fructueux sur l’opportunité de créer un réseau de médiateurs européens pour la défense de la liberté d’expression.

Autre exercice en cours : la liberté d’Internet. Une Recommandation du Comité des Ministres est en train d’être préparée afin de définir un cadre pour évaluer la situation de la protection des droits de l’homme sur Internet, et cela en conformité avec la Convention européenne des droits de l’homme et la jurisprudence de la Cour.

Ce projet de Recommandation propose une liste de principes fondamentaux – sous la forme d’indicateurs – qui constitueront une base adéquate pour analyser la situation de la liberté d’Internet dans les États membres du Conseil de l’Europe. Ces principes porteront notamment sur l’accès à l’information, sur la liberté d’expression, sur la liberté de réunion et d’association, sur le droit à la vie privée et à la protection des données personnelles, et sur le droit à un recours effectif. Nous travaillerons également sur le rôle des intermédiaires (Internet Service Providers) en termes de droits de l’homme.

J’en viens au troisième pilier de notre trilogie : les activités ciblées de coopération avec nos Etats membres. Des travaux de recherche, des publications, des analyses juridiques comparatives, le développement d’outils pédagogiques, vont se poursuivre et s’intensifier avec un objectif constant de complémentarité et la recherche d’effets conjugués. Il s’agit d’assister aux mieux les Etats dans le renforcement du système de la Convention européenne des droits de l’homme et de la jurisprudence de la Cour dans les législations et les politiques nationales.

Un second levier pour l’effectivité du système de la Convention face à ces défis complexes et globaux réside dans le dialogue et les échanges réguliers. Des rencontres entres juges nationaux et internationaux, y compris bien évidemment les juges de la Cour européenne des droits de l’Homme, autorités gouvernementales et représentants de la société civile sont des moments propices à ce dialogue. Des rencontres avec les autres institutions internationales, l’Union Européenne, l’Unesco, l’OSCE, nos précieux alliés pour la protection des droits de l’homme, devront être non seulement poursuivies mais renforcées. Je me plais à rappeler que nous avions vécu un moment privilégié d’un tel dialogue, il y a moins d’un an, lors du séminaire interrégional des mécanismes judiciaires pour la sécurité des journalistes, que nous avions organisé au Palais des Droits de l’Homme. Le deuxième chapitre de ce dialogue s’est ouvert il y a quelques jours au Costa Rica, à la Cour Inter-américaine des Droits de l’Homme.


Excellences, Mesdames et Messieurs,

Les deux jours de notre Conférence l’ont démontré, la liberté d’expression est beaucoup plus qu’une liberté individuelle, la liberté d’expression est une composante structurante d’une société véritablement démocratique. Elle participe au fonctionnement même de la démocratie.

Le droit à la liberté d’expression s’articule en permanence autour de nouvelles réalités sociales, autour de nouvelles questions. Certaines de ces questions ont été évoquées lors de ces deux derniers jours et mériteront bien évidemment d’être approfondies à l’avenir.

Le défi est énorme et les problèmes à résoudre sont complexes. Personne ne le contestera. Aussi nous appartient-il de tout mettre en œuvre pour le relever, tous ensemble.

Mesdames et Messieurs,

Je ne saurais conclure mon propos en omettant de remercier chaleureusement le rapporteur général de la conférence, Monsieur Tarlach McGonagle, de ses conclusions pertinentes et, à travers lui – car je ne puis les mentionner toutes et tous –, nos intervenants clés, nos modérateurs et nos rapporteurs. Soyez toutes et tous vivement remerciés pour vos précieuses contributions.

Je remercie également vous tous,  les participants à la conférence, de votre présence et de votre participation active. Mesdames et Messieurs, votre expertise, vos idées, vos critiques guideront nos travaux futurs. Nous vous en sommes reconnaissants.

J’exprime enfin ma gratitude à tous les agents du Conseil de l’Europe qui ont contribué à la parfaite organisation de cette Conférence, sans oublier le dessinateur pour ses illustrations et nos interprètes, sans lesquels notre liberté d’expression se serait heurtée à la barrière des langues. Permettez-moi, afin de remercier toute l’équipe organisatrice de la Conférence, d’appeler Onur Andreotti, la véritable cheville ouvrière de cette Conférence, pour lui offrir quelques fleurs.

Je vous souhaite une excellente fin de journée et un bon retour chez vous.