Communication de Thorbjørn Jagland, Secrétaire Général du Conseil de l’Europe, à l’Assemblée parlementaire (24 janvier 2011)



Tous les grands projets qui marquent l’histoire de l’humanité allient vision et pragmatisme. Croire en quelque chose, même avec beaucoup d’enthousiasme, ne suffit pas. C’est ce que l’on en fait qui différencie les grandes idées des grandes illusions. C’était vrai il y a 60 ans lorsque notre Organisation a été créée et ça l’est toujours aujourd’hui.

En 1949, l’Europe ne s’était pas encore remise d’une guerre dévastatrice, elle n’avait pas encore connu la reprise économique tandis que commençaient déjà à se profiler à l’horizon les signes menaçants d’un nouveau conflit. C’était le temps de l’incertitude et de la peur. Les gouvernements européens ont réagi en créant le Conseil de l'Europe, une organisation concrétisant la vision d’une unité européenne mais aussi dotée de moyens concrets pour mettre en œuvre cette vision.

Ensuite, le projet européen s’est développé étape par étape, visant l’intégration économique, puis politique, dans le cadre de l’Union Européenne, et la coopération en matière de sécurité dans le contexte de l’OSCE. Cette évolution n’aurait pu se produire sans le cadre juridique mis en place par le Conseil de l'Europe qui a également contribué à promouvoir une culture de la tolérance, de la coopération et de l’humanisme au niveau de la population, condition préalable à la réalisation d’un projet européen plus vaste.

Il est indéniable que, sans le Conseil de l'Europe, il est impossible de faire avancer le grand projet européen. Je dis cela car j’ai le sentiment très vif qu’actuellement, l’Europe est à nouveau déchirée par les forces centrifuges de la mondialisation économique, par des tendances xénophobes, par l’exclusion sociale. Les valeurs fondamentales comme la liberté des médias et la liberté de culte sont relativisées. Le terrorisme répand la peur et sert d’argument à ceux qui proclament que l’islam est une religion violente. J’en veux pour preuve les propos d’un membre du Gouvernement britannique, la Baronne Warsi, qui a dit récemment, avec raison, que l’islamophobie était largement tolérée en Europe. Je souscris à cette analyse. En outre, la violence à l’égard des chrétiens s’intensifie dans notre voisinage. L’antisémitisme n’a toujours pas, malheureusement, disparu de nos sociétés.

Les forces extrémistes en Europe et aux portes de l’Europe se renforcent les unes les autres. Nombre de nos concitoyens ont le sentiment que nos sociétés sont menacées par la multitude des tensions sociales, politiques, culturelles, religieuses et autres qui engendrent la défiance et la peur. Les citoyens ont de moins en moins confiance dans les institutions politiques aux niveaux national et européen ; ils ont l’impression qu’elles sont inefficaces, incapables de régler leurs problèmes. C’est un terrain fertile pour les forces nationalistes et populistes. Nous sommes témoins d’un processus qui affaiblit l’esprit de cohésion que nous avons contribué à créer après la guerre. Un vent froid souffle sur l’Europe.

Nous ne pouvons pas nous y soustraire en disant à nos concitoyens qu’ils n’ont rien à craindre, que la crise économique finira par passer et que nous devons tout simplement nous calmer un peu pour tenir le coup. Ce qu’il faut, c’est rétablir la capacité des institutions politiques à régler les problèmes, à agir et obtenir les résultats que, tout à fait légitimement, nos populations attendent. Oui, les institutions politiques nationales doivent assumer leur part des responsabilités, tout comme doit le faire l’Union européenne. Je suis heureux de constater que l’Union Européenne s’oriente lentement vers un rôle plus actif pour trouver des solutions aux problèmes économiques créés en Europe par les marchés mondiaux. Je suis convaincu que l’Union Européenne prouvera, une fois encore, combien est important ce projet d’instaurer la stabilité et la paix sur notre continent. Cependant, l’Union Européenne ne peut y parvenir seule. Vingt pays sont hors de l’Union Européenne, dont de grands pays comme la Fédération de Russie, la Turquie, l’Ukraine et, bien sûr, tous les autres, moins importants sur le plan démographique.

Relever les défis les plus pressants aujourd’hui doit être un projet paneuropéen associant tout un chacun. Par conséquent, nous devons rétablir un sentiment partagé de cohésion grâce à des normes juridiques communes et continuer de développer une culture du vivre ensemble comme base d’une action politique concrète. Après la guerre, nous avons instauré la cohésion entre les démocraties de l’Europe occidentale. Aujourd’hui, nous devons instaurer la cohésion dans l’ensemble du continent, ouvrir la voie à une action paneuropéenne.

Le Conseil de l'Europe a évidemment un rôle pivot à jouer en la matière. Notre mission est de sauvegarder les fondements moraux et juridiques de l’unité européenne, non seulement entre les Etats mais, ce qui est plus important encore, entre les peuples, les cultures, les religions. Nous devons veiller à ce que l’Europe soit un terrain fertile non pas pour l’extrémisme mais pour l’action politique à l’échelon paneuropéen.

Après la guerre, le grand projet européen est né de la reconnaissance, au plus profond de la société, du fait que tous les Européens étaient dans le même bateau, qu’ils avaient les mêmes droits et partageaient les mêmes valeurs. Nous devons partir à nouveau de cette croyance fondamentale. Nous devons nous appuyer sur les leçons que nous avons tirées des événements, à savoir qu’il y a une forte interaction entre notre capacité à défendre les normes fondamentales et la morale publique. Si l’on n’efface pas les graffitis dans le métro, le nombre de graffitis augmentera. Voilà ce que nous avons appris. Si rien n’est fait contre la corruption, la corruption continuera de se développer. Si les dirigeants politiques violent la loi, les citoyens le feront à leur tour. S’il n’y a pas de justice pour tous, il n’y aura finalement de justice pour personne. C’est pourquoi nous devons améliorer notre capacité à défendre les valeurs fondamentales consacrées par la Convention européenne des droits de l'homme.

Je voudrais vous dire ceci : nous devons avoir un champ d’action qui englobe les pays voisins. J’ai déjà précisé pourquoi ; parce que, comme l’a dit monsieur le ministre Davutoglu, ce qui se passe dans ces pays a une incidence sur notre devenir. Nous devons aussi exploiter pleinement le potentiel de coopération européenne avec nos partenaires, l’Union européenne et l’OSCE. Ce qu’ils font nous aide ; ce que nous faisons les aide.

C’est à cela que doit servir la réforme : perfectionner nos instruments de manière à appliquer l’Etat de droit, fondé sur les normes en matière de démocratie et de droits de l'homme, sur tout le continent ; instaurer une culture du vivre ensemble ; développer nos relations avec nos voisins ; exploiter pleinement le potentiel de coopération avec nos partenaires.

Permettez-moi de vous situer la réforme dans une perspective historique. Le Conseil de l'Europe s’est développé en plusieurs phases. Jusqu’à la chute du mur de Berlin, c’était une organisation regroupant les démocraties situées à l’Ouest du rideau qui séparait l’Est de l’Ouest. Sa mission était de mettre en place des normes communes en matière de démocratie, de droits de l'homme et de primauté du droit et d’instaurer des mécanismes permettant de veiller à ce que les Etats membres satisfassent à leurs obligations. C’était ce que l’on peut appeler la phase de construction. Le système global de protection des droits de l'homme et de la démocratie qui a été établi représente la seule véritable suite concrète donnée à la Déclaration universelle des droits de l'homme des Nations Unies.

Après la chute du mur de Berlin, ce système a rendu le Conseil de l'Europe très attrayant pour les pays qui cherchaient à forger leur identité européenne et étaient résolus à créer des sociétés fondées sur la démocratie, les droits de l'homme et l’Etat de droit. Ce fut la phase d’expansion. Elle nous a permis de jouer un rôle crucial dans l’émergence d’une nouvelle Europe. Sans le Conseil de l'Europe, par exemple, l’Union européenne n’aurait jamais pu se développer aussi rapidement. Au cours de la période d’expansion, les activités normatives se sont poursuivies parallèlement à un nombre croissant de programmes et d’activités. Bien entendu, il faut poursuivre les activités normatives. Nous devons aussi adapter nos conventions aux nouvelles réalités ; c’est le cas, par exemple, de la Convention sur la protection des données ; nous commençons à présent à la réviser. Il nous faut établir un nouvel équilibre entre les secteurs public et privé du fait de l’évolution des technologies. Ce n’est là qu’un exemple mais je ne pense pas que les activités normatives seront aussi intenses, ni aussi développées que par le passé. Ce que je veux dire, c’est qu’après l’expansion doit venir le temps de la consolidation.

A mon avis, la troisième phase de développement du Conseil de l'Europe, celle dans laquelle nous sommes à présent entrés, doit être la phase de mise en œuvre de nos normes et principes à travers toute l’Europe et dans chacun de nos Etats membres. C’est la philosophie qui est à la base de notre réforme. Nous devons perfectionner nos instruments et nous concentrer sur nos ressources.

Comme je l’ai dit, ces travaux ont déjà commencé. Permettez-moi de rappeler brièvement les réalisations de 2010. L’année a commencé par la ratification du Protocole n° 14 par la Fédération de Russie, suivie de la Conférence d’Interlaken sur la réforme de la Cour européenne des droits de l'homme et de l’ouverture des négociations sur l’adhésion de l’Union Européenne à la Convention européenne des droits de l'homme. L’année écoulée a également été marquée par un renforcement sans précédent de la coopération avec nos principaux partenaires institutionnels, les Nations Unies – je me bornerai à mentionner mes trois entretiens avec son Secrétaire Général, M. Ban Ki-moon – l’OSCE, mais aussi et surtout l’Union européenne avec laquelle nos relations ont gagné en qualité. Nous avons à présent jeté les bases d’une coordination et d’une concertation étroites et régulières avec l’Union européenne au plus haut niveau et nous avons aussi signé la première enveloppe « facilité » de 4 millions d’euros dans le cadre du partenariat oriental de l’Union Européenne. Le passage à un financement sous forme d’enveloppe budgétaire, représentant une somme forfaitaire au lieu d’un grand nombre de petits montants destinés à des projets individuels, traduit l’amélioration qualitative de nos relations, permettant de consolider le partenariat et la planification stratégique à long terme de nos activités communes.

En 2010, nous avons réussi à mobiliser un groupe de personnalités ayant une expérience, des connaissances et une autorité exceptionnelles en matière d’affaires européennes afin d’examiner certains des problèmes majeurs auxquels nos sociétés sont, et seront, en butte et d’en rendre compte. Le rapport du groupe d’éminentes personnalités, présidé par Joschka Fischer, devrait nous aider à planifier nos activités et à agir, plutôt qu’à réagir, pour garantir un « vivre ensemble » harmonieux en Europe. La réunion à haut niveau sur les Roms, organisée en octobre dernier, ainsi que notre rôle de médiateur en vue de sortir la Moldova de l’impasse politique dans laquelle elle se trouve ont démontré que le Conseil de l'Europe peut fournir rapidement des réponses politiques concrètes aux situations en rapport avec notre mission, ce qui est, bien entendu, une condition indispensable pour avoir une utilité et une portée politiques.

Toutes les réalisations que je viens de mentionner témoignent de l’utilité et de l’influence politiques croissantes du Conseil de l'Europe dans les affaires européennes. Parallèlement à ces réalisations politiques, nous avons entrepris la première phase de la réforme. Nous avons restructuré notre présence extérieure en réduisant le nombre de Bureaux et en renforçant ceux qui nous sont absolument nécessaires, c'est-à-dire ceux où nous menons des programmes d’assistance. Si nous n’avions pas procédé à cette restructuration, nous aurions perdu notre crédibilité et notre pertinence en tant que partenaire d’importants donateurs sur le terrain.

Nous avons créé une cellule de planification politique au sein du Secrétariat afin d’anticiper les événements. Nous avons conclu un accord pour un budget bisannuel. A présent, le budget et le programme d’activités sont concis, clairs et faciles à comprendre, ce qui n’était pas le cas du document de 700 pages que nous avions précédemment. Nous pouvons désormais fixer des priorités sur la base d’une perspective à long terme et de chiffres intelligibles.

Nos relations avec la société civile sont très importantes pour l’Organisation. C’est pourquoi ce secteur doit aussi faire partie du processus de réforme. Différents représentants de la société civile, que les ONG en question soient petites ou grandes, doivent avoir la possibilité de donner leur avis au Conseil de l'Europe, d’être écoutés et entendus sans filtrage d’aucune sorte. Ce n’est pas le cas aujourd'hui. Nous ne pouvons pas nous borner à entretenir des relations avec une poignée d’ONG ; nous devons nouer le dialogue avec toutes les organisations non gouvernementales et l’ensemble de la société civile, cesser toute polarisation et élargir notre horizon dans ce domaine également.

Nous avons aussi pris des mesures pour juguler les dépenses de personnel. Si nous ne l’avions pas fait, leur augmentation mécanique aurait mis en danger toute l’Organisation.

La deuxième phase de la réforme va plus en profondeur. Elle comporte une clarification des buts stratégiques de l’Organisation qui, je l’espère, pourra être achevée à la session ministérielle d’Istanbul, en mai prochain. J’ai déjà commencé à recueillir l’avis des Etats membres sur ce que devraient être nos objectifs politiques pour la prochaine décennie. A mon avis, la première priorité stratégique découle de ce que j’ai déjà expliqué : faire en sorte qu’à la fin de cette décennie, nous ayons consolidé et appliqué l’Etat de droit dans tous nos Etats membres et créé aussi un véritable espace juridique européen commun dont l’élément central est une Cour européenne des droits de l'homme qui, débarrassée de son important arriéré d’affaires pendantes, fonctionne bien. Pourquoi ?
- Parce que c’est la seule façon de rétablir la confiance des citoyens dans les institutions politiques, tant nationales qu’européennes. En effet, la population n’a pas confiance dans des institutions incapables d’assurer le respect des lois.
- Parce que de nouvelles menaces comme la corruption, le blanchiment d’argent, la traite des êtres humains, le terrorisme, la cybercriminalité ne peuvent être contrées que par l’Etat de droit. Si nous n’agissons pas ainsi, ces menaces, au lieu de décroître, prendront de l’ampleur. Des menaces considérables pèsent, en effet, sur notre sécurité.

Cette menace terroriste nous a été dramatiquement rappelée il y a quelques heures à peine, à l’aéroport de Domodedovo de Moscou. Selon les dépêches de la BBC que j’ai reçues il y a dix minutes, trente personnes ont trouvé la mort mais ce bilan risque encore de s’alourdir. Je saisis cette occasion pour dire combien je partage la douleur de toutes les victimes et du peuple russe dans son ensemble. Cet événement nous démontre une fois de plus l’ampleur des difficultés auxquelles nous sommes en proie sur ce continent.

Nous devons insister sur la mise en œuvre de l’Etat de droit afin de mettre en lumière les relations étroites entre la primauté du droit et les principes de démocratie et de droits de l'homme. Tout d’abord, pour un Etat membre du Conseil de l'Europe, la primauté du droit signifie aussi le plein respect de la Convention européenne des droits de l'homme, des autres instruments juridiquement contraignants et, bien sûr, des arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme. Ces relations ne sont, bien sûr, pas seulement formelles. La corruption, par exemple, ne peut être éradiquée sans une presse libre. Il faut instaurer des poids et contrepoids pour éviter les abus de pouvoir. Par conséquent, le Conseil de l'Europe doit renforcer son rôle s’agissant de garantir la liberté d’expression.

Laissez-moi vous donner un autre exemple, encore plus récent. Nous sommes toujours sous le choc de ce qui s’est produit à Tirana vendredi dernier. J’espère vivement que le Premier ministre Berisha nous apportera des éclaircissements cette semaine, lors de sa venue. Mais déjà à ce stade, sans même tenter d’établir des responsabilités, on s’aperçoit que la solution à la crise réside, en grande partie, dans le respect de l’Etat de droit et, plus concrètement, dans la réalisation d’une enquête indépendante et fiable sur le décès des manifestants, le respect de la législation et des institutions albanaises. Cet après-midi, j’ai eu un entretien avec le commissaire Füle de l’Union européenne sur la situation en Albanie et nous sommes convenus de la nécessité d’adopter une position commune claire sur les mesures à prendre pour faire face à cette très grave situation.

L’accent qui est mis sur la primauté du droit ne l’est donc pas aux dépens des actions de promotion de la démocratie et des droits de l'homme. Comme je l’ai déjà expliqué, c’est tout le contraire. La stratégie du Conseil de l'Europe doit combiner les trois aspects pour apporter des réponses efficaces et globales aux problèmes rencontrés par les Etats membres. Je vais, pour illustrer mes propos, vous donner un exemple qui concerne un pays hors du champ d’action du Conseil de l'Europe. Liu Xiaobo a été condamné à onze ans de prison sur la base du droit pénal chinois. Primauté du droit. S’appuyant sur leur interprétation de ce principe, les tribunaux ont estimé qu’il avait tenté de saper « la dictature démocratique du peuple », c’est-à-dire le monopole du pouvoir du parti communiste, consacré par la loi. Pour nous, la primauté du droit signifie la protection de la souveraineté du peuple ; le droit souverain du peuple de contrôler le gouvernement par l’intermédiaire d’un parlement élu et de le remplacer.

Il faut aussi mettre l’accent sur la primauté du droit dans le contexte de la sécurité. L'histoire montre clairement que la paix n’est instaurée durablement que dans les régions dans lesquelles la primauté du droit et les droits de l'homme ont été sauvegardés. Il s’observe de nos jours des tendances à relativiser en maints lieux des valeurs universelles. C'est une menace rampante pour notre sécurité. D’où la nécessité pour le Conseil de l'Europe d’être le gardien intransigeant de ces valeurs dans le cadre d'une stratégie générale de sécurité pour l'Europe. Seule organisation paneuropéenne à être fondée sur une convention, le Conseil de l'Europe se doit de faire partie d'un concept de sécurité qui aille au-delà de celui que nous avons aujourd'hui.

Tout cela explique pourquoi un autre but stratégique devra être d'utiliser notre immense dispositif de monitoring, notre expertise au sein du Bureau du Commissaire aux droits de l'homme, de cette Assemblée parlementaire, de nos Bureaux sur place pour agir. Il nous faut mettre en place un système dans lequel les pays soient confrontés à leurs faiblesses et ainsi davantage tenus de rendre des comptes dans le domaine de la primauté du droit.

Et n'oublions pas, chers amis, que si les négociations d'adhésion avec l'Union européenne se passent bien, nous aurons aussi la responsabilité de veiller à ce que cette puissance mondiale mène ses affaires dans le respect de la primauté du droit. Voyez-vous la perspective historique ? Les mêmes règles et la même Cour pour tous ? Permettez-moi une nouvelle fois de saluer l'Union européenne. Parce que si l'Union Européenne adhère à la Convention européenne des droits de l'homme et devient Partie à la Cour, ce sera la première fois dans l'histoire qu'une puissance mondiale décide de se placer volontairement sous la juridiction d'une Cour internationale. Non, en fait, je me trompe. La Fédération russe a été la première à le faire. La Turquie qui s’apparente de plus en plus à une puissance mondiale démontre chaque jour que la force ne prime pas la responsabilité. Il nous faut bien comprendre quel type de projet historique nous entendons mener. Par conséquent il nous faut être sérieux et crédibles dans nos activités essentielles, à savoir, celles qui touchent à la protection de la primauté du droit.

Autre priorité stratégique, trouver des solutions pour des interactions multiculturelles qui fonctionnent bien et permettent aux individus et aux communautés de vivre les uns avec les autres, et non les uns à côté des autres, voire les uns contre les autres. L'expansion géographique du Conseil de l'Europe s’est traduite par une diversité culturelle accrue. Le but ne saurait être de réduire l'importance des cultures et des identités nationales. Mais il est d'autant plus important de définir clairement ce qui nous unit, à savoir nos valeurs.

Il faut que nous arrivions à mieux comprendre la manière dont nous vivons ensemble dans une réalité multiculturelle et multi religieuse. Il ne suffit pas de dire que nous nous tolérons les uns les autres. Vivre ensemble devrait vouloir dire que nous considérons les cultures comme des entités vivantes qui évoluent et s’épanouissent grâce à la rencontre avec d’autres. C’est-à-dire que les cultures se développent et suscitent le respect, non pas lorsqu'elles sont ghettoïsées et marginalisées mais lorsqu'elles s'expriment ouvertement et se mélangent aux autres.

Nous devrions aspirer à quelque chose qui aille au-delà du multiculturalisme tel que nous le connaissons aujourd'hui. Ceci fait partie de l'étude qu’effectue le groupe d’éminentes personnalités présidé par Joschka Fischer. Entres autres priorités, le Conseil de l’Europe devrait se fixer celle d’être un chef de file dans ce domaine. Par ailleurs, le Conseil de l'Europe doit contribuer à renforcer la cohésion sociale. Aujourd’hui, il n'est pas difficile de voir les liens entre démocratie, droit de l'homme et droits sociaux. Lorsque la pauvreté, le chômage et d'autres formes d'exclusion sociale augmentent, l'extrémisme politique et les valeurs démocratiques sont sous pression. Il faut voir dans le renforcement de la cohésion sociale la composante d'un concept de sécurité pour l'Europe qui va au-delà de celle qu’assurent les outils traditionnels, par exemple, les ressources militaires.

Il faut que le Conseil de l'Europe consacre une attention particulière à des catégories spécifiques de personnes particulièrement exposées aux diverses formes d’inégalité, discrimination et marginalisation sociales, juridiques, économiques, professionnelles ou autres. Il ne doit pas exister, en Europe, de citoyens de deuxième classe. C'est la raison pour laquelle nous avons prêté une attention spéciale aux Roms. Le Conseil de l'Europe a maintenant un rôle décisif à jouer pour traduire en actes concrets des dizaines d’années de beaux discours.

J’en viens à un autre objectif stratégique pour la décennie à venir. Il nous faut prendre la carte de l'Europe et combler les trous. Il nous faut aller vers nos voisins et nous prononcer sur le point de savoir si et comment nous pourrions travailler plus étroitement ensemble. S'agissant du premier aspect, la priorité majeure est bien entendu le Bélarus. À la suite des récentes élections et de la répression des manifestants qui a suivi, j'ai déclaré que, malheureusement, le Bélarus avait manqué une autre occasion de mettre fin à l'isolement qu’il s'est imposé lui-même en Europe. Cependant, nous devrions être en mesure de continuer à rechercher toutes les occasions véritables de rapprocher le Bélarus des valeurs et des normes du Conseil de l'Europe. Sans le Bélarus, le Conseil de l'Europe n'est pas au complet. Qu'une chose soit cependant bien claire : les personnes emprisonnées après les élections doivent être libérées ; c’est la première étape pour mettre en œuvre une nouvelle ligne d’action.

Nous devons réfléchir avec nos partenaires à ce que devrait être la prochaine étape de notre part. Nous avons besoin d'une stratégie paneuropéenne qui inclue également la Fédération de Russie. Le Bélarus doit faire un choix : non pas entre la Russie et l'Union européenne, mais entre l'Europe et l'isolement vis-à-vis de l'Europe.

S'agissant de nos voisins, je pense également que nous devrions accorder une attention particulière au Kazakhstan. D'un point de vue géographique, le Kazakhstan est un pays à la fois européen et asiatique. Le Kazakhstan joue un grand rôle stabilisateur en Asie centrale, en qualité de partenaire de premier plan. La politique de sécurité et les intérêts économiques suggèrent que l'Europe devrait accroître son engagement vis à vis des pays des régions voisines. Cela inclut l'Asie centrale, ainsi que le Proche-Orient et l'Afrique du Nord, où le Conseil de l'Europe peut jouer un rôle important. Nos premiers objectifs stratégiques à cet égard devraient être d'amener les pays de notre voisinage à adhérer aux conventions du Conseil de l'Europe, notamment celles qui traitent des nouvelles menaces émergentes.

Enfin, selon moi, nous devrions, comme je l’ai déjà dit, avoir pour autre but stratégique d’exploiter pleinement le potentiel de coopération et de coordination avec nos autres institutions européennes. Quelles sont maintenant les mesures concrètes à prendre dans la deuxième phase de la réforme? Nous devons, avant tout, concentrer nos ressources sur les questions les plus importantes. Il faut restructurer le Programme d'activités. Laissez-moi vous expliquer quel est l'enjeu.

Laissez-moi vous expliquer quel est l'enjeu. Actuellement, si on laisse de côté les activités découlant des obligations conventionnelles, le montant disponible pour nos programmes opérationnels se limite à environ 40 millions d'euros et nous mettons en œuvre, avec l’Union européenne, des programmes conjoints qui représentent quelque soixante millions d’euros. Aujourd'hui, nos activités se répartissent entre plus de 130 programmes avec ces ressources financières limitées. Nous faisons trop de choses avec trop peu d'argent. Les perspectives d’augmentation budgétaire dans un avenir prévisible étant très faibles, nous sommes contraints de concentrer nos ressources et de limiter le nombre de programmes. Leur taille et leur conception seront déterminées par l'impact escompté. Les programmes qui sont en-dessous du seuil minimum à partir duquel on peut considérer que leur impact est significatif devraient être abandonnés.

Conséquence du nouveau Programme, nous devons revoir les structures intergouvernementales. Il existe aujourd'hui une soixantaine de comités directeurs. Sont-ils tous nécessaires ? Nous avons également débuté un réexamen des conventions. Combien d’entre elles sont actives, combien sont tombées en désuétude ? L’objectif est d’identifier les conventions qui contribueront à la consolidation d’un espace juridique commun. Ce que je veux dire, chers amis, c'est que nous devons rationaliser et simplifier. Dans le cadre du processus de réforme, il n'y aura pas de vaches sacrées.

Nous examinerons tous les aspects de nos activités, de manière critique, mais avec un seul objectif - devenir plus forts et plus efficaces dans la poursuite de notre mission qui est de défendre et de développer la démocratie, les droits de l'homme et la primauté du droit. La restructuration du Secrétariat est inévitable. Mais cela ne devrait pas être vu comme une menace pour le personnel, bien au contraire. Il n'est pas satisfaisant d'être employé pour des activités qui n'ont pas d'impact réel. Les agents méritent de faire partie d'une équipe qui gagne, d’une structure dont l’action a un sens. J'aimerais, du reste, faire part de mon admiration pour la compétence et l'engagement des agents et les remercier pour leur soutien dans cet effort de réforme. Je comprends leurs préoccupations et je suis extrêmement attentif à toutes les suggestions et à toutes les critiques. Mais je comprends aussi que les préoccupations et les critiques ne reflètent pas l'opposition à la réforme, et qu'une grande majorité des agents du Conseil de l'Europe, mais aussi, bien sûr, des gouvernements, des parlementaires, des ONG et d'autres entités qui connaissent et apprécient cette Organisation, attendent et désirent un changement. Nous voulons ce changement non pas parce que nous avons des doutes sur le Conseil de l'Europe, mais parce que nous croyons en lui - et dans les valeurs qu'il défend. Benjamin Disraeli a déclaré : « L’action ne peut pas toujours apporter le bonheur, mais il n’y a pas de bonheur sans action. » Agir et évoluer, c’est ce à quoi nous allons nous employer à présent car nous voulons donner au Conseil de l'Europe une plus grande influence afin que l’Etat de droit règne sur l’ensemble du continent et que nous puissions le proclamer à la fin de cette décennie. Tel doit être notre but à tous.

Je vous remercie de votre attention.