Retour Conférence sur l’avenir de la Cour européenne des droits de l’homme

Interlaken (Suisse) , 

Seul le prononcé fait foi

Mesdames, Messieurs,

Permettez-moi de commencer par remercier la présidence suisse du Comité des Ministres d'avoir organisé cette conférence ministérielle extrêmement importante. Je tiens aussi à féliciter nos hôtes pour leur choix du lieu de la conférence. En effet, Interlaken est situé dans un paysage grandiose qui symbolise bien l'ampleur de la tâche qui nous attend. Car, pour réformer la Cour, nous avons de nombreux sommets à gravir.

Mais, aussi élevés que soient les sommets et aussi difficile que soit leur ascension, nous devons et nous allons les conquérir. Les peuples d'Europe sont en droit d'attendre de nous que nous sauvegardions le mécanisme qui protège leurs droits fondamentaux depuis un demi-siècle. Je pense pouvoir dire sans exagérer que, ce qui est en jeu, ce n'est pas seulement l'efficacité de la Cour européenne des droits de l'homme, mais tout simplement sa survie.

Quelle est la situation aujourd'hui ?
Premièrement, près de 120 000 requêtes sont en instance. Le nombre de décisions rendues par la Cour est en augmentation, mais ce n'est manifestement pas suffisant. Et l'arriéré s'accroît de près de 2 000 requêtes chaque mois.

Deuxièmement, plus de 90 % des requêtes sont irrecevables. Cette proportion est énorme. Et que nous apprend cette situation sur la protection des droits de l'homme dans nos Etats membres ; sur la mise en œuvre de la Convention ; sur la connaissance - ou la méconnaissance - de la Convention et de la jurisprudence de la Cour, et sur la confiance de la population dans les institutions publiques ?

Troisièmement, on observe chaque année une augmentation des ressources consacrées à la Cour dans le budget du Conseil de l'Europe, qui, vous le savez, est un budget « croissance zéro » en termes réels.

Le mécanisme de la Convention connaît de graves difficultés.

Nous devons trouver d'urgence des moyens de réduire le nombre des requêtes qui parviennent jusqu'à la Cour, et des moyens de traiter plus efficacement les requêtes qui continueront à arriver jusqu'à la Cour.

Mais nous devons d'abord déterminer avec précision ce que nous voulons. Voulons-nous faire mourir à petit feu le programme d'activités du Conseil de l'Europe pour que la Cour puisse survivre ? Ou voulons-nous doter le Conseil de l'Europe d'un programme d'activités rationalisé et axé sur les résultats, qui soutienne une Cour des droits de l'homme efficace ? Je reviendrai sur cet aspect un peu plus tard.

Je ne vais pas répéter tout ce que j'ai déjà expliqué dans ma contribution écrite à la conférence. Je maintiens les propositions que j'y ai faites. Laissez-moi simplement rappeler quelques-uns des points les plus importants.

Avant tout, le principe de subsidiarité doit être mieux utilisé et de manière plus systématique. C'est aux Etats parties qu'il incombe au premier chef de respecter les droits de l'homme, de prévenir les violations et de réparer celles qui sont commises.

Tous les Etats parties ont maintenant incorporé la Convention dans leur système juridique national, mais tous ne l'ont pas fait de manière satisfaisante.

Le but est de parvenir à une véritable intégration structurelle de la Convention dans les systèmes nationaux, afin de garantir son application directe ; les Etats parties doivent mieux mettre en œuvre les dispositions de la Convention, surtout l'obligation qui leur incombe d'établir des recours internes effectifs pour les personnes qui se prétendent victimes de violations.

Or, la Convention ne peut pas être mise en œuvre de manière pleine et effective au niveau national si l'autorité de la jurisprudence de la Cour n'est pas dûment reconnue dans l'ordre juridique interne.

Bien évidemment, les Etats défendeurs doivent exécuter les arrêts de manière rapide et intégrale et prendre les mesures générales qui s'imposent.

Mais ce n'est pas tout. Les autorités nationales doivent aussi prendre dûment en compte les principes généraux énoncés dans la jurisprudence de la Cour qui peuvent avoir des conséquences pour leur législation et leur pratique. De nombreux pays ont encore bien des progrès à faire dans ce domaine.

Nous devons aussi réfléchir aux moyens de remédier à une situation dans laquelle la plupart des requêtes introduites devant la Cour sont finalement déclarées irrecevables. Elles contribuent en effet à engorger le système.

Je pense que si les requérants potentiels sont mieux informés et de manière plus objective, les requêtes irrecevables seront peut-être moins nombreuses.

Nous devons nous demander si le Conseil de l'Europe et les structures nationales indépendantes de protection des droits de l'homme peuvent contribuer à cette information, et selon quelles modalités.

Et ce ne sont pas seulement les requérants qui auraient besoin de mieux connaître et comprendre le système de la Convention et les critères de recevabilité, mais aussi, bien souvent, leurs avocats. Il importe donc que la jurisprudence de la Cour concernant la recevabilité et la satisfaction équitable soit claire, cohérente et accessible.

Cela dépend bien sûr de la Cour, qui rédige les arrêts et les décisions. Mais c'est aussi aux Etats parties de rendre la jurisprudence accessible. Il leur appartient en effet de faire traduire, en fonction des besoins, la Convention et la jurisprudence, de les diffuser et de veiller à ce que des enseignements leur soient consacrés, tant à l'université que dans le cadre de la formation professionnelle des juristes.

A l'évidence, il faudra aussi doter la Cour de nouvelles procédures de traitement des requêtes irrecevables qui aillent au-delà des dispositions du Protocole n° 14.

En conséquence, l'une des principales missions de notre conférence est de proposer des pistes pour améliorer le filtrage des requêtes.

Une mesure à court terme, applicable sans amendement de la Convention, pourrait consister à créer un mécanisme dans lequel les juges de la Cour actuelle assureraient à tour de rôle les tâches de filtrage en écartant les requêtes irrecevables, selon des procédures de traitement rigoureuses.

Il y a un troisième point auquel j'attache beaucoup d'importance : la nécessité de replacer le système de la Convention dans le contexte du Conseil de l'Europe dans son ensemble.

La Convention est un traité du Conseil de l'Europe et il existe entre les deux de solides liens institutionnels. Le Comité des Ministres, le Secrétaire Général, l'Assemblée parlementaire et le Commissaire aux droits de l'homme jouent également un rôle important.

La Cour n'est pas un organe isolé et elle ne peut pas fonctionner dans un vide institutionnel, politique et social.

Certes, elle donne dans ses arrêts une interprétation faisant autorité des dispositions de la Convention, qui sous-tend notre travail normatif et nos activités de coopération et sert de référence à nos autres mécanismes de protection des droits de l'homme.

Mais, réciproquement, ces autres mécanismes et institutions du Conseil de l'Europe, qui permettent d'aider les Etats membres à remplir leurs obligations sans que la Cour ait à statuer, servent aussi de référence à la Cour.

Les autres mécanismes du Conseil de l'Europe chargés de la protection des droits de l'homme, notamment le Commissaire et les différents organes de suivi, ainsi que les activités normatives et de coopération, sont donc indispensables au bon fonctionnement du système de la Convention.

Ne nous y trompons pas : nous ne sauverons pas le système de la Convention et nous n'améliorerons pas le respect des droits de l'homme en Europe en développant la Cour au détriment des autres activités menées par le Conseil de l'Europe dans le domaine des droits de l'homme, de la prééminence du droit et de la démocratie.

En privilégiant ainsi la Cour, on pourrait peut-être améliorer ses résultats, mais on réduirait l'étendue et les effets des activités destinées à aider les Etats à mieux appliquer la Convention. Et plus nous pourrons les aider, moins les Européens auront besoin, à long terme, de s'adresser à la Cour.

Nous devons réfléchir à la manière optimale d'investir dans l'avenir du système de la Convention à tous les niveaux, pour obtenir les meilleurs résultats à long terme. Il ne s'agit pas seulement d'investir financièrement, mais aussi d'investir dans la coopération avec d'autres acteurs, gouvernementaux ou non gouvernementaux.

En tant que Secrétaire Général, je suis prêt à prendre les mesures qui s'imposent pour redéployer les ressources du Conseil de l'Europe au profit des activités qui sont au cœur de sa mission, c'est-à-dire celles qui visent à promouvoir et à protéger la démocratie, les droits de l'homme et la prééminence du droit. Mais permettez-moi de bien préciser une chose : je suis fermement opposé à ce que des fonds supplémentaires soient transférés à la Cour, au détriment des programmes d'activités du Conseil de l'Europe.

Si nous voulons préserver notre mécanisme de protection des droits de l'homme, qui est sans équivalent, nous devons faire en sorte que la Cour garde la capacité de traiter les requêtes individuelles dénonçant des violations qui se sont déjà produites, et que le Conseil de l'Europe garde la capacité de transformer la jurisprudence de la Cour en mesures générales permettant d'éviter que de nouvelles violations ne se produisent.

Le fait est que le Conseil de l'Europe a besoin de la Cour, et réciproquement. Sans la Cour, notre organisation risquerait d'être considérée comme un tigre de papier. A l'inverse, une organisation qui s'occuperait uniquement des atteintes aux droits de l'homme ayant déjà été commises, sans rien faire pour éviter qu'elles ne se reproduisent, pourrait être considérée comme une simple couverture pour les gouvernements ; elle leur servirait à acquérir une réputation de défenseur des droits de l'homme qui ne leur coûterait pas cher, mais qui ne leur rapporterait pas grand-chose non plus.

De mon point de vue, l'objectif de la conférence est de trouver des moyens nouveaux, originaux et efficaces, de sauver la Cour et d'écarter ces deux risques. Cet objectif n'est pas facile à atteindre, mais nous l'atteindrons. Nous gravirons ce sommet parce que nous n'avons pas le choix. Les peuples d'Europe comptent sur nous pour protéger leurs droits fondamentaux et nous ne pouvons pas les décevoir.

Je vous remercie de votre attention.