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Retour Lutte contre le terrorisme : les enseignements de l'Irlande du Nord

Point de vue
Ces dernières années, l’Europe a été la cible d’attentats particulièrement horribles. Nous nous rappelons tous avec effroi les attentats de Beslan, d’Istanbul, de Londres, de Madrid – entre autres. Il est capital de prendre des mesures préventives pour éviter de tels crimes à l’avenir. Cependant, l’un des enseignements que nous devons tirer de ces événements est que le terrorisme ne doit en aucun cas être combattu par des méthodes constituant elles-mêmes une violation des droits de l’homme. Ces méthodes vont précisément à l’encontre des valeurs que nous souhaitons défendre face aux ennemis de la démocratie. De plus, ce type d’approche n’est pas efficace.

Immédiatement après le 11 septembre 2001, l’administration américaine a déclaré la « guerre à la terreur ». Sept ans plus tard, il apparaît de toute évidence que l’approche du gouvernement Bush est singulièrement inadaptée. La « guerre » en question s’est révélée non seulement inefficace, mais, dans l’ensemble, contreproductive. Ce que l’on appelle les « dommages collatéraux » de cette approche n’a fait que nourrir un peu plus l’extrémisme.

Des personnes ont été enlevées et sont détenues depuis plusieurs années sans aucun respect du droit ; certaines de ces personnes ont même été incarcérées dans des prisons secrètes. La torture a été approuvée au plus haut niveau de l’administration américaine, et pratiquée de manière systématique. Certaines personnes ont été inscrites sur des « listes noires » sans aucune possibilité de se défendre ; elles ont même vu leur compte en banque gelé. De manière insidieuse, on a mis en place des micros clandestins, des systèmes d’écoutes téléphoniques et autres techniques de surveillance.

Dans le cadre de cette « guerre », de nombreuses personnes innocentes ont été victimes de violations des droits de l’homme. Les Musulmans et des personnes originaires de pays arabes ou d’Asie du Sud ont été particulièrement visés. On a même procédé à un «profilage » de nature raciste ou islamophobe.

Malheureusement, des pays européens ont pris part à ces processus ou appliqué une sorte de « politique de l’autruche » lorsque des agents de sécurité américains ont opéré sur leur territoire. C’est ce qui a permis, par exemple, de transporter par voie aérienne des suspects appréhendés en Europe.

Aujourd’hui, l’Europe doit de toute urgence réexaminer ces mesures antiterroristes. Cela doit se faire dans le calme et en évitant les réactions de peur ou d’hystérie. Le temps est venu de rétablir le respect des droits de l’homme – principe reconnu de longue date, mais que nous avons malheureusement remis en cause ces dernières années.

Dans ce contexte, je voudrais recommander personnellement une analyse approfondie des expériences qu’a vécues l’Irlande du Nord pendant pas moins de trente ans – à savoir une menace terroriste constante pendant toute cette période. Le « Committee on the Administration of Justice » (CAJ) – groupe intercommunautaire de défense des droits de l’homme, basé à Belfast – a publié un rapport de 120 pages, fort intéressant et très bien documenté : ce rapport s’intitule « La guerre au terrorisme : les enseignements de l’Irlande du Nord ». Pour ce document, le CAJ a collaboré avec la Commission internationale de juristes, basée à Genève, et en particulier avec le Groupe de Juristes éminents (« Eminent Jurist Panel »).

Sur une population totale qui ne dépassait pas les 1 600 000 habitants, plus de 3 600 personnes ont trouvé la mort au cours des « événements » d’Irlande du Nord, et diverses lois d’exception et mesures antiterroristes furent adoptées en vue de mettre un terme à la violence. Mais, en 1998, grâce à l’Accord du vendredi saint (« Good Friday Agreement »), la tendance fut enfin inversée, et le processus de paix enclenché. Le rapport du CAJ tire des enseignements – positifs ou négatifs – de ces événements. Bon nombre de ces enseignements sont valables pour d’autres régions du monde.

L’un des principaux enseignements est que les lois d’exception (ou d’urgence) peuvent facilement conduire à de graves excès, et, par conséquent, se révéler contreproductives. L’expérience nord-irlandaise a montré que de telles lois portaient atteinte au système pénal traditionnel et contribuaient à une « politisation » de l’Etat de droit.

Ces lois se sont également révélées inefficaces contre le terrorisme, et ont contribué à diaboliser et à éloigner les communautés qui, précisément, auraient pu apporter une aide précieuse dans ce processus. Ce type de législation et de mesures a alimenté la violence que les autorités souhaitaient combattre, en en aggravant les effets négatifs – réels ou perçus comme tels -, en normalisant la violence et en servant la cause des ennemis de l’Etat de droit.

Certes, l’adoption de ces « lois spéciales » concernant l’Irlande du Nord fut en principe assortie de garanties de respect des droits de l’homme – notamment le principe d’un contrôle régulier de ces pouvoirs d’exception. Mais ces garanties ne furent pas suffisantes pour freiner effectivement l’exercice d’un pouvoir d’Etat exceptionnel. Les procédures de contrôle furent inefficaces pour la plupart – notamment du fait d’un mandat trop limité.

Une autre raison de cette inefficacité fut l’absence de volonté des « contrôleurs » eux-mêmes, qui n’osaient pas prendre de position claire et nette. Même les juges ne furent pas totalement imperméables au climat de peur qui régnait alors. L’invocation du principe de « sécurité nationale » contribuait à entraver toute analyse indépendante de la situation. Si bien que les autorités furent libres d’« interpréter » ce qu’il fallait faire ou non.

En un mot, la législation antiterroriste n’était pas compensée par un renforcement de la protection des droits de l’homme. Cette situation provoqua, en Irlande du Nord, de très vives controverses au sujet des pratiques et politiques menées : il y eut alors de fréquentes accusations de mauvais traitements, de violences mortelles et d’arrestations arbitraires et discriminatoires. Ultérieurement, une commission internationale indépendante fut créée pour examiner ces questions.

Cette commission proposa un ensemble de mesures en vue de conférer une plus grande légitimité à la police, de former les policiers au respect des droits de l’homme, d’instaurer des mécanismes effectifs de responsabilité, de mettre en place un système d’examen des plaintes totalement indépendant, ou encore d’encourager une plus grande mixité entre la police et les populations.

De telles mesures peuvent certainement avoir des effets préventifs si elles sont prises dès le début des « événements ». La création, en Irlande du Nord, d’une commission de la police et les recommandations concrètes de cette commission ont, de toute évidence, contribué au rétablissement d’un climat de confiance. On peut dire à juste titre que le système indépendant d’examen des plaintes instauré en Irlande du Nord constitue un modèle très solide pour d’autres pays.

L’un des autres enseignements à tirer de cette situation est la nécessité absolue de préserver l’Etat de droit et les principes et procédures réglementaires. Les populations ne peuvent plus avoir confiance dans la justice de leur pays si les criminels ne sont pas arrêtés ou que les personnes incarcérées ne sont pas les vrais coupables.

Le rapport du CAJ a établi les principes suivants :

• Une détention provisoire prolongée ou indéfinie est inacceptable ;

• Il faut absolument empêcher tout mauvais traitement des détenus, et enquêter sans délai et de manière indépendante sur les allégations formulées ;

• Les allégations infondées de torture ou de mauvais traitement peuvent être contrées par des examens médicaux effectués de manière indépendante ; les suspects doivent avoir immédiatement accès – et de manière confidentielle – aux services de conseillers juridiques et pouvoir maintenir le contact avec leur famille ; il faut procéder à des enregistrements audio et vidéo des interrogatoires ; enfin, il faut autoriser – sans l’annoncer à l’avance – la visite d’observateurs indépendants dans les lieux de détention;

• Il ne devrait pas y avoir d’interrogatoires « coercitifs » - et ce, grâce à une formation adéquate de la police ; on doit consigner de manière détaillée les gardes à vue ; la justice doit rejeter tout aveu obtenu par des méthodes d’interrogatoire inacceptables ; enfin, il convient de sanctionner sévèrement tout comportement répréhensible de la part des personnes qui interrogent un suspect ;

• Le principe de la présomption d’innocence fait que tout suspect doit être autorisé à garder le silence et à ne pas s’auto-accuser ;

• Les procès doivent être rapides, et l’on doit éviter le plus possible la détention provisoire ; la liberté sous caution doit être possible – excepté en cas d’accusations particulièrement graves ;

• Les procès doivent être équitables pour toutes les parties : on doit notamment porter à la connaissance des avocats de la défense toutes les preuves existantes, autoriser les accusés à avoir rapidement recours à un conseiller juridique indépendant, et, enfin, mettre en place un système adéquat d’aide juridictionnelle.

L'expérience de l'Irlande du Nord montre une fois de plus l'importance de s’attaquer aux causes profondes d'un conflit. Des programmes concrets pour lutter contre la pauvreté, les retards en matière d'éducation et la discrimination sont indispensables pour répondre aux exigences des droits de l'homme, mais aussi pour prévenir l'exclusion sociale, la colère et la violence.

L’un des défis qui restent à relever en Irlande du Nord est d’affronter les drames du passé. Certes, il ne s’agit pas de provoquer de nouvelles tensions intercommunautaires ; il est plutôt question de défendre les droits des victimes. Pour parvenir à une paix et une sécurité durables, les plaintes relatives aux injustices les plus graves doivent être entendues et traitées par les procédures appropriées, conformément aux normes nationales et internationales en matière de droits de l’homme. A cet égard, il faut, certes, agir avec prudence mais n’ignorer aucun cas.

Le rapport du CAJ décrit également l’impact que peut avoir l’action du Conseil de l’Europe et d’autres organismes internationaux de défense des droits de l’homme. Dans ce domaine, ce type d’intervention a été tout à fait positif, et les diverses initiatives auxquelles on a assisté ont effectivement contribué à la protection des droits de l’homme : « Il arrive que les pressions internationales aient beaucoup plus d’impact que les efforts déployés au niveau local – même si, de toute évidence, ces pressions sont plus efficaces lorsqu’elles reposent sur l’expérience locale et l’information fournie par des experts à ce niveau ».

Thomas Hammarberg
Strasbourg 11/07/2008
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