Conférence sur l'avenir à long terme de la Cour européenne des droits de l'homme

Oslo, 8 avril 2014

Mesdames et Messieurs, chers collègues, chers amis,

C'est toujours un redoutable privilège d'être invité à formuler des observations finales ou une synthèse au terme d'une conférence. L'exercice est d'autant plus difficile que la conférence qui s'achève a été d'une très haute tenue et que les présentations et débats ont été forts substantiels.

Je n'ai nullement la prétention d'être exhaustif. Cela d'autant plus que nous ne sommes pas appelés à adopter des conclusions formelles. En réalité, il s'agissait d'un brainstorming, d’une bouffée d’air frais dans les réflexions intergouvernementales qui ont lieu depuis un certain temps déjà. Les interventions ne se sont pas toutes focalisées sur le futur de la Cour européenne des droits de l'homme, principal objet de la présente Conférence. Nous avons entendu des propositions et des suggestions qui concernent aussi bien le court, le moyen et le long termes du système de contrôle. Plusieurs d’entre elles ont déjà été relevées par le Professeur Ulfstein dans son résumé. L'exhaustivité de mes observations s'impose d'autant moins que l'ensemble des présentations fera l’objet d’une publication au cours des semaines à venir. Cette publication sera particulièrement utile car elle permettra d'alimenter les réflexions au sein du CDDH et de ses comités subordonnés, répondant en cela à la conférence de Brighton et au mandat donné par le Comité des Ministres.

Ces remarques liminaires étant faites, je vais à présent mettre en évidence les points qui m’ont paru les plus saillants au cours de nos travaux.

Au-delà de l’avenir à plus long terme de la Cour, les participants à la Conférence  ont d’emblée considéré, à juste titre, qu’il s’agit en réalité de l’avenir du système de contrôle conventionnel dans sa globalité. Il convient en effet de considérer, en amont du traitement des affaires à Strasbourg, le rôle primordial et prioritaire, conformément au principe de subsidiarité, que sont appelés à jouer les Etats dans la pleine mise en œuvre de la Convention sur le plan national. De même, en aval des arrêts de la Cour, les participants ont souligné l’impérieuse nécessité d’une pleine exécution des arrêts.

Dans une approche plus générale, plusieurs participants ont, d’une part, mis en évidence la symbiose entre la Cour et les autres organes du Conseil de l’Europe. En effet, la Cour n’opère pas dans le vide. Elle est entourée d’un certain nombre d’organes de suivi, nos instances de monitoring. Par ailleurs, le système de la Convention bénéficie, sur le moyen et le long termes, des résultats de nos programmes de coopération avec les Etats membres.

D’autre part, le dialogue indispensable entre la Cour et les juridictions nationales, ainsi que la nécessité de se tenir à leur écoute pour assurer la meilleure interaction possible, ont été mis en lumière par de nombreux intervenants. Un dialogue renforcé indispensable, indépendamment de l’entrée en vigueur du Protocole n° 16, mais qui peut aller de pair avec lui.
Les fondamentaux – si vous me passez cette expression - du système de contrôle ont été rappelés :

  •  les droits matériels sont intouchables ;
  •  la Cour de Strasbourg ne remplace pas les juridictions nationales – son rôle est subsidiaire par rapport à celles-ci ;
  •  le droit de recours individuel – dont certains considèrent qu’il devrait être encadré et remodelé – semble lui-aussi acquis ;
  •  à cela s’ajoute le traitement judiciaire des requêtes, la juridiction obligatoire de la Cour ainsi que le caractère contraignant de ses arrêts ;
  •  enfin, personne ne semble contester l’obligation d’exécuter les arrêts et la garantie collective des Parties à la Convention. Une seule voix discordante a été exprimée : la possibilité de refuser d’exécuter un arrêt justifiée par ce qui a été appelé « la désobéissance civile », notion qui reste floue.

J’aimerais également mettre en évidence un certain nombre d’innovations qui peuvent être considérées comme des succès, bien que fragiles, dans l’amélioration de l’efficacité du système. Cela dit, ces innovations doivent-elles être considérées comme des remèdes temporaires, ou sont-elles appelées à être consolidées et confirmées dans le long terme ?

S’agissant de la Cour, tout d’abord :

  •  certains arrêts pilotes ont abouti à la mise en place de recours effectifs soutenant ainsi utilement le processus d’exécution. Aussi, la Cour devrait-elle s’appuyer sur de meilleures pratiques d’arrêts pilotes et de leur exécution par les Etats membres en tirant également les leçons d’expériences moins fructueuses.

S’agissant du Comité des Ministres, ensuite :

  •  dans sa fonction de surveillance de l’exécution des arrêts, de nouvelles méthodes de travail ont été mises en œuvre pour la priorisation des affaires : d’une part par le biais de la procédure de surveillance à deux axes (twin-track approach) et, d’autre part, par le développement de synergies et la mise en place d’actions de coopération ciblées pour faciliter l’exécution de certains arrêts en souffrance.

En réalité, la question qui semble être au cœur des débats est la suivante : quel profil devrait avoir la Cour à long terme ? Une Cour cantonnée à la protection des droits des individus dans les affaires spécifiques qui lui sont soumises ? Ou une Cour véritablement constitutionnelle qui se focaliserait essentiellement sur l’interprétation de la Convention avec une portée allant bien au-delà du cas d’espèce ? On a rappelé dans ce contexte que, selon la jurisprudence de la Cour, la Convention est l’instrument constitutionnel de l’ordre public européen.

Il a été relevé qu’aujourd’hui la Cour se trouve dans un système que l’on pourrait qualifier de mixte. Pour plusieurs intervenants, ces deux fonctions doivent aller de pair. Certains intervenants ont mis en évidence que la fonction interprétative de la Cour recèle un potentiel préventif considérable, qui devrait ainsi – en principe - limiter la nécessité de recourir à sa fonction juridictionnelle classique. Dans cette approche, il s’agit d’aller au-delà de l’autorité de la chose jugée (res judicata) pour aller vers l’autorité de la chose interprétée (res interpretata). On irait ainsi vers un effet erga omnes de facto, qui inciterait les Etats à appliquer par anticipation la jurisprudence de la Cour afin d’éviter de nouveaux constats de violation.

S’agit-il alors de révolutionner la Cour actuelle ou de favoriser son évolution ? S’agit-il de la laisser en l’état ou de la transformer de fond en comble voire de créer de nouveaux organes. N’avons-nous pas été invités à penser « hors des sentiers battus» ? Dans ce contexte, une proposition, à certains égards novatrice, a été formulée : il conviendrait de créer au sein de la Cour un organe spécialisé dans le traitement des affaires qui pourraient être tranchées sur la base d’une jurisprudence bien établie et, par ailleurs, il s’agirait d’établir un autre organe qui deviendrait, lui, une véritable cour constitutionnelle. En toute hypothèse, il convient de ne pas perdre de vue que l’objectif final consistera à assurer la meilleure protection possible des droits et libertés inscrits dans la Convention.

Un certain nombre de propositions et de suggestions ont été formulées pour amplifier cette dualité de rôles joués par la Cour et adapter les modalités de son implication en fonction de la question qui lui est soumise :
Selon une première proposition, il conviendrait d’instaurer des procédures différenciées selon la violation alléguée. Une procédure accélérée aboutirait à une décision rapide à l’égard de requêtes portant sur les violations les plus graves de la Convention, à savoir des violations qui pourraient mettre en danger la démocratie. Les autres requêtes seraient traitées selon une procédure moins rapide.

Une deuxième proposition : face aux différences flagrantes entre Etats quant au volume de requêtes, la Cour devrait davantage développer des solutions sur mesure, « taylor made », mais toujours sur la base de critères objectifs, pour tenir compte de ces différences.

Enfin, troisième proposition : lorsqu’une dichotomie apparaît entre d’une part l’autorité judiciaire de la Cour et, d’autre part, la légitimité démocratique de la législation contestée, il conviendrait d’adopter des majorités qualifiées au sein de la Cour pour reconnaître une violation, par exemple une majorité des deux-tiers.

Il s’agit là de propositions qui soulèvent des questions intéressantes, sensibles, et qui ont le grand mérite d’ouvrir de nouvelles pistes de réflexion.

Une chose paraît certaine : quelles que soient les réformes auxquelles on pourrait aboutir, il faut en tout état de cause garantir l’indépendance de la Cour et la qualité de ces décisions et arrêts. Dans ce contexte, le mode de sélection des juges revêt une importance toute particulière. Il conviendra également de veiller à ce que la jurisprudence de la Cour soit plus convaincante, cohérente et respectueuse des Etats qui ont une position minoritaire défendable et justifiable au regard des exigences conventionnelles par rapport à un consensus européen émergeant. Enfin, la situation actuelle exige à l’évidence que se développent davantage les moyens de communication entre la Cour et tous les autres acteurs du système afin d’arriver ensemble à une meilleure compréhension et à des solutions efficaces des problèmes sous-jacents dans les Etats membres. Le développement du mécanisme de tierce intervention dans la procédure devant la Cour a été mentionné comme l’une des nombreuses pistes à suivre à cet effet.

J’en viens à la surveillance de l’exécution des arrêts de la Cour. La question centrale est celle de savoir si le Comité des Ministres est l’organe approprié pour exercer ce contrôle.

Quand bien même des propositions innovantes et originales ont été avancées, la plupart des intervenants ont répondu par l’affirmative. Ils ont souligné d’une part la pression des pairs exercée par le Comité des Ministres et, d’autre part, sa connaissance comparée des solutions apportées dans des situations analogues dans les Etats Parties. De plus, avant de s’orienter vers un remplacement du Comité des Ministres par un organe d’experts ou par un organe juridictionnel – question à examiner attentivement –, il conviendrait de tenir compte de la capacité du Comité des Ministres d’appréhender et d’évaluer les réalités politiques, économiques et sociales qui sont à l’origine du choix des moyens que met en œuvre le Gouvernement défendeur pour exécuter un arrêt.

Peut-on alors améliorer la surveillance de l’exécution ? Plusieurs voies ont été proposées :
Une première concerne l’approche du Comité des Ministres : n’est-il pas trop patient avec les Etats retardataires ou récalcitrants ? A-t-il les moyens nécessaires pour répondre à de telles situations ? Doit-on par exemple le doter de possibilités de sanctions, notamment pécuniaires ? Les montants ainsi obtenus pourraient alimenter le Fond fiduciaire pour les droits de l’homme. Un système de bonus/malus pourrait également être examiné dans ce contexte.

De façon plus radicale, faudrait-il changer la procédure afin que le Comité des Ministres puisse se concentrer sur les affaires les plus controversées, les autres relevant du Secrétaire général et du Service de l’exécution des arrêts ?

Les outils dont dispose le Comité des Ministres sont certes perfectibles, mais il est certain qu’ils sont déjà nombreux et qu’ils lui permettent d’exercer une pression progressive, pouvant in fine aboutir au recours en manquement, dont certains ont regretté qu’il n’ait pas encore été utilisé. Ce recours soulève toutefois des questions fondamentales quant à sa portée et surtout quant à ses conséquences, qu’il convient d’analyser soigneusement. Sa reformulation exigerait, bien évidemment, un Protocole d’amendement.

Une autre voie d’amélioration préconisée concerne le rôle de la Cour et son interaction avec le Comité des Ministres. La Cour doit-elle devenir plus incisive dans le processus d’exécution ? Conviendrait-il, à l’avenir, d’inviter la Cour à être encore plus explicite quant aux mesures attendues ou de la charger de préciser les effets qu’elle entend donner à ses arrêts ? Une telle orientation conduirait-elle à une rupture de l’équilibre du système de contrôle de la Convention ? A l’évidence, les vues divergent sur ce point et le sujet mériterait une attention spécifique.

Enfin, la question du renforcement du principe de subsidiarité dans la surveillance de l’exécution des arrêts a été soulevée. A cet égard, l’idée a été avancée d’assurer au niveau national un mécanisme indépendant qui devrait s’assurer que le Gouvernement tire de l’arrêt les conclusions qui s’imposent et qu’il prend les mesures nécessaires sans délai. Un tel mécanisme, agissant comme relais national du Comité des Ministres, pourrait créer une dynamique nouvelle, en plaçant l’exécution au centre d’un débat entre acteurs nationaux-clés, mieux informés et mieux outillés pour agir et réagir lorsque cela est nécessaire.

Quel que soit l’avenir de cette proposition, ce qui est certain est qu’une attention particulière doit être portée au rôle du coordinateur prévu dans la Recommandation du Comité des Ministres (2008)2 et au rôle croissant que doivent jouer en la matière les parlements nationaux. À cet égard, nous avons pris note de bonnes pratiques nationales qui pourraient utilement être diffusées. Par ailleurs, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe pourrait être appelée à jouer un rôle plus important dans le processus global d’exécution.

Nous devons poursuivre notre réflexion. C’est là une nécessité et cette réflexion répond également au mandat que le CDDH a reçu du Comité des Ministres en vue de garantir la pleine mise en œuvre de la Convention et d’assurer son efficacité à long terme.

Une dernière observation : quelles que soient les propositions auxquelles nous parviendrons dans le cadre de nos travaux sur l’avenir à long terme de la Cour et du système de contrôle, leur mise en œuvre dépendra entièrement de la volonté politique des États membres d’assurer l’efficacité du système.

C’est à cette condition que le système de la Convention préservera sa qualité et son attrait actuels ainsi que son intégrité à l’échelle du continent, évitant ainsi tout risque de « régionalisation » voire de morcellements, qui lui serait fatal.

Mesdames et Messieurs, chers collègues, chers amis,

Avant de terminer, permettez-moi de remercier chaleureusement les  organisateurs de cette conférence, tout particulièrement Pluricourts, de leur hospitalité et de leur accueil chaleureux. J’associe à ces remerciements les représentants du Ministère de la justice de la Norvège et mes collègues de la Direction générale qui ont activement participé à la préparation de cette Conférence.

Je voudrais également remercier les personnes de l'ombre, toutes ces personnes qui œuvrent en coulisse et dont le travail est indispensable au bon déroulement d'une telle manifestation. Je remercie vivement les orateurs et les intervenants de leur participation active. Je n'oublie bien évidemment pas d'associer à ces remerciements nos interprètes pour l'excellence de leurs prestations. Enfin, je vous remercie, Monsieur le président, cher Morten, de votre présidence sobre mais ô combien efficace.

Pour ceux et celles qui nous quittent cet après-midi, je leur souhaite un très bon voyage de retour. Quant aux membres du CDDH, je me réjouis de les revoir pour la réunion de tout à l’heure.
 

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