Retour Débat public : "Qu'est-ce qu'un Européen, qu'est-ce qu'un citoyen européen?"

Strasbourg , 

(Débat public organisé par l'AEEEP dans le cadre de la Fête de l'Europe de la Ville de Strasbourg et des Rendez-vous Européens de Strasbourg de l'ENA)

 

1. Il y a une dizaine d'années, A. S. Byatt, célèbre femme de lettre britannique, a publié un essai intitulé « Qu'est-ce qu'un Européen ».  Elle le résume de la manière suivante : « Il y avait une seule chose commune à tous les européens avec qui j'ai parlé. Ils voudraient tous dire : Quand je suis en Amérique, je sais que je suis européen.' »

2. Qu'en est-il vraiment? Avons-nous vraiment besoin d'un « autre », d'un concurrent, de l'altérité pour ressentir notre identité européenne ?

3. Pour moi (et pour le Conseil de l'Europe), être européen aujourd'hui est défini par l'appartenance à une communauté de destin, devenue depuis 60 ans une communauté de dessein. Cette communauté plus large complète – et renforce - nos identités nationales à travers 1. des références communes ; 2. des valeurs partagées ; et 3. des institutions.

4. Quelles sont les références communes ? Avant tout, le partage de l'espace d'un continent étroit, ce « petit cap de l'Asie » évoqué par Paul Valéry, qui est une construction politique plus qu'une réalité géographique. Cela nous a toujours obligés à interagir, à apprendre mutuellement les uns des autres, à nous défendre contre le voisin (en période de conflit) ou à coopérer (en période de paix), bref à créer ensemble une histoire commune. On peut citer le « Message aux européens », adopté par le Congrès de l'Europe en mai 1948 à La Haye, qui a défini clairement la « vocation de l'Europe »  comme suit :
 

« Elle est d'unir ses peuples selon leur vrai génie, qui est celui de la diversité et dans les conditions du vingtième siècle, qui sont celles de la communauté, afin d'ouvrir au monde la voie qu'il cherche, la voie des libertés organisées. Elle est de ranimer ses pouvoirs d'invention, pour la défense et pour l'illustration des droits et des devoirs de la personne humaine, dont, malgré toutes ses infidélités, l'Europe demeure aux yeux du monde le grand témoin. La conquête suprême de l'Europe s'appelle la dignité de l'homme, et sa vraie force est dans la liberté. »

5. Quelles sont ces « valeurs partagées » ? Ce sont les valeurs universelles de la démocratie, des droits humains et de l'Etat de droit, tels que définis notamment par la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948. Il faut se souvenir que la création du Conseil de l'Europe, l'année suivante, avait pour objectif non seulement de lancer les bases des « Etats-Unis d'Europe », mais aussi de mettre en place un système où les droits proclamés seraient effectivement garantis. Les idéaux de la Déclaration de 1948 sont universels mais il n'y a qu'en Europe où une personne peut en faire valoir la jouissance effective devant une juridiction supranationale, la Cour européenne des droits de l'homme.
 

6. Nous sommes également liés par des institutions communes : les organisations internationales présentes ce soir en sont les illustrations. Les pères fondateurs de la construction européenne savaient ce qu'ils faisaient : "Rien ne se crée sans les hommes. Rien ne dure sans les institutions" (Jean Monnet). C'est pourquoi il est si important que nous, représentants des différentes institutions européennes, allions à la rencontre des citoyens. Sans leur soutien, nous sommes impuissants et stériles, nous fonctionnons en vase clos, en circuit fermé. L'Europe ne peut pas avancer sans les Européens !

7. Car, comme Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir, nous sommes tous des européens, que nous le sachions ou non, que nous le voulions ou non. En cette période de crise, nombreux sont ceux qui prennent leur distance avec l'Europe, en oubliant tout ce qu'elle nous a apporté. Notre continent a longtemps été la cause principale des malheurs de l'humanité, il est aujourd'hui un modèle suivi dans d'autres régions de la planète : en Amérique latine, en Afrique, en Océanie. L'Europe, c'est d'abord un message de paix, de coopération et de solidarité, qui va bien au-delà des institutions ou des responsables politiques qui l'incarnent, à l'Union européenne, au Conseil de l'Europe ou ailleurs.
 

8. Il faut pourtant être plus vigilant que jamais, car les défis actuels sont d'une ampleur inégalée depuis la 2e guerre mondiale.  Les insuffisances des institutions, surtout l'impuissance des politiques actuelles face à la crise financière, budgétaire et économique; les faiblesses de nos processus de prise de décision  face aux défis écologiques, humanitaires et sociaux; les menaces au « modèle social européen » dans beaucoup de pays ; l'absence de perspectives pour beaucoup d'entre nous, notamment les jeunes  — tout cela est bien plus grave que de simples dysfonctionnements passagers. Il s'agit là de remises en cause de notre « sécurité profonde », et de menaces sévères pour nos valeurs. Les tentations populistes font partout des ravages, et dans certains pays nous assistons déjà à un recul des droits de l'homme et de la démocratie, sous l'effet de la crise.

9. Et quelle est la plus-value d'être « citoyen européen », au lieu d'être simplement européen ? Je m'abstiendrai de me pencher sur les notions formelles, comme l'amalgame entre citoyenneté et nationalité, ou les technicités de la citoyenneté de l'Union européenne, pour aller à l'essentiel :  les  valeurs qui nous réunissent, et ce que nous sommes  prêt à faire pour les défendre et les promouvoir. C'est le sens de l'action menée par le Conseil de l'Europe pour une citoyenneté démocratique active.

10. La référence la plus importante dans ce contexte est la « Charte du Conseil de l'Europe sur l'éducation à la citoyenneté démocratique et l'éducation aux droits de l'homme », adoptée en 2010. La « Charte » revendique que chaque personne vivant en Europe ait, tout au long de sa vie, accès à l'éducation à la citoyenneté démocratique. Elle  vise à donner à chacun les moyens d'exercer et de défendre ses droits et ses responsabilités de citoyens dans la société, d'apprécier la diversité et de jouer un rôle actif dans la vie démocratique.  En un mot, elle veut faire en sorte que tous les Monsieur et Madame Jourdain deviennent des européens conscients et engagés.

11. Voilà notre vision de l'Europe. « La conquête suprême de l'Europe s'appelle la dignité de l'homme, et sa vraie force est dans la liberté », pour citer encore une fois le « Message aux européens ». Ce programme de 1948 garde toute son actualité.