Le Protocole n° 16 et les professionnels du droit

 

  Le Protocole n° 16 à la Convention européenne des droits de l’homme a été ouvert à la signature le 21 octobre 2013 à Strasbourg, soit quelque mois à peine après le Protocole n° 15. Comme ce dernier, il est le fruit direct de la Conférence à haut niveau sur l’avenir de la Cour, qui s’est tenue à Brighton en avril 2012 et qui elle-même se situait sur ce point dans le droit fil de la Conférence d’Izmir de l’année précédente. Il est aussi le fruit plus lointain du rapport du Groupe des sages sur l’efficacité de la Cour, adopté en 2006.

    Il s’agit d’un protocole facultatif, qui entrera en vigueur après avoir recueilli dix ratifications. Une perspective peut-être éloignée vu le peu d’empressement de nombreux gouvernements : au 1er septembre 2014, seuls quatorze Etats avaient apposé leur signature sur cet instrument et aucun ne l’avait ratifié.

   Le nouveau protocole consacre une extension de la compétence consultative de la Cour. Une compétence qui va bien au-delà de celle attribuée par l’article 47 de la Convention en des termes tellement restrictifs, qu’elle s’est exercée dans un nombre infime de cas.

    En élaborant ce nouvel instrument, les experts gouvernementaux ont cherché à résoudre quatre questions principales.

    Qui peut demander un avis consultatif ?  Seules « les plus hautes juridictions » d’un Etat contractant ont cette faculté. On songe en priorité aux cours suprêmes et aux cours constitutionnelles. Leur liste ne figure pas dans le protocole car celui-ci a très sagement prévu que chaque Etat adressera au secrétaire général sa propre liste et pourra d’ailleurs la modifier à tout moment.

    Quel peut être l’objet des demandes d’avis consultatif ? Elles doivent porter sur « des questions de principe relatives à l’interprétation ou à l’application des droits et libertés définis par la Convention  ou ses protocoles ». La formule est particulièrement  vague et générale, ce qui devrait laisser les coudées franches à la Cour. D’autant que la plupart des affaires pilotes ne semble pas relever de cette catégorie.

    Quelle est la procédure d’examen des demandes d’avis consultatif ? La demande doit s’inscrire « dans le cadre d’une affaire pendante » devant la juridiction dont elle émane, ce qui exclut un contrôle abstrait, comme celui d’une législation. Elle doit être motivée et s’accompagner des « éléments pertinents du contexte juridique et factuel » de l’affaire. Un collège de cinq juges de la grande chambre se prononce sur l’acceptation de la demande. Tout refus est motivé. En cas d’acceptation, c’est la grande chambre qui rend l’avis consultatif, lequel est motivé et publié.

    Quel est l’effet juridique des avis consultatifs ? Le protocole prend soin de préciser qu’ils ne sont pas contraignants. Une partie à l’affaire devant la juridiction nationale conserve donc son droit de recours individuel à la Cour, même si l’on doit s’attendre en pareil cas à ce que celle-ci déclare irrecevables les éléments relatifs aux questions traitées dans l’avis consultatif. Les avis n’ont pas non plus d’effet direct sur des requêtes ultérieures, mais ils s’insèrent dans la jurisprudence de la Cour, avec l’autorité particulière qui s’attache aux décisions et arrêts de la grande chambre.

    Le Protocole n° 16 rend plus complexe encore le système de la Convention et illustre l’activisme des Etats en la matière. Il institutionnalise en quelque sorte le « dialogue des juges », c’est-à-dire la collaboration entre le juge européen et les juges nationaux. Il répond au souci de donner corps au principe de subsidiarité. Sa mise en œuvre risque pourtant de s’avérer délicate. Sans même parler du surcroît de travail qui attend la Cour, plusieurs difficultés risquent  de surgir.

    La première concerne le filtrage des demandes d’avis consultatif. Il s’agit là d’une tâche a priori épineuse. Si le collège se montre trop strict, les juridictions suprêmes nationales risquent de se froisser ou de se décourager, sans compter que la motivation des refus sera malaisée. Comment expliquer qu’une demande est dépourvue d’intérêt parce qu’elle ne pose pas une question de principe ? Si par contre le collège se montre trop souple, la grande chambre sera surchargée, au détriment des affaires portées devant elle après dessaisissement ou renvoi.

    La deuxième difficulté a trait à la coexistence de la compétence contentieuse et de la compétence consultative. Autrement dit, la Cour sera appelée à concilier l’examen de requêtes individuelles avec l’étude d’affaires pendantes devant des juridictions suprêmes ou constitutionnelles, et par conséquent à harmoniser arrêts de chambre et avis de grande chambre. On ne saurait exclure des chevauchements, bien que l’on puisse aussi supposer que les avis donneront le la dans certains domaines.

    La troisième difficulté semble beaucoup plus sérieuse car elle touche au fond. Elle tient au champ d’application de la compétence consultative. Certes, le nouveau protocole devrait pouvoir s’appliquer sans mal à des dispositions de la Convention que l’on pourrait qualifier de « techniques », par exemple les articles 5, 6 et 7. Ainsi, le droit à l’assistance d’un avocat pour une personne en garde à vue se prête aisément à une interprétation uniforme pour les quarante-sept Etats contractants. En revanche, le protocole pourrait être particulièrement complexe à manier pour des dispositions qui relèvent du domaine d’excellence de la marge d’appréciation des Etats, par exemple les articles 8-11 de la Convention et 1 du Protocole n° 1. Ainsi, le droit au respect de la vie privée ou la liberté d’expression donnent souvent lieu à des modulations qui tiennent compte des particularités nationales et de l’absence de consensus européen.

    Il est naturellement prématuré de se prononcer sur la valeur ajoutée du Protocole n° 6 par rapport au système de la Convention, faute de mise en pratique à Strasbourg. Les professionnels du droit peuvent cependant y voir un outil prometteur, mais à utiliser avec modération. Juges et avocats souhaiteront sans doute inciter leurs gouvernements et leurs parlements à l’adopter, pour le bien de la justice et des justiciables en Europe.

 

Vincent BERGER

Avocat au Barreau de Paris

Professeur au Collège d’Europe

Ancien jurisconsulte de la Cour européenne des droits de l’homme