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Etat des lieux et propositions de réforme Sous la direction de
Alexander H. Trechsel
Commande du Secrétaire Général du Conseil de l’Europe
Mondialisation
Chapitre II : Processus et acteurs
Responsabilisation aux différents niveaux de pouvoir et décentralisation
Chapitre III : Recommandations de réforme
“Démocratie, un mot pour quelque chose qui n’existe pas.”
Pour quelque chose qui n’existe pas, la démocratie fait beaucoup parler d’elle ces derniers temps. D’ailleurs, la démocratie « réelle » semble avoir un avenir prometteur, tout au moins en Europe, même si elle fait face, aujourd’hui plus que jamais, à des défis et à des perspectives de toutes sortes. La question n’est pas de savoir si les systèmes politiques nationaux, infranationaux et supranationaux qui font l’Europe deviendront ou resteront démocratiques, mais si la qualité de ce réseau régional de démocraties suffira à inciter les citoyens à lui apporter volontairement leur soutien et à en respecter la légitimité. En effet, tout porte à penser que les citoyens de l’Europe, s’ils n’en approuvent pas toujours les pratiques actuelles ou ne savent pas vraiment de quoi il retourne, ne toléreront pas une non-démocratie. Le mal governo, c’est-à-dire les régimes qui ignorent les besoins de la population, qui pratiquent la corruption et la fraude électorale, qui limitent ou manipulent les libertés fondamentales et qui refusent de rendre compte de leurs actions aux citoyens, n’a pas sa place dans cette partie du monde. Ils ont de fortes chances d’être renversés par leur population et ce, vraisemblablement, avec l’appui des autres régimes nationaux, infranationaux et supranationaux de la région. Cet optimisme est motivé surtout par une simple raison : la démocratisation du « voisinage proche » de l’Europe, suivie de son intégration dans l’ensemble de la région. Rien ne l’illustre mieux que l’élargissement du Conseil de l’Europe qui est passé de vingt et un Etats membres en 1988 à quarante-cinq en 2003, et celui de l’Union européenne (UE) qui a accueilli dix nouveaux membres en 2004. Avec le succès des efforts déployés par les pays de l’Est pour changer de régime, l’Europe est devenue, et devrait rester, un espace élargi de « paix perpétuelle » où tous les gouvernements peuvent tabler sur un règlement pacifique de leurs inévitables divergences d’intérêt par la négociation, le compromis et l’arbitrage. Il existe d’ailleurs à l’échelle européenne, un réseau complexe d’institutions transnationales, intergouvernementales et non gouvernementales qui peuvent aider à résoudre ces conflits et à élaborer des règles empêchant qu’ils ne se reproduisent. Paradoxalement, ce contexte régional beaucoup plus favorable est en lui-même une source de tiraillements pour la démocratie. Les grandes avancées historiques sont allées de pair, pour beaucoup (sinon pour la plupart), avec les conflits internationaux, les révolutions nationales et les guerres civiles. Heureusement, l’Europe pacifiée d’aujourd’hui n’a plus recours à ces leviers de bouleversement, à cette réserve près que la rébellion contre le mal governo d’une démocratie corrompue, peu réceptive et irresponsable reste un instrument toujours à portée de main du peuple. Nous partons de l’hypothèse que la démocratie ne peut vivre et s’épanouir que dans la paix, à condition toutefois d’apprendre à réformer les institutions et les pratiques rapidement et dans la concertation. Nous tirons cinq conclusions (provisoires) de cette situation unique en son genre. Premièrement, les démocraties bien implantées de l’Europe occidentale et méridionale auront de plus en plus de mal à se légitimer en comparant leurs performances avec celles d’autres modes de domination, réels ou imaginaires. Maintenant que la démocratie libérale est devenue la norme dans toute l’Europe et que l’autocratie ne persiste ouvertement que dans des pays aux cultures et aux structures sociales très différentes, les critères d’évaluation de ce que font les gouvernements (et de comment ils le font) deviendront de plus en plus « internes » au discours théorique sur la démocratie, c’est-à-dire aux différentes conceptions de la démocratie pour lesquelles les citoyens se sont battus dans le passé. Se profile donc une convergence des institutions officielles et des pratiques informelles au sein de l’Europe, convergence qui conduit à définir un ensemble de règles politiques plus restreint mais plus exigeant. Deuxièmement, les nouvelles démocraties d’Europe centrale et orientale et les régions occidentales de l’ex-Union soviétique auront de plus en plus de mal à se légitimer en imputant à leurs héritages autocratiques le fait qu’elles ne peuvent respecter les normes de comportement et les niveaux de performance fixés par les anciennes démocraties. Les critères que leurs citoyens récemment affranchis appliqueront pour juger leurs dirigeants rejoindront rapidement ceux déjà en vigueur dans le reste de l’Europe.1 Les systèmes politiques ne respectant pas ces critères connaîtront de multiples revirements électoraux, voire des soulèvements populaires, à moins que leurs nouveaux dirigeants respectent les règles fixées par les démocraties « réelles » à l’Ouest. Troisièmement, à l’Est comme à l’Ouest, les régimes concernés ne pourront améliorer la qualité de leurs institutions et pratiques démocratiques que par des réformes partielles et progressives. En outre, ces réformes devront être élaborées, approuvées et appliquées selon les normes pré-existantes. Rares seront les occasions d’opérer un changement radical. Après tout, quel changement des règles de la démocratie peut-on attendre de dirigeants qui ont eux-mêmes bénéficié de ces règles? L’alternance habituelle des partis et des coalitions au pouvoir n’offrira, au mieux, que de modestes possibilités de changement. Quatrièmement, nous devrions donc nous laisser guider par le “possibilisme” dans nos choix concernant les réformes potentielles des institutions officielles et des pratiques informelles. Ne nous soucions pas de ce que pourrait offrir « probablement » la situation actuelle des démocraties contemporaines, mais de ce qui est réalisable. Pour cela, les responsables politiques « réels » doivent être convaincus par les citoyens « réels » que l’application de ces réformes améliorera nettement la qualité de leurs démocraties. Enfin, nous devons aussi être attentifs au principe de « transversalité » en ne nous limitant pas à l’évaluation des effets éventuels de telle ou telle réforme prise individuellement, mais en nous efforçant, au mieux de nos capacités collectives et interdisciplinaires, de repérer les interconnexions et les effets externes qui ont des chances de se manifester si et quand plusieurs réformes sont mises en oeuvre simultanément ou (plus probablement) l’une à la suite de l’autre. Comme l’a dit l’un de nos participants au cours des débats (citant R. W. Rhodes): « L’important, c’est de bien panacher les réformes ». Une hypothèse nous guidera tout au long de ce Livre vert : l’avenir de la démocratie en Europe consiste moins à consolider et à perpétuer les institutions officielles existantes et les pratiques informelles en vigueur qu’à les modifier. « Quelle que soit la forme qu’elle prendra, la démocratie de nos successeurs ne sera ni ne saurait être la démocratie de nos prédécesseurs » (Robert Dahl). Autrement dit, pour que rien ne change, c’est-à-dire pour que la démocratie telle que nous la connaissons conserve sa légitimité, il faudra la changer en profondeur, pour le dire comme Lampedusa. Ces changements toucheront la totalité des multiples niveaux décisionnels de l’Europe. Rien de bien nouveau donc. Dans le passé, la démocratie a mué plusieurs fois pour réaffirmer ses principes fondamentaux: la souveraineté de citoyens égaux et la responsabilité de leurs dirigeants. Elle a évolué, de la cité à l’Etat-nation, d’une oligarchie masculine à la multitude des hommes et des femmes; elle a développé sa capacité de défense contre ses agresseurs et a élargi l’administration de la justice à toute la panoplie des politiques associées avec l’Etat-providence. Dans ce Livre Vert, nous nous proposons : – de cerner les transformations rapides et inéluctables des contextes nationaux, régionaux et mondiaux et d’analyser les défis qu’elles posent et les perspectives qui s’ouvrent à la démocratie européenne contemporaine ; – de préciser les processus et les acteurs des institutions officielles et des pratiques informelles concernés par ces défis et perspectives extérieurs, et par les évolutions consubstantielles à la démocratie ; – de conseiller des réformes possibles et souhaitables pour améliorer la qualité des institutions démocratiques en Europe. Chapitre I : Défis et perspectives Ce n’est pas la première fois que les démocraties européennes sont confrontées à de grandes mutations dans leur environnement extérieur et qu’elles doivent relever des défis et tirer parti des perspectives qui s’offrent à elles. Elles l’ont fait à maintes reprises dans le passé et, malgré des régressions occasionnelles (la période entre les deux guerres mondiales vient immédiatement à l’esprit), elles ont beaucoup mieux réussi que les régimes autocratiques à affronter les dangers qui menaçaient leur existence. Les raisons de cette supériorité relative sont multiples. Tout d’abord, les démocraties produisent des informations plus exactes sur les intérêts et les idéaux de leurs citoyens. Apparemment plus querelleuses et moins efficaces à court terme – précisément à cause de leurs libertés d’expression, de réunion et de recours – elles seront toujours plus à même de faire face aux fluctuations des préférences et des ferveurs individuelles quand il s'agit de réformer leurs institutions et leurs pratiques. Ensuite, les démocraties ont des mécanismes internes de responsabilité et de réactivité qui empêchent les dirigeants de réagir trop ou pas assez à ces menaces extérieures. Malgré le danger tant décrié du « populisme », les intérêts et les idéaux des citoyens, – une fois filtrés par la concurrence et la coopération de leurs responsables politiques et de leurs élus – s’expriment généralement dans des réponses plus mesurées et plus pertinentes. Au fil du temps, les démocraties prennent généralement des décisions collectives qui sont considérées comme légitimes même par ceux qui les subissent. Les citoyens peuvent ronchonner sur l'indifférence et le manque de réceptivité de leurs dirigeants, mais ils sont plus disposés à se conformer à ce qu’on exige d’eux que sous le régime dictatorial et technocratique le plus éclairé, parce que leurs droits politiques sont mieux protégés et qu’ils sont plus certains d'être gagnants sur le long terme. Dans le contexte européen actuel, peut-être pourrait-on soutenir que les défis et les perspectives sont exceptionnellement variés et intéressants. Nous sommes condamnés à vivre une « époque passionnante » où l'échelle et la portée du changement semblent sans précédent et, surtout, hors de portée des appareils traditionnels qui ont jusqu’à présent dominé son paysage politique. La plupart des problèmes contemporains sont soit trop petits soit trop grands pour les Etats nationaux souverains d’hier. C'est pourquoi on a beaucoup expérimenté dans le cadre de l’Europe en matière de transfert des compétences à des entités politiques plus petites et d'intégration dans des entités plus grandes. Pour la première fois, savoir à quel niveau décisionnel les réformes doivent se faire est devenu presque aussi important que de connaître la teneur même de ces réformes. A la question traditionnelle Que faire ? il faut en ajouter une nouvelle : Où faire ? Par ailleurs, il est difficile aux démocraties issues d’un « environnement relativement pacifié » de recourir à des mesures « d’urgence » ou « temporaires » pour faire passer des réformes contre une forte opposition. Il va de soi que les dirigeants peuvent être tentés d’insister sur l’urgence en montant en épingle de nouvelles menaces à la sécurité et les réactions qu’il faut leur opposer (comme « la guerre contre la drogue », « la guerre contre le terrorisme », ou « la peur des étrangers ») et de les exploiter pour introduire des réformes antidémocratiques. Mais la pluralité des sources d’information et la concurrence des responsables politiques devraient limiter cette possibilité dans une démocratie qui fonctionne. Le problème majeur sera de faire réformer les règles en vigueur par les dirigeants ; ils n’acceptent généralement de le faire que s’ils sont menacés dans leur sécurité ou leur mandat. Une question générale domine toutes les spéculations sur l’avenir de la démocratie : dans quelle mesure des institutions officielles et des pratiques informelles solides s’adaptent-elles bien à la rapidité des changements des conditions sociales, économiques, culturelles et technologiques, dont la démocratie dépend aussi bien sur le plan matériel que sur le plan normatif ? Interrogeons-nous un instant sur les « suspects habituels » dans ce contexte. Définition. Un faisceau de transformations récentes à un macro-niveau qui ont tendance à se regrouper et à se renforcer et qui produisent un impact cumulatif qui va en s’accélérant. Toutes ces transformations encouragent la multiplication et la variété des échanges entre individus et groupes sociaux à travers les frontières nationales en comprimant leurs interactions temporelles et spatiales, en abaissant leur coût et en abattant les anciennes barrières, certaines techniques, d’autres géographiques, mais pour la plupart politiques. De l’avis général, les forces motrices qui sont à l’œuvre derrière la mondialisation sont de nature économique. Toutefois, derrière le formidable pouvoir d’une concurrence commerciale accrue et de l'innovation technologique dans les biens et les services, se trouve une myriade de décisions prises par les autorités politiques nationales pour tolérer, encourager et, parfois, subventionner ces échanges, souvent en levant des obstacles auparavant mis en place par les pouvoirs publics. C'est pourquoi la notion de mondialisation est associée à la libéralisation. Les manifestations quotidiennes de la mondialisation semblent si naturelles et inévitables que nous oublions souvent qu’elles sont le produit de décisions délibérées prises par les gouvernements, pleinement conscients des conséquences de ce qu’ils ont décidé de « laisser passer » et de « laisser faire ». Hypothèse et contre-hypothèse. (1) La mondialisation, en réduisant la gamme des réponses politiques possibles, et en entamant la capacité des Etats nationaux, (qui ont cessé d'être) souverains, de répondre de manière autonome aux exigences de leur population, affaiblit la légitimité des intermédiaires politiques traditionnels et des autorités de l’Etat ; (2) La mondialisation élargit la panoplie des ressources disponibles pour les acteurs non étatiques œuvrant à travers les frontières nationales, et transfère la responsabilité politique vers les acteurs transnationaux « quasi étatiques ». Cela menace les structures oligarchiques établies et favorise la diffusion de nouvelles normes transnationales des droits de l’homme, de la démocratie et de la « bonne gouvernance ». Définition. L’influence directe des directives et des règlements de l’Union européenne sur les Etats membres, candidats et limitrophes, et l’effet indirect de l’interaction constante et multiple des principaux acteurs politiques européens, mènent à une convergence progressive des normes et des pratiques et, partant, à une diminution de leur diversité, laquelle caractérise traditionnellement la « région » européenne. Hypothèse et contre-hypothèse. (1) L’intégration européenne fragilise les pratiques nationales établies de participation et de responsabilité démocratiques sans les remplacer par des pratiques supranationales équivalentes en nature et en importance ; (2) L’intégration européenne, par la « conditionnalité » qu’elle impose à ses Etats membres et aux Etats candidats et par la suprématie juridique du droit européen sur les normes des Etats membres, favorise des normes de performance démocratique plus élevées et plus uniformes, au niveau national et infranational. Immigration et coexistence interculturelle Définition. Le déplacement volontaire et involontaire de personnes à travers des frontières nationales auparavant plus fermées et mieux gardées, et l’établissement permanent d’un nombre croissant d’étrangers, surtout d’origine non européenne, au sein des sociétés européennes. Hypothèse et contre-hypothèse. (1) Les migrations et la coexistence de cultures jusqu’ici séparées les unes des autres suscitent souvent une réaction négative des « autochtones » des pays européens, plus homogènes sur le plan culturel. Ce phénomène trouve son expression dans des mouvements xénophobes, des partis politiques ultranationalistes et des incidents motivés par le racisme qui sapent l’autorité des organisations et des organismes politiques en place, et forcent les gouvernements nationaux (et, éventuellement, supranationaux) à adopter des politiques de restriction de l’immigration. Il a aussi un effet secondaire sur les droits des ressortissants nationaux et sur la stabilité de la concurrence politique existante ; (2) L'immigration et la cohabitation avec des étrangers ont un impact positif sur la pratique de la démocratie à plusieurs niveaux décisionnels, car elles diversifient les bases de la concurrence politique, obligent les dirigeants à se pencher sur des questions négligées jusqu’alors et, à plus long terme, contribuent à la formation d’identités collectives plurielles et de citoyens plus tolérants. Définition. Le changement de la physionomie démographique des sociétés européennes, marquée par la baisse de la natalité et le vieillissement de la population. Hypothèse et contre-hypothèse. (1) Les personnes âgées sont plus enclines à voter, à adhérer à des associations et, donc, à acquérir l'influence politique nécessaire pour s’approprier une part croissante des aides et des fonds publics. Cette tendance nourrit le désintérêt des jeunes pour la politique au motif que les dirigeants s’intéresseraient de plus en plus aux personnes âgées (et qu’ils seraient eux-mêmes plus âgés) ; (2) les changements démographiques, notamment en ce qui concerne leur impact territorial (et lorsqu’ils sont combinés avec une immigration compensatrice venant de l'étranger), entraînent une redistribution, depuis longtemps nécessaire, de la représentation politique et des politiques publiques, qui renforcera la légitimité du régime et ses performances économiques, à condition que les jeunes qui ont délaissé la politique deviennent ensuite des citoyens engagés. Définition. L’effet combiné de plusieurs facteurs économiques, dont les taux de croissance, de chômage, d’inflation et la distribution des revenus et de la richesse, sur les perceptions que les citoyens ont du bien-être individuel et collectif. Hypothèse et contre-hypothèse. (1) Le déclin des performances économiques de l’Europe, surtout par rapport à celles des Etats-Unis, amène certains citoyens à percevoir leurs institutions démocratiques comme inefficaces et devant être réformées dans un sens plus « américain » ; (2) Le déclin des performances économiques relatives et objectives n’est pas perçu comme un déclin de la qualité de la vie et, donc, débouche sur une réaffirmation de la spécificité et de la valeur des institutions politiques « moins libérales » de l’Europe (continentale).
Définition. La diffusion rapide, imprévisible et incontrôlable des évolutions technologiques par delà les frontières politiques - par le partage des connaissances ou par la concurrence commerciale –, et ses effets sur la manière dont les citoyens, les élus et les dirigeants échangent des informations et communiquent entre eux et avec les autres. Hypothèse et contre-hypothèse. (1) L’accélération des mutations technologiques, notamment dans le domaine de l'information et de la communication, réduit le coût absolu des échanges, protège l’autonomie des utilisateurs, et réduit les disparités relatives d’accès entre les citoyens, leurs élus et leurs dirigeants, et permettent ainsi de renforcer l’égalité politique et de favoriser la responsabilisation des dirigeants ; (2) Cette accélération des mutations technologiques réduit les coûts des transactions pour une frange privilégiée de la population des pays favorisés et creuse les écarts entre ceux qui peuvent et ceux qui ne peuvent pas les exploiter, ce qui ne contribue pas à rapprocher ces derniers du processus politique.
Définition. La capacité des institutions permanentes en place, notamment au niveau national, de s’acquitter avec efficacité et autonomie (« d’une manière souveraine ») des missions que les dirigeants leur ont confiées et que les citoyens attendent d’elles. Hypothèse et contre-hypothèse. (1) Dans le contexte international et interétatique actuel (voir notamment les points 1, 2, 6 et 10 de ce chapitre), il est de plus en plus difficile pour les institutions dirigeantes des Etats nationaux, auparavant souverains, d’obtenir des ressources suffisantes, de régir les comportements et donc de satisfaire effectivement et efficacement aux attentes des citoyens. Cette dépossession entraîne le déclin du prestige et de la légitimité de la classe dirigeante ; (2) si ces transformations du contexte extérieur limitent les fonctions des Etats nationaux, elles incitent aussi à confier des responsabilités « de gouvernement » aux niveaux infranational et supranational ; or, ces institutions « au-dessus et en dessous » de l’Etat-nation deviennent de plus en plus (bien que progressivement) capables de satisfaire aux attentes des citoyens et de se donner une légitimité politique. Définition. Par suite des changements des conditions de travail, des cadres de vie, de la mobilité personnelle et de la structure familiale, le centre de l’identité et de l’action collective se déplace des grandes catégories socio-politiques traditionnelles et « englobantes » comme la classe, la religion, l’idéologie et la nationalité, vers des conceptions beaucoup plus fragmentées et personnalisées de l’intérêt particulier et des idéaux collectifs.
Définition. La tendance à acquérir des informations sur la politique et à recevoir des messages politiques exclusivement de sources médiatiques, mais surtout de la télévision et d’Internet, qui sont en concurrence commerciale l’un avec l’autre pour gagner l’attention des consommateurs et produire des bénéfices pour les propriétaires des médias. Hypothèse et contre-hypothèse. (1) La médiatisation détruit les mécanismes solides par lesquels les citoyens débattaient de la politique directement les uns avec les autres (et avec leurs enfants) et obtenaient leurs informations et se créaient une identité de proximité par le biais d'intermédiaires publics et politiques comme les partis, les associations et les syndicats. Elle les remplace par un réseau commercial qui banalise l'information sur les responsables politiques et exploite leurs faits et gestes personnels plutôt que leur activité politique ; (2) La pluralité croissante des sources, la privatisation de la propriété et la concurrence entre les entreprises pour gagner l’attention du consommateur, libèrent les médias du contrôle des dirigeants et les isolent de la manipulation partisane, créant ainsi une sphère publique plus diversifiée et accessible auprès de laquelle les citoyens peuvent obtenir plus facilement des informations et à laquelle ils peuvent participer concrètement à un moindre coût et avec un moindre effort. Définition. Une perception aiguisée des risques évitables et de l’ampleur de leurs conséquences probables pour les personnes et les groupes vulnérables, provoquée soit par des menaces extérieures pesant sur la société, soit par des comportements dangereux de la part de ses concitoyens. Hypothèse et contre-hypothèse. (1) La manipulation par les dirigeants de ce sentiment croissant d’insécurité, surtout lorsqu’il est engendré par des acteurs étrangers non étatiques (tels que les terroristes), porte atteinte aux libertés fondamentales et encourage les comportements agressifs (« préventifs ») qui nuisent aux institutions garantissant la responsabilité des dirigeants vis-à-vis des citoyens et altèrent la concurrence et la coopération des représentants démocratiques ; (2) Les efforts déployés par certains dirigeants pour exploiter l’insécurité afin d’éviter d'assumer la responsabilité de leurs actes, entraînent une réaction chez des groupes de citoyens, auparavant apathiques, qui ressuscitent les partis, les associations et (surtout) les mouvement préexistants pour défendre les libertés menacées, et qui constituent le fondement de nouvelles organisations intermédiaires. Chapitre II : Processus et acteurs Dans l’Europe contemporaine, au moins trois grands modèles de démocratie circulent parmi les théoriciens et les praticiens. Chacun de ces modèles confie la responsabilité première à des acteurs et à des processus décisionnels différents. Pour guider notre réflexion collective sur les défis et les perspectives qui se présentent à ces acteurs et à ces processus, nous nous proposons d’utiliser une définition générale de la démocratie qui ne renvoie à aucune structure institutionnelle ni à aucune règle précise en matière de décisions. En laissant ouvertes les questions capitales de savoir comment les citoyens choisissent leurs représentants, quels sont les mécanismes de responsabilisation les plus efficaces et comment sont prises les décisions collectives à caractère contraignant, cette définition n’invalide pas ce que nous appellerons par la suite démocratie « numérique », « négociatrice » ou « délibérative ». La démocratie politique moderne est un régime ou un système de gouvernance dans lequel les dirigeants sont tenus responsables de leurs actions dans la sphère publique par les citoyens, qui agissent indirectement en jouant de la concurrence et de la coopération de leurs représentants. Cette définition nous permet une division tripartite du travail. Trois types d’acteurs se conjuguent par le biais de multiples processus pour produire le summum bonum de la démocratie politique, à savoir la responsabilité. Nous avons donc divisé nos analyses des transformations et des réponses contemporaines selon qu’elles touchent la citoyenneté, la représentation ou la prise de décisions. Aujourd’hui, l’un des traits saillants des démocraties européennes est un sentiment de mécontentement politique, de désintérêt, de scepticisme, d’insatisfaction et de cynisme apparemment général dans la population. Ces réactions ne sont pas dirigées, ou pas seulement, contre tel ou tel parti, gouvernement ou politique. Elles procèdent de perceptions critiques, voire hostiles, que les citoyens ont des responsables politiques, des partis, des élections, des parlements et des gouvernements en général, d’un bout à l’autre du spectre politique. Le mécontentement politique se manifeste dans des opinions, des attitudes et des actes. Certains citoyens laissent libre cours à leur déception ou à leur colère dans leurs conversations quotidiennes avec leurs amis ou leur famille. Des spécialistes en sciences sociales tentent d’analyser ces opinions par des sondages ou des entretiens approfondis. Plus ces opinions ou ces attitudes sont extrêmes, plus elles ont de chances de se traduire en actes réels. Dans le domaine politique, ces actes sont souvent des « non-actes ». De nombreux citoyens en proie à la déception ou à la colère s’abstiennent de voter ou d’adhérer à un parti politique. D’autres expliquent qu’ils sont si furieux contre les partis (traditionnels) et leurs responsables qu’ils ont l’intention de voter pour un outsider, ou un parti protestataire ou radical. Les électeurs mécontents feront donc plus souvent preuve d'instabilité dans leurs choix électoraux, ce qui explique en partie la fréquence sans précédent des alternances gouvernementales. Qu’elles s’expriment dans des conversations, des sondages ou des entretiens, les opinions peuvent être (plus ou moins) fragiles, volatiles, conditionnées par le contexte et même artificielles. C’est pourquoi les actes sont plus importants que les mots. Même si la participation électorale est déterminée par de nombreux facteurs et ne reflète pas uniquement la satisfaction ou le mécontentement politique, son évolution peut être révélatrice de l'étendue et de la progression de ce mécontentement. Figure 1 : Participation aux élections législatives en Europe occidentale et orientale
La figure 1 mesure l’évolution de la participation annuelle moyenne aux élections législatives dans tous les Etats membres du Conseil de l'Europe depuis 1980. Elle s’appuie sur les données électorales des Etats membres dont la population est supérieure à un million d’habitants et qui étaient membres du Conseil de l'Europe avant 1980 (Autriche, Belgique, Danemark, France, Allemagne, Grèce, Irlande, Italie, Pays-Bas, Norvège, Portugal, Espagne, Suède, Suisse, Turquie, Royaume-Uni). Ce regroupement est bien évidemment artificiel mais il illustre la tendance globale à la baisse de la participation électorale en Europe et, partant, le mécontentement politique apparemment croissant qui détermine en partie la participation de l’électorat. Les données pour l’Europe centrale et orientale ont été traitées de manière analogue et prennent en compte la participation des électeurs aux élections législatives dans sept pays (Bulgarie, République tchèque, Hongrie, Lituanie, Pologne, Roumanie, République slovaque). Ces pays ont été choisis parce qu’ils ont une population supérieure à un million d’habitants et qu’ils sont membres du Conseil de l'Europe depuis plus de dix ans, à compter de 1990. La participation « européenne » a diminué, passant de 88 % en 1980 à 74 % en 2002, et même à 70 % en 2000. La participation électorale baisse, plus ou moins rapidement, dans tous les pays à l’exception du Danemark. Si nous extrapolons la tendance globale passée, la participation sera d’environ 65 % en 2020, voire plus faible si nous tenons compte de la population en âge de voter et non des électeurs inscrits. Le déclin de la participation électorale est encore plus marqué en Europe centrale et orientale. Dans cette région, la participation moyenne pondérée des électeurs est passée d’approximativement 70 % au début des années 90 à 60 % dix ans plus tard. Elle sera d’environ 45 % au début des années 2020 si nous extrapolons son évolution sur cette brève période. Ces conclusions sont étayées par des sondages d’opinions qui montrent une nette tendance à la perte de confiance dans le pouvoir législatif en Europe. Les positions à l’égard du monde politique sont toutefois plus ambivalentes que les expressions de mécontentement pourraient le faire penser. Les partis et responsables politiques nationaux, c'est–à-dire les acteurs politiques spécialisés et professionnels, sont bien plus la cible des critiques que les responsables locaux. A d’autres égards, les gens font des distinctions entre différents niveaux politiques. Certains d’entre eux, appartenant surtout à la bourgeoisie et aux couches socioculturelles supérieures, voient des différences entre l’aspect « politicien » qui renvoie aux partis, aux responsables, aux élections, aux rivalités et aux luttes de pouvoir, et un aspect non, ou moins, « politicien » associé à des projets, des programmes, des questions, des idées, des principes, des convictions et des efforts pour résoudre les problèmes. Lorsque les personnes appartenant à cette catégorie critiquent la politique, elles pensent généralement (et tacitement) à la première dimension. Certains de ces citoyens parmi les plus critiques sont disposés à croire en la politique lorsqu’un dirigeant ou un parti leur semble « différent » ou lorsque des questions primordiales (terrorisme, fascisme, Etat-providence) sont en jeu. La manière dont est perçu et critiqué le monde politique dépend de l’investissement et des compétences politiques de chacun. Deux types de mécontentement doivent être distingués : un mécontentement plutôt simpliste et intemporel et un autre plus subtil. Le premier existe depuis longtemps, bien avant que les responsables politiques et les spécialistes en science politique aient commencé à s’inquiéter de la méfiance inspirée par les institutions et les acteurs politiques. Il est plus ancien que les transformations politiques (par exemple, la mondialisation, les « délocalisations », la « crise » de l’Etat-nation, la montée du chômage, l’intégration européenne) souvent avancées pour expliquer le désintérêt pour la politique. Le mécontentement de ce type est facilement – peut-être trop facilement – repéré par les sondages d’opinion. Les personnes interrogées qui partagent ces opinions appartiennent, du moins statistiquement, à des tranches bien définies de la population qui se caractérisent par : – un niveau assez faible (quoique variable) d’instruction, de statut social, d’information et de subtilité politiques, et un sentiment d’incompétence personnelle en la matière ; – une absence de préférence politique marquée et même une incapacité à percevoir des différences entre les responsables et partis politiques ; – la peur de « se faire avoir » par le monde politique à cause de cette incompétence ; – un manque d’intérêt pour la politique qui les amène à penser et à affirmer que celle-ci ne mérite pas leur attention ; – une vision étroite de la politique, réduite à sa dimension « politicienne », qui résulte de ce désintérêt pour la chose publique et qui s’en nourrit; – de mauvaises conditions de vie qui les conduisent à penser que les hommes politiques ne s’occupent pas vraiment d’eux et que la politique n’a donc aucune importance. Dans le même temps, d’autres personnes expriment un mécontentement plus subtil. Contrairement à celles de la catégorie précédente, elles se réfèrent à divers changements intervenus dans le domaine politique. Par exemple, elles affirment qu’« il n’y pas beaucoup de différence entre les partis politiques aujourd’hui », que « les partis de gauche et de droite sont actuellement très semblables et mènent les mêmes politiques », que « la politique est de plus en plus tiède », que « la politique n’a plus d’importance, c’est l’économie qui compte maintenant », que « les Etats-nations ne peuvent pas faire grand chose contre les entreprises qui décident de délocaliser » ou que « c’est l’Union européenne qui décide de tout ». Les personnes qui défendent ces opinions ajoutent qu’elles s’intéressent beaucoup moins à la politique qu'auparavant et que leurs préférences politiques se sont émoussées. Pourtant, nombre d’entre elles ont encore de fortes aversions, en ce sens qu’elles sont fermement opposées à certains partis politiques. Elles s’intéressent encore assez à la politique pour pouvoir en critiquer les acteurs à l’aide d’arguments bien étayés. Les personnes qui peuvent être classées dans cette deuxième catégorie ont un meilleur niveau d’instruction (mais pas obligatoirement très élevé). Elles sont plus intéressées, plus informées et plus confiantes dans leurs capacités à maîtriser la politique que celles de la première catégorie, et en ont une vision plus complexe, plus diachronique et plus noble. Causes du mécontentement politique Le mécontentement politique procède d’un ensemble de facteurs convergents. Education. Plus le niveau d’instruction est élevé, plus le sentiment de compétence politique est fort. Plus les compétences subjectives et objectives sont grandes, plus les aptitudes et les tendances à la critique le sont aussi. L’amélioration des compétences cognitives chez les citoyens accroît leur capacité et leur disposition à critiquer ce qu’ils désapprouvent. Une communauté de citoyens plus éduqués a un esprit plus critique et elle est potentiellement plus exigeante avec ses dirigeants et représentants politiques. Les citoyens plus instruits souhaitent aussi tacitement être plus actifs, même s’ils ne sont pas prêts à investir du temps et de l’énergie lorsqu’on demande effectivement leur participation. La demande de formes plus tangibles et directes de participation politique est donc réelle bien que quelque peu ambiguë. Avec pour conséquence concrète, peut-être, une diminution inéluctable de l’importance des élections comme forme majeure de la participation démocratique. Un nombre faible mais croissant de citoyens (relativement) instruits demandent plus ou moins clairement à avoir davantage de possibilités d'exprimer leurs opinions et de trancher eux-mêmes des questions importantes. Transformation des valeurs. Les communautés de citoyens européens, ou au moins une grande part de celles-ci, semblent être passées de la déférence envers l’autorité et les autorités, au scepticisme à l'égard des élites et des institutions. Pour des raisons nombreuses et complexes, la permissivité et l'intolérance aux normes sociales et à l’autorité gagnent depuis longtemps du terrain. La culture des droits, de l’égalité, et de l’autonomie personnelle qui progresse est assez antinomique avec la déférence, le respect, la discipline, la hiérarchie et l’autorité qui organisent les relations citoyens-représentants dans une démocratie représentative. Changements économiques. La croissance économique a été faible au cours des trente dernières années. Le chômage a augmenté, les salaires réels sont restés stables ou n’ont progressé que lentement au fil des ans. Le fléchissement des barrières commerciales, la baisse des coûts de transport et l’amélioration des communications ont renforcé le rôle du commerce et des investissements internationaux dans toutes les économies. La compétition mondiale amène divers avantages à certaines catégories, mais entraîne aussi la délocalisation d'entreprises dans des pays à faibles salaires, une baisse des salaires dans les pays avancés et des pressions concurrentielles tendant à tirer les normes du travail vers le bas. Les nouvelles technologies ont un effet destructeur sur la main d’œuvre spécialisée et ses salaires, même si elles peuvent créer en même temps de nouveaux emplois qualifiés. La mondialisation a remis en cause la capacité des Etats à mettre en place une régulation efficace dans le domaine économique et social. De nouvelles institutions comme l’Union européenne ou l’Organisation mondiale du commerce ont réduit la marge de manœuvre politique des Etats-nations. Elles ont aussi laissé penser que ceux-ci pouvaient devenir un acteur collectif de moindre importance. Les Etats-nations sont également vidés de leurs pouvoirs par la déréglementation et la privatisation. Dans le même temps, les gouvernements, confrontés à une « crise fiscale », ont tenté d’équilibrer leurs budgets en jugulant les dépenses du secteur public. Les services sociaux ont été réduits ou leur expansion a cessé. Les citoyens se trouvent de plus en plus souvent aux prises avec des problèmes qui découlent de la compétition mondiale, de la crise économique et de la diminution de la protection sociale. Ceux qui subissent ou craignent le chômage personnellement ou dans leur famille et ceux qui pensent que leur situation économique va empirer, sont plus enclins à une perception négative de la politique. Les personnes qui pensaient déjà que la politique ne pouvait pas améliorer leur vie et qu’il n’y avait rien à attendre des responsables politiques ont vu leur opinion confirmée. Les fléaux « objectifs » ou « imaginaires » comme la récession, l’augmentation de l’immigration, la perte du contrôle local, le chômage et l’insécurité, ont amené certaines parties de la population, qu’elles soient personnellement touchées ou non et indépendamment des réalisations accomplies dans d’autres domaines, à conclure que le gouvernement ne s’attaquait pas bien aux problèmes et ne tenait pas ses promesses. Pour des tranches plus averties de la population, le niveau de mécontentement politique est aussi lié à des évaluations plus complexes des résultats des gouvernements. La prospérité liée aux politiques économiques menées au cours des trente premières années qui ont suivi la Deuxième guerre mondiale puis le renversement de conjoncture au milieu des années 70 ont suscité des attentes, ensuite déçues, sur la capacité de l’Etat à s’occuper de la croissance, de l’inflation et de l’emploi. Les performances économiques médiocres ou plus médiocres des pays au cours des dernières décennies ont apparemment été évaluées par rapport au boom économique des « Trente glorieuses » de l’après-guerre et à l’aune des attentes créées par un siècle d’interventions publiques de plus en plus importantes. Les tranches les plus averties de la population sont davantage conscientes des changements économiques et sociaux des dernières décennies. Elles ne raisonnent pas comme si rien n'avait bougé. Selon elles, l’Etat-nation n’est plus capable de faire face aux grandes difficultés économiques, il ne peut pas s’opposer aux décisions des entreprises internationales et empêcher les délocalisations des usines. Leurs attentes concernant les possibilités d’action des gouvernements ne sont plus aussi élevées. Toutefois, elles restent déçues par la politique parce qu’elles comparent tacitement les performances actuelles des gouvernements avec leurs performances antérieures, ou avec les visions normatives qu’elles se sont faites de ce que devraient faire les gouvernements. Les attentes normatives et idéologiques produisent donc des capacités critiques, mobilisées par ce qui apparaît comme des échecs des gouvernements. La conjonction de capacités critiques développées par une meilleure éducation et de nombreuses déceptions politiques, nourrit une disposition permanente à la critique dans les couches politisées de l’opinion. Ces tendances critiques sont mobilisées lorsque les personnes en question sont confrontées à des difficultés personnelles, quelles qu’elles soient. Contexte politique. Pour justifier leur déception vis-à-vis de la politique, les gens évoquent divers éléments des contextes sociaux et politiques. On constate que les révélations spectaculaires de corruption politique et les scandales qui ont eu lieu dans de nombreux pays, ont favorisé un climat de méfiance d'ordre éthique. Les écarts idéologiques et politiques entre les partis politiques ont diminué. Dans plusieurs pays européens, la politique n’est plus considérée, comme elle l’était jusqu'ici, comme une lutte entre des visions opposées, et même utopiques, de la société et de son avenir. Depuis la chute du système socialiste « réel », presque aucun parti établi n’a l’intention de renverser l’économie de marché, le capitalisme et la démocratie libérale. Pour différentes raisons mentionnées précédemment, la marge de manœuvre des gouvernements s’est aussi amenuisée. Cela a amené certaines parties de l’opinion publique à conclure que la politique n’a plus d’importance, qu’il est inutile de perdre du temps à trancher entre des partis semblables défendant des politiques semblables, et que les partis et les responsables politiques n’entrent en compétition que pour consolider leurs propres pouvoirs et privilèges. Ceux qui ont gardé certains attachements partisans regrettent profondément que les partis de gauche soutiennent ce qu’ils considèrent comme des politiques « néolibérales de droite » ou que les partis de droite ne modifient pas les politiques « socialistes de gauche » lorsqu’ils sont au gouvernement. Certains citoyens estiment que la politique a perdu de son authenticité et qu’elle est de plus en plus régie par l’intérêt personnel et les arrière-pensées. Ils accusent parfois les sondages d’opinion et les spécialistes de la communication d'être à l'origine de ces changements. Des épisodes récurrents de la vie politique, qui étaient perçus comme neutres ou normaux dans le passé, alimentent aujourd’hui une méfiance assez importante pour produire une prévention contre la politique elle-même. Les attaques, dénigrements et critiques répétés de représentants élus et choisis à l'égard du « gouvernement » contribuent à développer des perceptions de plus en plus négatives dans l’opinion publique, déjà encline à réduire la politique au jeu « politicien ». En général, pour augmenter leur audience, les médias simplifient, personnalisent, dramatisent et mettent en avant les aspects « spectaculaires » des événements politiques. Ils s'intéressent à la politique plutôt qu'aux orientations politiques, privilégient les scandales, la tactique et les rivalités personnelles et suivent les campagnes électorales comme il s’agissait de courses de chevaux. Les candidats et les hauts responsables sont souvent dépeints comme fourbes et intéressés. Les médias renforcent souvent les craintes et les préjugés de la partie de leur public qui ravale la politique au jeu politicien, ne serait-ce que parce que l’information est ainsi plus amusante et plus facile à comprendre. C’est particulièrement vrai des « citoyens-consommateurs » qui ne sont que très superficiellement intéressés par le sujet et déjà enclins à se méfier de la politique en raison de leurs prédispositions, de leur marginalité sociale et de la suspicion dans laquelle ils tiennent les institutions. Le mécontentement politique a-t-il de l’importance ? La montée apparente du mécontentement politique menace-t-elle la légitimité des systèmes politiques européens ? Disons d’emblée que le mécontentement politique est ambivalent et que le désenchantement actuel n'est pas irréversible. Ajoutons que si l’on constate une diminution d'ailleurs ambivalente de la confiance dans les responsables, les partis politiques, les élections, les parlements et les gouvernements, la méfiance ne semble pas avoir gagné pour autant les autres sphères des systèmes européens. La légitimité d’un régime politique dépend de l’existence d’un autre régime ou d’une utopie concurrents. Or, l'affrontement entre les différentes formes d’organisation gouvernementale et sociale a disparu au moins depuis 1989. Selon certains chercheurs, depuis la chute du système socialiste, l’adhésion des citoyens à la démocratie dépend de plus en plus des résultats du gouvernement, particulièrement dans les ex-pays socialistes. Les systèmes démocratiques semblent donc plus vulnérables, mais ils sont en même temps incontestables et plus forts. Pour ces mêmes raisons, le taux élevé et croissant d’abstention électorale n’est pas en lui-même une menace pour le système politique. Mais, dans la mesure où l’abstention augmente dans les couches défavorisées de la société et où les responsables politiques sont plus disposés à prendre en compte les attentes des électeurs que celles des non-électeurs, la chute de la participation électorale devrait contribuer à introduire ou à renforcer la discrimination sociale dans les politiques publiques. Avec la méfiance dans les institutions politiques, se pose la question de la volonté de la population de respecter les lois, de payer les impôts ou de faire carrière dans l’administration. Plusieurs actes de violence isolés perpétrés dans certains pays contre des responsables politiques et des fonctionnaires pourraient être liés à l'exacerbation du mécontentement politique. La méfiance d'ordre éthique à l'égard des responsables politiques est déjà un grave problème car elle incite à enfreindre les règles et la loi. Des jeunes délinquants affirment, par exemple, qu’ils n’ont pas honte de leurs vols, cambriolages ou trafics de drogues parce que « les dirigeants politiques volent bien plus que nous ». Identité culturelle et protestation Les migrations, que l’on peut définir comme le déplacement de personnes d’une région ou d’un pays à un autre, indépendamment de leurs motivations, donnent lieu à d’importants changements démographiques qui ont des répercussions sur la vie démocratique en Europe. L'immigration diversifie la composition du demos européen en entraînant la cohabitation, sous le même toit démocratique, de personnes ayant des statuts juridiques différents. Les ressortissants nationaux côtoient des immigrés temporaires, des résidents étrangers de longue durée (ou denizens), des demandeurs d’asile et des immigrés sans-papiers. Du fait de leur statut juridique, ces groupes ont des obligations et des droits différents. Démocratie, citoyenneté et droits (a) Ampleur et caractéristiques des migrations Depuis 1989, l’immigration nette est le principal facteur influant sur l'évolution démographique annuelle des Etats membres du Conseil de l'Europe. La figure 2 ci-dessous présente l'évolution de la population étrangère en pourcentage de la population totale pour 15 pays d’Europe. La population étrangère totale enregistrée était d’environ 21 millions de personnes en 1999, ce qui représentait quelque 2,6 % de la population totale de l'ensemble des pays. D’après les données, c'est la Suisse qui comptait en 1999 la proportion la plus élevée d’étrangers par rapport à la population totale du pays (19,3 % d'étrangers dont deux-tiers de ressortissants de l’Union européenne). La population étrangère réside en majorité en Europe occidentale tandis qu’en Europe centrale et orientale, la proportion d'étrangers est relativement faible (moins de 2 %). L’immigration intérieure nette dans les deux régions était relativement élevée au début des années 1990, l’augmentation absolue la plus importante touchant la République Fédérale d’Allemagne. A la fin des années 1990, la proportion d'étrangers a baissé ou s’est stabilisée dans certains pays d’Europe occidentale. Elle a cependant augmenté dans la plupart des pays depuis 1998, bien que faiblement en Europe centrale et orientale (les chiffres les plus élevés enregistrés dans les PECO concernent la République tchèque). D'après les données dont nous disposons, en Europe occidentale, la diversité d’origine des migrants étrangers est considérable et la majorité des étrangers viennent de pays n’appartenant pas à l’Espace économique européen (EEE) plus la Suisse. Les migrants étrangers choisissent des pays de destination différents, selon leur pays d'origine. Par exemple, l’Afrique est une source importante d'immigrés pour la France, de même que l’Amérique latine pour l’Espagne et le Portugal. Les Asiatiques immigrent dans différents pays d’Europe, pour diverses raisons : ceux qui viennent du sous-continent indien se rendent en général au Royaume-Uni, les Philippins en Italie pour des emplois temporaires, et la Grèce accueille une immigration originaire du Proche-Orient. L’Allemagne est la destination la plus fréquente des ressortissants des pays européens extracommunautaires. Les migrants temporaires et de transit représentent aussi une population importante en Europe centrale et orientale. Figure 2 : La population étrangère en pourcentage de la population totale de quelques pays du Conseil de l'Europe, 1980-2020
L'Europe, à partir de la fin des années 1950, a activement recruté à l'étranger des travailleurs migrants qui ne devaient pas s'installer de manière permanente dans le pays d’accueil. Le recrutement de main-d’œuvre étrangère a effectivement cessé dans les pays d'Europe occidentale depuis la moitié des années 1970. Toutefois, la population étrangère n’a pas diminué, à cause du faible nombre de retours et du regroupement familial. De nombreux travailleurs immigrés ont obtenu le statut de « résidents non-citoyens ». Cette catégorie de personnes, souvent appelée « denizens » (résidents étrangers de longue durée), bénéficie d’un statut intermédiaire entre nationaux et étrangers. Ces résidents sont intégrés dans les diverses structures sociales, économiques et juridiques sans toutefois bénéficier de l'intégralité des droits à la participation politique. Les règles pour accorder le statut de résident étranger (« denizenship ») et les droits et les avantages attachés à ce statut, varient d’un pays à l’autre. Toutefois, le statut de résident étranger est devenu un élément fort et stable de toutes les démocraties du Conseil de l'Europe, ce qui a conduit à réexaminer la question de savoir qui a le droit de participer à la vie politique et sous quelle forme. (b) Statut de résident étranger et nationalité La continuité entre le peuple et le lieu, la nationalité et le demos, est un postulat essentiel des démocraties modernes. La citoyenneté de l’Union européenne illustre magistralement comment les frontières de l’appartenance politique peuvent être élargies et comment le demos peut s’étendre au-delà des frontières nationales. Toutefois, même dans les Etats membres de l’Union européenne, les ressortissants de pays tiers ne bénéficient pas du statut complémentaire de la citoyenneté de l’Union européenne, tel que défini par le Traité de Maastricht. Jusqu’à présent, les mesures prises pour étendre les droits de la citoyenneté au-delà des nationaux, n’offrent donc pas un cadre global pour traiter les questions concernant la participation politique des ressortissants de pays tiers. Cela nous invite à réfléchir avec imagination à la composition de l’électorat, à la citoyenneté et aux mécanismes de la participation politique. De fait, dans l’Union européenne, des droits civils et sociaux ont aussi été accordés aux ressortissants de pays tiers. Cette tendance montre que la nationalité n’est plus la voie exclusive pour accéder aux avantages que donne l’appartenance à un Etat, et pour devenir membre à part entière d’une communauté. Il n’en reste pas moins que les droits politiques sont une prérogative des seuls ressortissants nationaux, prérogative importante, les règles d’attribution des droits sociaux et civils étant, par exemple, conçues et modifiées par ceux qui ont et qui exercent les droits politiques, à savoir les citoyens « autochtones ». Cela pose problème, surtout dans les temps de crise économique où les nationaux et leurs représentants peuvent décider de diminuer les prestations sociales accordées aux résidents étrangers, ces derniers étant exclus du processus décisionnel. Toutefois, les résidents étrangers contribuent fortement au développement économique et social de leur pays de résidence, y paient des impôts et doivent en respecter les lois. Autrement dit, ils partagent les charges et les avantages de la coopération sociale. Leur dénier la pleine jouissance des droits politiques revient en quelque sorte à violer l’un des principes démocratiques (normatifs) fondamentaux à savoir que les personnes concernées par un ensemble d’institutions sociales et politiques devraient aussi se voir accorder des droits leur permettant d’influer sur ces institutions et leurs politiques. Reconnaissant que l’absence de ces droits politiques est une forme de déficit démocratique, certains gouvernements ont avalisé diverses modalités de participation politique, autres que le droit de vote, pour les résidents étrangers. Dans certains pays du Conseil de l'Europe, ces derniers ont la possibilité de peser indirectement sur les décisions par l'intermédiaire d’organisations financées par des fonds publics, d'organes consultatifs et de syndicats. Ainsi, l’enjeu de la pratique démocratique se déplace du niveau national au niveau local. En s’engageant dans des activités citoyennes au niveau local, les résidents étrangers entrent en contact avec des organes représentatifs, des associations et des groupes de pression qui peuvent aussi leur permettre de se faire entendre au niveau régional et national. Qui plus est, grâce à leurs activités locales, ils peuvent acquérir des compétences qui renforceront leur participation au niveau national et supranational. L'octroi de droits politiques aux résidents étrangers, par exemple le droit d’élire un représentant aux élections municipales – comme c’est le cas en Irlande, en Suède, en Norvège, au Danemark, aux Pays-Bas, en Finlande et au Luxembourg – modifie considérablement la compétition politique. En effet, les candidats qui remportent les élections doivent rendre compte de leur action à un électorat plus diversifié et répondre aux besoins d’une tranche de la population jusqu'ici exclue de la vie politique. De plus, de nouvelles questions (par exemple, dans les domaines de l’éducation et de la santé) font leur apparition ou deviennent prioritaires dans les programmes politiques. De surcroît, donner aux résidents étrangers la possibilité de s’exprimer permet de régler les éventuels conflits ethniques et culturels par des voies démocratiques. Ainsi, les conflits, au lieu d'être occultés, sont pris à bras le corps et trouvent éventuellement une solution. Cela favorise aussi une libre confrontation des idées dans le cadre d’un dialogue ouvert, amenant la société d'accueil à s'interroger sur elle-même et à pratiquer un multiculturalisme critique. On considère que le caractère permanent de l'installation de cette catégorie d’immigrés dans le pays d’accueil justifie un projet de citoyenneté multiculturelle où les droits politiques peuvent être partagés par les nationaux et les non-nationaux. (c) Minorités De plus en plus, des groupes de résidents étrangers et de ressortissants d’entités infranationales revendiquent une reconnaissance collective et une participation individuelle aux processus politiques, par exemple en tant que « minorités ». Il existe des conditions favorables pour répondre à ces revendications : une population « minoritaire » importante dans certains pays, le soutien apporté par les conventions internationales à la reconnaissance des minorités, et le souci général d’assurer un accès équitable à la vie politique, sociale et économique à des groupes jusqu'ici exclus. D’un côté, la plupart des pays du Conseil de l'Europe énoncent clairement leur engagement commun à reconnaître les droits des groupes et à permettre leur exercice (par exemple dans les pays issus de l’ex-Yougoslavie). De l’autre, certains pays (comme la France) refusent de reconnaître ces groupes en tant que « minorités » et de leur accorder des droits en tant que tels, même s’ils reconnaissent l’égalité des personnes quelle que soit leur origine culturelle et ethnique. Certains pays (comme la Croatie) ont introduit des quotas dans la représentation régionale et locale pour les minorités linguistiques, alors que d’autres se sont dotés d'organes consultatifs, comme une seconde chambre au Parlement, ou de mécanismes de veto pour les communautés nationales ou religieuses. Toutefois, les membres des minorités nationales plus faibles numériquement et dispersées sur le territoire, notamment les Roms, restent exclus de la plupart de ces dispositifs. (d) Immigration clandestine Ces dernières années, les chiffres estimatifs de l’immigration clandestine ont atteint des niveaux inquiétants, surtout dans les pays d’Europe méridionale. Les immigrés sans-papiers, qui n’ont officiellement pas le droit d'occuper un emploi, représentent une partie importante de la main-d’œuvre de l’économie « cachée » ou « souterraine » de ces pays. L’immigration clandestine est avantageuse pour les employeurs du pays d’accueil qui profitent de la plus faible rémunération des immigrés sans-papiers et de leurs horaires de travail plus longs et plus flexibles. L’Etat et le système juridique sont tous deux absents de ce secteur informel du marché. La demande de main-d’œuvre sans-papiers encourage la traite et le trafic d’êtres humains et une croissance considérable des industries parallèles qui traitent les personnes comme des marchandises. Chaque année, des milliers d'êtres humains, surtout des femmes et des enfants, sont victimes de la traite à des fins d’exploitation sexuelle ou à d'autres fins, ce que l'on peut assimiler à une nouvelle forme d’esclavage. Comportements à l'égard des immigrés Selon certains observateurs, les comportements hostiles aux immigrés se multiplient de manière inquiétante dans les Etats membres du Conseil de l'Europe. La Conférence mondiale des Nations Unies contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l’intolérance qui y est associée a mis ce problème en relief. Des organisations internationales telles que l’Organisation internationale des migrations, l’Organisation internationale du travail et le European Centre for Racism and Immigration ont, elles aussi, attiré l’attention sur la dégradation des comportements à l’égard des immigrés extracommunautaires, que viennent renforcer les stéréotypes raciaux véhiculés par les médias et certains dirigeants politiques. D’après les données de l’Observatoire européen du racisme et de la xénophobie (EUMC), les agressions racistes ont augmenté dans la plupart des Etats membres de l’Union européenne. Pour certains pays, les statistiques officielles indiquent que le nombre des délits pourrait avoir diminué au cours des deux dernières années. Concernant les pays d’Europe centrale et orientale, Amnesty International fait état d’une augmentation des comportements xénophobes et de la violence raciste à la fin des années 1990. Dans tous les pays du Conseil de l'Europe, les auteurs de crimes racistes sont généralement des hommes jeunes (18-26 ans) ayant un faible niveau d’instruction. Toutefois, certaines ONG ont signalé à l’EUMC qu’un nombre inquiétant d’actes de violence raciste étaient aussi commis par des policiers. Cela semble indiquer que le racisme trouve une expression même au sein des structures institutionnelles. Les partis d’extrême droite, dont les succès électoraux n'ont cessé d'augmenter à partir des années 1980, flattent souvent les sentiments xénophobes de la population dans leurs campagnes. Pour asseoir leurs stratégies électorales, ils invoquent la menace que les immigrés feraient peser sur la culture nationale et ses symboles (comme les crucifix en Italie et en Allemagne), et le lien supposé entre le chômage et le nombre d’immigrés installés dans leur pays. Aucun élément empirique ou théorique ne permet de confirmer que l’immigration produit du chômage. Bien au contraire, certaines enquêtes montrent que les citoyens les plus susceptibles de remplacer la main-d’oeuvre immigrée ne sont pas victimes de l'augmentation de l’immigration. En outre, selon diverses études menées sur l’évolution démographique, l’immigration serait une des solutions possibles pour remédier au « déficit démographique » de l’Europe et aux problèmes qu’il entraîne. Une politique d'immigration pourrait servir les buts stratégiques économiques et sociaux qui sont les fondements de l’économie de marché de l’Europe. Les dirigeants des partis xénophobes prétendent souvent que l’immigration représente une menace pour la stabilité politique et sociale. L'idée que la criminalité augmenterait à cause de l’immigration est aussi répandue. La peur des immigrés a été exacerbée par les événements du 11 septembre 2001 et du 11 mars 2004. Ce sont surtout les immigrés originaires des pays arabes et de l'Europe du Sud-Est qui focalisent la suspicion et la peur. Ces représentations négatives sont souvent renforcées par l’image que les médias donnent des immigrés. Les programmes d’information, lorsqu'ils rendent compte de certains délits, en décrivent les auteurs comme appartenant à tel ou tel groupe minoritaire. Dans la même veine, les personnages de meurtriers et de délinquants de plusieurs programmes de fiction policière sont des personnes d’origine étrangère. En même temps, les médias sont un moyen important de participation et d’intégration des résidents étrangers. Par divers mécanismes comme le financement de programmes multiculturels, certains pays ont mis en avant l’effet positif que les médias peuvent avoir sur les mentalités et les comportements de la population et sur la perception que les immigrés ont d’eux-mêmes. Pas de démocratie sans partis politiques – même s'ils diffèrent de par leur organisation, leur idéologie, leur taille, leurs fonctions et leurs objectifs. Ils servent d’intermédiaires entre les électeurs (citoyens) et les pouvoirs publics (dirigeants). Structurant le champ politique, ils aident les électeurs à faire leur choix et les dirigeants à former des gouvernements. Les partis politiques font l’objet de nombreuses définitions qui vont de l’acception la plus large à un sens très étroit. Souvent, ces définitions se fondent sur une ou plusieurs des fonctions des partis politiques. Le critère le plus généralement admis est que les partis doivent s'affronter dans l’arène politique, s’efforcer de faire élire leurs candidats et jouer un rôle dans la formation du gouvernement. Les partis peuvent remplir un large éventail de fonctions, bien que tous ne les exercent pas dans leur intégralité, et certainement pas au même degré. Ils peuvent jouer un rôle primordial dans le recrutement et la sélection de l’élite politique en désignant des candidats aux fonctions électives et en occupant des postes au gouvernement, en formant et en soutenant des gouvernements et en élaborant des politiques. Ils peuvent aussi jouer un rôle intégrateur dans la société en mobilisant et en proposant une identité collective aux électeurs, en unissant et en articulant les groupes sociaux et en renforçant la légitimité du système politique. En outre, ils peuvent participer à la socialisation des électeurs, à la structuration du débat et/ou à la représentation sociale. Toutefois, en démocratie, un parti ne saurait représenter l’ensemble de la société comme l’illustre très bien l’étymologie du mot pars, c'est-à-dire partie). Pour éviter tout déficit démocratique, les partis, dans les systèmes démocratiques, doivent être eux-mêmes démocratiques et transparents et établir des relations solides et réglementées entre leurs dirigeants et leurs adhérents. Membres, taille et organisation des partis Même si les effectifs des partis ont tendance à baisser en Europe, ce phénomène touche davantage les anciennes démocraties d'Europe occidentale que les pays récemment démocratisés de l’Europe méridionale, centrale et orientale. Tous les pays d’Europe occidentale enregistrent une diminution du nombre d'adhérents de partis politiques. La situation dans les pays appartenant à la troisième vague de démocratisation est plus variable, certains connaissant même une croissance (Grèce, Hongrie, République slovaque et Espagne). Il en ressort que la diminution des effectifs des partis politiques est une tendance lourde dans les vieilles démocraties, ce qui ne laisse d'inquiéter quant à la participation des citoyens aux affaires publiques : la démocratie est en danger si l'apathie et la déception des citoyens leur font renoncer à adhérer à l’une de ses institutions essentielles. Moins ils adhèrent aux partis, moins ils votent, et moins les gouvernements seront comptables de leurs actes, moins les droits individuels pourront s'exercer et moins les revendications des individus et des groupes se feront entendre dans le processus politique. Enfin, en choisissant de ne pas être représentés dans le processus décisionnel, les citoyens accorderont d'autant moins de légitimité aux actions de leur gouvernement démocratique. Figure 3 : Effectifs des partis en Europe occidentale et orientale
Source: Peter Mair et Ingrid van Biezen «Party membership in twenty European democracies: 1980-2000», Party Politics, vol. 7, No. 1, 2002. La baisse du taux d'adhésion aux partis politiques n’est toutefois pas toujours inquiétante en elle-même. Elle n’est pas obligatoirement un signe de déclin de la participation politique en général : on peut, du moins en partie l'imputer à l’apparition de nouvelles formes de participation, plus attractives sur le plan individuel et plus acceptables sur le plan social (signature de pétitions, boycott de certains produits pour des raisons politiques ou manifestations pour ou contre telle ou telle mesure). En outre, l’incitation à adhérer à des partis diminue à mesure que ceux-ci se frottent à des concurrents qui semblent reprendre en partie l’une ou l’autre de leurs fonctions tout en étant moins exigeants et plus accessibles aux citoyens. De même, le changement de nature des campagnes (utilisation plus massive des médias accompagnée d’une diminution des formes traditionnelles de campagne qui font appel aux bénévoles) et la restructuration du financement des partis (le recours plus important au financement public les rend moins dépendants des cotisations des membres), font que ces derniers ont de moins en moins besoin d'avoir un grand nombre d'adhérents. Autrement dit, les partis n’ont plus à proposer un «programme régulier ou complet de manifestations où le public participe directement», hormis les événements qui sont directement liés aux élections. Enfin, un nombre élevé d'adhérents ne rend pas obligatoirement le système démocratique plus réceptif aux revendications des citoyens : plus un parti compte de membres, moins ceux-ci sont à même d'influencer la direction du parti. Au cours des années 1990, les scandales liés au financement illégal des partis se sont multipliés dans toute l’Europe. Indépendamment du système politique ou de la structure des partis, de leur organisation ou de leur orientation idéologique, la corruption politique liée au financement des partis est devenue un problème chronique. Malgré leurs organisations institutionnelles et leurs politiques différentes, presque toutes les démocraties européennes ont eu le plus grand mal à financer convenablement leurs partis politiques et à assurer une répartition équitable de ces fonds. (a) Les dépenses des partis, en augmentation (croissante), excèdent leurs revenus légaux Dans les années 1970, les partis s'étaient déjà dotés d'une bureaucratie permanente et importante. Ces appareils administratifs se sont avéré onéreux à entretenir, surtout pendant les années sans élections où les dons ne sont pas aussi généreux. Parallèlement, l’importance des bureaux nationaux et centraux a fini par dépasser celles des antennes locales et cela s'est accompagné d’une augmentation des besoins d’expertise professionnelle (coûteuse). Les campagnes électorales sont devenues de plus en plus chères. Premièrement, les techniques de campagne ont changé à cause des progrès technologiques qui ont rendu le travail bénévole moins efficace. Le militantisme a perdu de l'importance et les solutions de remplacement – publicité à la télévision, à la radio et dans la presse – se sont montrées plus efficaces pour influencer le comportement de l’électorat. Deuxièmement, la nature de plus en plus compétitive et commerciale de la politique électorale et l'allongement des campagnes ont forcé les organisations centrales des partis à investir davantage d’argent et de ressources professionnelles pour obtenir le plus grand nombre de voix possibles, indépendamment des appartenances antérieures et de la solidarité de classe. Les partis ayant jugé qu’il était nécessaire de toucher un public dépassant leur base traditionnelle ont dû payer de plus en plus cher pour chaque voix supplémentaire. En outre, en Europe, les partis avaient l'habitude et jugeaient nécessaire de maintenir, entre les élections, un niveau de participation à des assemblées politiques nationales et, parfois, régionales et locales, à des organisations sociales, à des groupes d’étude, à des fondations partisanes et à des clubs de réflexion. Or, toutes ces activités devaient être financées sur les budgets du parti (bien que parfois avec l’aide de subventions publiques). S’il est difficile de collecter des données fiables sur les montants concernés, il n’en reste pas moins qu’au cours des dernières décennies les partis des pays d’Europe occidentale, de droite et de gauche, ont commencé à soutenir des partis « frères » ou des groupes politiques dans les pays étrangers en voie de libéralisation et de démocratisation. Là encore, des fonds publics ont souvent transité par les organisations des partis ; cependant, cette activité transnationale a, sans nul doute, aussi contribué à professionnaliser le personnel permanent des partis. Même si la législation sur les sources de financement des partis varie selon les pays européens, certaines tendances générales peuvent être observées presque partout. La composition et l'origine de leurs revenus ont changé considérablement depuis les années 1970. Les cotisations des membres sont devenues moins importantes pour leurs budgets. En effet, la baisse de leurs effectifs les a empêchés de réunir suffisamment de fonds à partir de cette source. Ensuite, l’énorme inflation de leurs besoins de financement les a obligé à s’adresser ailleurs pour obtenir un soutien financier. Enfin, dans les nouvelles démocraties de l’Europe méridionale et orientale, les cotisations des membres n’ont jamais eu une importance primordiale, d'une part en raison du contexte historique des régimes à parti unique, avec leurs diverses formes de contributions obligatoires, et, d'autre part, à cause du rythme du changement de régime. Les partis puisent à une autre source importante de revenus : les dons. Ces derniers peuvent être d'origines diverses : particuliers, entreprises, syndicats et/ou associations de la société civile. Certains dons privés ont été interdits ou limités par la loi, mais il n’a pas été difficile de trouver des subterfuges. Dans la plupart des pays européens, les dons de gouvernements, de partis, d'entreprises ou de particuliers étrangers sont interdits, mais des sommes dont on ignore le montant semblent encore réussir à contourner cette interdiction, notamment par le biais de « pots de vin » provenant de contrats d’aide étrangère et d'entreprises publiques travaillant à l’étranger. Il va sans dire que nombre des scandales liés au financement des partis qui ont éclaté ces dernières années ont leur origine dans le monde, trouble et difficile à contrôler, des dons. Traditionnellement, les partis obtenaient des fonds de toute une variété d’entreprises leur appartenant ou étroitement liées à eux : imprimeries, journaux, éditeurs, agences de voyage, consultants, bureaux d’urbanisme, instituts de recherche, sociétés de loisirs, clubs de sport et, plus récemment, fondations. S’il est difficile d'apprécier l’évolution de l’importance de ces sources de financement, il semble qu’elles aient diminué soit en raison de la moindre solidarité idéologique, soit à cause de la concurrence commerciale. Par exemple, il est douteux qu'en Europe, un journal ou une maison d’édition fasse actuellement des bénéfices assez considérables pour être une source importante de financement de tel ou tel parti. Les subventions publiques aux partis ont beaucoup augmenté depuis les années 1970. Si ces aides étaient rares il y a trente ans, elles représentent aujourd’hui une source majeure de revenus pour les partis dans toute l’Europe. La législation de chaque pays détermine la répartition de ces subventions, la manière dont elles peuvent être dépensées et comment elles doivent être contrôlées. Elles peuvent être allouées directement sous la forme de fonds, ou indirectement sous la forme d’un accès gratuit à la télévision ou à d’autres médias, ou encore sous les deux formes à la fois. (b) Corruption Le financement illégal des partis est un phénomène qui frappe depuis longtemps toutes les démocraties européennes. Or, ce n’est que récemment qu’il semble être devenu une menace pour leur légitimité et une cause de perte de confiance de l’opinion publique. C'est la législation nationale qui définit ce qui est illégal ; ce qui est illégal dans un pays peut être légal dans un autre. Des revenus peuvent être illégaux s’ils proviennent de sources dont la contribution est interdite par la loi (comme les entreprises ou les gouvernements étrangers), de la criminalité organisée, de contributions individuelles dépassant les limites légales ou contournant les conditions légales de comptabilisation. Citons parmi les sources illégales, bien que consacrées par l’usage, les dessous de table versés dans le cadre des contrats publics, et les pots-de-vin donnés habituellement au parti au pouvoir en échange d’un traitement favorable. On ne dispose d’aucun moyen fiable et objectif d’évaluer si, sur les trente dernières années, les partis sont devenus plus ou moins corrompus. L’écart entre une demande de financement croissante et une offre limitée en provenance des sources traditionnelles laisse penser que l’incitation matérielle à recourir à des moyens de financement inavouables est plus grande que par le passé. Il semble clair, en revanche, que l’opinion publique est devenue moins tolérante à l'égard du financement illégal, même s’il n’est pas entaché d’escroquerie ou de profit personnel. Les citoyens semblent appliquer des critères plus stricts de moralité à leurs représentants et dirigeants ; ils sont aussi mieux informés sur les pratiques de corruption grâce à Internet et aux indicateurs comparatifs comme ceux établis par Transparency International. Les médias ont pris l’habitude de rendre publics les scandales liés au financement. Le pouvoir judiciaire est plus disposé à poursuivre ceux qui commettent ces actes, et les citoyens plus enclins à réagir en sanctionnant même ceux qui ne sont que soupçonnés de corruption. Indépendamment des répercussions à long terme pour la démocratie, les conséquences à court terme sont préoccupantes. Les régimes européens actuels ont un grave problème avec leur « économie politique interne ». La démocratie coûte cher, et de plus en plus cher à chaque enjeu électoral. Ses bénéficiaires ultimes, les citoyens, sont moins disposés à en payer le coût, que ce soit par des contributions privées volontaires ou des subventions publiques obligatoires. Si les partis, qui sont encore le seul moyen connu de structurer la compétition électorale et la formation des gouvernements, faisaient faillite et disparaissaient, la démocratie telle que nous la connaissons disparaîtrait avec eux. (c) Les partis s'éloignent de la société civile et se rapprochent de l'Etat Ce phénomène est dû à de nombreux facteurs, dont la baisse du taux d’adhésion aux partis, la transformation des techniques de campagne et la dépendance des partis vis-à-vis de l’Etat pour le financement de dépenses en augmentation. Le travail des bénévoles est devenu dépassé à partir du moment où les partis ont privilégié la télévision pour tenter d'atteindre la population. En outre, les dons de particuliers, forme passive de participation, ont diminué. Un grand nombre de petites contributions ont été progressivement remplacées par un petit nombre de dons importants. Dans le même temps, les partis sont devenus de plus en plus financièrement dépendants des fonds publics et, dans certains cas, des grandes entreprises. Le rôle de l’Etat est fondamental, non seulement parce qu'en Europe, il est devenu le principal bailleur de fonds des partis, mais aussi parce que le parti au pouvoir ou les partis qui le contrôlent peuvent avoir accès à d'autres sources (souvent illégales) de revenus. D'un côté, les avantages d'être au pouvoir ont augmenté et, avec eux, le risque d'oligarchie. De l’autre, tous les partis, sous-financés, risquent de perdre de l’importance et de se fragmenter si aucun d'entre eux ne réussit à établir de lien avec son public cible. (d) Désaffection et apathie des citoyens à l'égard de la politique Le problème n'est pas seulement le déclin de la participation à la vie des partis (d'autres formes de participation politique peuvent la remplacer) ou la diminution des dons privés (d'autres sources, surtout publiques, se sont développées). Le pessimisme quant à la motivation et aux pratiques des responsables politiques s’est tellement accentué qu'une grande partie de la population considère la corruption politique comme le cours normal des choses. * * * Ces problèmes ne sont que partiellement inhérents aux démocraties « réelles ». Ils sont aussi étroitement liés aux défis et perspectives exogènes décrits dans le chapitre I. La mondialisation et ses conséquences sont l'un des défis majeurs qui se posent aux partis politiques en Europe. Tout d'abord, la libéralisation du commerce suppose que l'argent se déplace de plus en plus librement à travers les frontières nationales, ce qui élargit l'éventail des sources potentielles de soutien financier des partis et s’est montré fort utile pour l'opposition dans les pays post-communistes luttant pour la démocratie en Europe centrale et orientale et dans l'ex-Union soviétique. Elle place aussi devant un dilemme les démocraties nationales bien implantées qui tentent de résister à l'afflux de fonds étrangers dans leurs élections et leurs processus politiques nationaux. En deuxième lieu, la concentration de l'argent que la mondialisation met dans les mains d’entreprises multinationales et de riches particuliers pourrait permettre aux partis de réunir plus facilement des fonds. Toutefois, ces partis seraient alors plus vulnérables à l'accusation d’être devenus trop dépendants des milieux d’affaires. Dans la mesure où ce phénomène traverse les clivages politiques, il renforce l’idée populaire que « tous les partis sont pareils » et qu’il est inutile de choisir entre eux. L'intégration européenne pose un défi très semblable. La tendance à intégrer les marchés, les professions et les politiques à une échelle régionale contredit de manière flagrante l’un des postulats fondamentaux du système des partis, à savoir qu'ils sont responsables de l'organisation de la compétition politique sur la base d'une entité territoriale souveraine, l'Etat national. Par exemple, les personnes travaillant et vivant dans un pays dont ils ne sont pas des ressortissants, n’ont généralement pas le droit d'aider financièrement les partis de l'Etat où ils résident. En revanche, les entreprises légalement constituées dans n'importe quel Etat membre de l'Union européenne, mais à capital étranger, sont libres de faire des dons à des partis. Les mutations technologiques ont littéralement révolutionné les campagnes politiques et, dans certains pays, commencent à peser sur la collecte des fonds. La télévision s'est solidement établie comme le média essentiel pour toucher le grand public pendant les élections. Selon le panachage des chaînes privées et publiques et le contenu des contrats de licence, le coût financier des campagnes a considérablement augmenté, entraînant une dépréciation du travail bénévole des membres des partis. Cela a aussi privilégié la personnalité des candidats aux dépens de leurs programmes politiques, car c'est ce que véhicule le mieux cette forme de communication de masse où le temps joue un rôle capital. Il est trop tôt pour savoir si les technologies de l'information et de la communication, et en particulier Internet, entraîneront une révolution analogue. Internet semble avoir le potentiel d'inverser la tendance à l'explosion des coûts et donc d’équilibrer les conditions de la compétition entre les partis, grands et petits, bien et mal dotés. Tout incite à penser que les partis expérimentent massivement ce support pour toucher leurs membres, leurs donateurs potentiels et leurs électeurs éventuels. Aujourd'hui, aucun parti ne peut se permettre de ne pas avoir de site Web. C'est aussi le cas des candidats et des élus. Cette forme de communication directe qui se généralise rapidement (et, par la suite, le vote électronique) aura-t-elle comme effet d'ébranler encore plus les formes traditionnelles d'organisation et d'affiliation des partis ? Le sentiment d'insécurité a probablement un effet important mais indirect sur l'organisation et l'activité des partis. Comme nous l'avons vu précédemment, l’accroissement de la demande de fonds (et la diminution de l'offre par les membres) rend les partis vulnérables aux pratiques de corruption. L'influence de la criminalité organisée comme source potentielle pour combler ce déficit s’en voit donc renforcée. D'ailleurs, certaines techniques de financement illégal des partis ressemblent beaucoup à celles du blanchiment de l'argent, et certains moyens employés pour solliciter des contributions ne sont guère différents du racket ou de l'extorsion de fonds. Si tous les partis ou une grande partie d’entre eux ont recours à cette source de financement clandestin, cela renforcera la tendance déjà existante à condamner les partis comme étant intrinsèquement corrompus et incapables de lutter contre la criminalité organisée. Nul ne peut juger avec exactitude dans quelle mesure les causes extérieures d'insécurité, les Etats hostiles et les acteurs non étatiques menaçants, influent sur le comportement et le statut des partis politiques en Europe. Il n’y a pas si longtemps les « contributions » clandestines de l'Union soviétique étaient exploitées pour discréditer les partis communistes nationaux, comme cela s'était passé dans l'entre-deux guerres avec les « transferts » fascistes et national-socialistes à travers les frontières. A l'époque contemporaine, le financement transnational des organisations partisanes et de celles de la société civile dans les pays en voie de démocratisation, est devenu une pratique ouvertement reconnue qui ne semble pas avoir jeté le discrédit sur ses bénéficiaires. L'argent circulant dans la direction opposée, à savoir de gouvernements autocratiques vers des partis de régimes démocratiques, est une tout autre question. La « guerre contre le terrorisme » et « la guerre contre la drogue » ont attiré l'attention sur le trafic international de fonds clandestins mais, jusqu'à présent, les partis politiques européens n'ont pas été éclaboussés par des révélations gênantes. Un système de partis européens, une digression Les partis politiques européens pourraient apporter une réponse à la perte d'autonomie de l'Etat national et à la diminution parallèle des effectifs des partis politiques. Le développement d'un authentique système de partis dans les Etats membres de l'Union européenne représenterait un pas en avant important, vers la création d’un demos européen, avec sa communauté de citoyens et son électorat propres. Ces partis ne remplaceraient certainement pas, dans un avenir prévisible, les partis nationaux traditionnels, compte tenu de l'asymétrie qui persiste entre l'importance et les fonctions des parlements nationaux et ceux du Parlement européen, sans oublier les difficultés intrinsèques que pose la création d'identités partisanes à une si grande échelle pour une population aussi hétérogène sur le plan linguistique et culturel. Le déplacement des compétences économiques et politiques du niveau national au niveau européen, n'a pas encore été accompagné par un déplacement équivalent en matière de légitimité démocratique. Les institutions communautaires n'ont pas la légitimité de leurs homologues nationaux et le fossé entre les citoyens européens et les institutions européennes semble se creuser. Selon les enquêtes d'opinion, de nombreuses personnes considèrent que les institutions de l'Union sont lointaines, bureaucratiques et non démocratiques. Ce déficit démocratique est aggravé par les responsables politiques nationaux qui ont tendance à utiliser l'Union européenne comme bouc émissaire et qui se gardent d’expliquer leur propre rôle dans l‘adoption de la législation européenne. D’où l'absence d'un demos européen, bien illustrée par l’écart important entre la participation aux élections nationales et aux élections du Parlement européen. Pour qu’un demos européen puisse exister, il faudrait d’abord que l’on accorde plus d'importance aux questions politiques européennes (par opposition aux questions nationales). Prise en sandwich par la distinction traditionnelle entre politique intérieure et étrangère, l'importance de cette nouvelle dimension régionale n'a pas été assez bien expliquée à ceux qu'elle concerne. Les Européens, s'ils savaient combien de questions, qui relevaient jusqu’ici de la politique nationale, sont passées au niveau régional, pourraient être mieux disposés à s'allier par delà les frontières nationales pour créer et financer des partis politiques authentiquement transnationaux. Dans l'état actuel des choses, ils sont vaguement conscients que leurs intérêts sont structurés, dans les élections européennes et au sein du Parlement européen, par des « fédérations » de partis nationaux qui n'ont pas de programme commun. Cela ne fait qu’agréger et reproduire de manière superficielle les différents clivages apparus historiquement au sein de chaque Etat membre, plutôt que de reconnaître et refléter les clivages qui transcendent les frontières nationales. L'absence d’authentiques partis européens s'explique par l’organisation des élections du Parlement européen. En effet, celles-ci ne sont pas organisées de la même manière dans tous les Etats membres. Si, lors des dernières élections, tous les pays ont utilisé en gros le même système de représentation proportionnelle, les règles d'attribution des sièges et de découpage des circonscriptions sont encore très différentes. Les élections n'ont pas lieu le même jour et, dans certains cas, elles coïncident avec des élections locales, municipales ou provinciales. Avec, comme conséquence, ce qu'on a appelé des « élections de second ordre » dont le but apparent est de choisir des élus au Parlement européen où ils devront s'occuper de questions européennes mais qui, dans la réalité, se feront l'écho des questions « nationales ». Les eurocitoyens en sont bien sûr conscients et utilisent ces élections avant tout pour envoyer un message à leurs dirigeants nationaux, souvent de mécontentement parce qu'ils peuvent se permettre de voter pour des candidats et des partis plus extrémistes en sachant qu'ils ne seront pas gouvernés par ceux-ci. La conséquence fâcheuse est que des gouvernements en place et des partis d'opposition centristes obtiennent de mauvais résultats qui peuvent avoir des répercussions graves pour la stabilité de la politique intérieure. Autre aspect de plus en plus inquiétant des élections européennes : elles sont caractérisées par un taux de participation beaucoup plus faible de l'électorat qu'aux élections nationales. Les élections tenues successivement depuis 1979 ont attiré à chaque fois une moindre proportion d'électeurs. Cela a été le cas dans pratiquement tous les Etats membres, bien que les pouvoirs effectifs du Parlement européen aient manifestement augmenté au cours de la même période. Les groupes politiques au sein du Parlement européen ne fonctionnent pas et ne peuvent fonctionner comme des partis européens. Non seulement leur composition est hétérogène – certains partis peuvent avoir une composition sociale et un programme très différents selon les Etats membres, même s'ils sont rassemblés sous la même étiquette – mais ils n'ont en outre aucune véritable infrastructure organisationnelle. Par exemple, ils ne jouent pratiquement aucun rôle dans le choix des candidats pour les élections au Parlement européen. Leur financement est depuis longtemps bien mystérieux, par manque de transparence et de contrôle. Leurs dépenses sont laissées exclusivement aux soins des partis nationaux qui reçoivent des subventions directement du Parlement européen pour couvrir les coûts des campagnes. Ces partis n'ont pratiquement aucune raison de privilégier des questions franchement européennes et, répétons-le, ils polarisent leurs campagnes sur les questions nationales.
Pratiquement tous ceux qui étudient la démocratie contemporaine reconnaissent que l’existence d'une société civile viable et vivante, faisant pression sur les autorités pour attirer leur attention sur ses droits, ses intérêts et ses causes, contribue positivement à la longévité et à la qualité de la démocratie moderne, et cela pas uniquement en Europe et aux Etats-Unis. Notons que la société civile contribue à ce résultat, mais qu'elle n'en est pas la cause. Elle ne peut engendrer à elle seule la démocratie. Pas plus qu'elle ne peut à elle seule soutenir et améliorer les processus démocratiques une fois qu'ils sont en place. Comme nous le verrons, la société civile agit de pair avec d'autres institutions et pratiques – la participation des particuliers, la compétition entre les partis politiques, le processus législatif, des élections régulières et équitables pour les principales fonctions, l'équilibre des pouvoirs entre les organes dirigeants, une presse libre et diversifiée, des pouvoirs locaux et provinciaux autonomes, la primauté du droit et un pouvoir judiciaire indépendant, pour ne nommer que les plus évidents. Avant de procéder à une analyse de l'état actuel de la société civile en Europe, commençons d'abord par la définir. La société civile est un ensemble ou un système de groupes intermédiaires auto-organisés qui : 1. sont relativement indépendants des pouvoirs publics et des unités privées de production et de reproduction, c'est-à-dire des entreprises et des familles ; 2. sont capables de débattre et de mener des actions collectives pour défendre ou promouvoir leurs intérêts ou leurs idéaux ; 3. ne cherchent cependant pas à remplacer l’Etat ni les unités de (re)production privées, ni à assumer la responsabilité de diriger l'ensemble du système politique ; 4. acceptent toutefois d'agir dans le cadre des règles préexistantes de nature « civile », publiques et fondées sur le respect mutuel. Les groupes multiples et variés de la société civile peuvent s’imposer des limites en s’efforçant d’influencer les élus sans chercher à les remplacer et en acceptant de se respecter les uns les autres. Mais leur présence dans la vie politique n'est pas toujours un avantage. En d'autres termes, la simple présence d'un tel mélange d'associations défendant leurs intérêts et de mouvements sociaux tournés vers les autres peut produire à la fois du bon et du mauvais pour la collectivité. L'expérience européenne (et américaine) sur le long terme indique toutefois que les effets bénéfiques de la société civile l'emportent de beaucoup sur ses effets nocifs. Ce qui nous intéresse, c'est de savoir si, compte tenu des défis et des perspectives auxquels font face les sociétés contemporaines d'Europe occidentale et orientale, la balance penchera du bon côté. L'obstacle le plus évident pour évaluer l’évolution du rôle de la société civile est la nature toujours changeante du sujet lui-même. Comparés à l'abstention électorale, à la confiance de l'opinion publique dans les institutions, aux changements de majorité ou à l'augmentation du nombre de référendums, lorsqu'il s'agit de la société civile, les groupes d'intérêt, les mouvements sociaux et les fondations caritatives qui la composent sont beaucoup plus fluctuants, tant dans la forme que dans la fonction. A l'exception des organisations où l'adhésion est obligatoire et dont le champ d’activité est fixé par le droit public, par exemple les « ordres » professionnels, les « chambres » sectorielles et certaines associations commerciales et syndicales, la plupart des composantes de la société civile sont libres de choisir qui elles souhaitent représenter et comment elles interprètent leur mission. En conséquence, leurs ressources matérielles et leur statut organisationnel sont continuellement à la merci de changements dans la structure sociale, les préférences des consommateurs et les objectifs politiques. Des formes d'association qui ont joué un rôle important, voire crucial, dans la vie politique, peuvent progressivement décliner, pour être remplacées, si tout va bien, par d'autres formes d'action collective autonome. Par exemple, un chercheur américain en sciences sociales a tiré des conclusions extraordinairement négatives - « il y a toutes les raisons de penser que certaines des conditions sociales et culturelles fondamentales d’une démocratie efficace se sont érodées au cours des dernières décennies » (Putnam and Goss, 2002, page 3) - de la tendance de ses concitoyens à jouer cavalier seul, tout en ignorant leur propension à rechercher d'autres moyens de se rencontrer et d'exprimer politiquement leurs intérêts et idéaux communs. Figure 4 : Taux de syndicalisation en Europe (% de la population économiquement active), moyenne mobile
Prenons d’abord le cas des syndicats. Il ne fait aucun doute que cette forme d’action collective a influé fortement et durablement sur la démocratisation des systèmes politiques européens et sur leur action politique au quotidien. Les syndicats ont lutté pour les droits de leurs membres et des travailleurs en général, qu’ils ont mobilisés périodiquement pour assurer une répartition plus équitable des bénéfices des politiques publiques entre les citoyens. Aucune histoire nationale de la société civile ne saurait les ignorer, ni ignorer l'influence démocratique qu’ils ont eue sur les partis politiques, les groupes d’intérêt et les mouvements sociaux. La figure 4 montre l’évolution sur le long terme du taux de syndicalisation en pourcentage de la population économiquement active en Europe depuis 1972. Toutes les observations ont été « lissées » en utilisant des moyennes mobiles sur trois ans et « normalisées » pour refléter les différences de taille entre les pays et l’évolution de la composition du Conseil de l'Europe. Selon les deux projections alternatives (l’une linéaire, l’autre pondérée dans le temps), le taux de syndicalisation (qui était de 28 % dans la période 2001-2004) sera d'environ 25 % en 2010-2012 et 22 % en 2018-2020, à condition que les tendances socio-économiques lourdes persistent et qu’aucun changement important n'intervienne dans les politiques publiques. Si nous ne tenons compte que des pays pour lesquels nous disposons de données et qui étaient membres du Conseil de l'Europe au début des années 70, la situation ne change pas beaucoup. La tendance est encore relativement stable et l’on prévoit que le taux en 2018-2020 sera plutôt de 23 % de la population économiquement active que de 22 %. Nous ne disposons pas de données comparables pour les syndicats en Europe centrale et orientale et dans les républiques de l’ex-Union soviétique, mais celles qui existent laissent penser que le taux de syndicalisation évolue conformément aux tendances indiquées, bien qu'il se situe plutôt vers le bas de la fourchette. Contrairement aux prédictions alarmistes anticipant la disparition d’une classe ouvrière organisée (ou son asphyxie par les travailleurs non syndiqués de l’Est), notre conclusion est plus rassurante, surtout lorsqu’on prend en considération les changements intervenus dans la composition sectorielle de l’emploi (le déclin relatif de la production industrielle où la syndicalisation était traditionnellement plus forte), le recentrage du rapport entre hommes et femmes dans la main d’œuvre active (ceux-là étaient plus faciles à recruter que celles-ci) et la part croissante du travail à temps partiel (idem). Par exemple, le taux de syndicalisation aux Etats-Unis a chuté beaucoup plus fortement, passant de 45 % en 1970 à 18 % en 1995. Force est néanmoins de conclure que l’une des catégories les plus importantes et les plus stables d’association au sein des sociétés civiles européennes perdra en importance relative, même s'il est certain qu'elle ne « s'éteindra » pas. La figure 4 fait aussi apparaître une deuxième tendance. Au début de la série chronologique (environ 1972), l'écart entre les taux de syndicalisation nationaux compris entre 68 % et 20 % était de 48 points. Grâce à l’entrée des pays d’Europe méridionale au Conseil de l'Europe, cet écart s’est considérablement creusé. En effet, le pays le plus syndicalisé avait un taux de 87 % en 2003, et le moins syndicalisé un taux de 10 %, soit une différence de 77 points. On ne sait pas encore avec certitude s’il s’agit d’une « divergence » temporaire due au caractère récent de la démocratisation et à la diffusion soudaine des libertés d’association, de réunion, d'expression et de recours après une longue période de répression par un régime à parti unique, ou d'une tendance plus profonde à l'individualisme, voire à une hostilité - dans les néodémocraties - aux formes d’action collective fondées sur les intérêts de classe et les intérêts catégoriels. Il est clair, en revanche, que si le Conseil de l'Europe devait avoir comme politique déclarée de promouvoir une plus grande convergence des qualités des sociétés civiles de ses Etats membres et si cette convergence devait viser un plus haut degré de performance, il faudrait s'engager dans des réformes très ambitieuses. Une troisième tendance observée chez les syndicats – plus difficile à documenter – semble être la diminution de leur nombre à tous les niveaux de regroupement (en grande partie, par suite de fusions) et l'augmentation de la proportion d'associations spécialisées membres de fédérations et de confédérations qui les chapeautent. En bref, le mouvement syndical semble traverser un processus de consolidation organisationnelle, avec une évolution vers des unités de base comptant un plus grand nombre de membres et ayant un champ de représentation plus étendu. Figure 5 : Taux d'adhésion aux associations bénévoles in Europe, moyenne mobile (en %)
Nous avons jusqu’à présent fait l’erreur de supposer que l’évolution des effectifs et de la structure organisationnelle d'un type particulier d’association était en quelque sorte emblématique de l’ensemble de la société civile. S’il est vrai que les syndicats ont joué historiquement un rôle beaucoup plus important pour la démocratie que, par exemple, les associations de pétanque, il n’en reste pas moins qu’il est parfaitement plausible que d’autres types d’associations aient suivi des modèles différents. Or, nous allons maintenant commettre l’erreur inverse, à savoir de supposer que la composition des associations bénévoles a partout la même signification. Grâce aux enquêtes régulières effectuées par Eurobaromètre depuis 1977 et par World Value Survey en 1995-1997, nous disposons de données sur la proportion de personnes déclarant appartenir à au moins une association dans un échantillon aléatoire de la population de vingt-huit pays. Elles figurent dans la figure 5 ci-dessus, selon des moyennes mobiles sur trois ans commençant en 1975. Les deux points d’infléchissement (1975-1977 et 1995-1997) correspondent ici encore aux grands changements intervenus dans la composition du Conseil de l'Europe (extension vers le Sud, puis vers l’Est) et, dans les deux cas, ils font apparaître une réduction de la proportion des personnes déclarant appartenir à une association. Pour l’ensemble de l’Europe, cette proportion, (pondérée par la taille des pays) est de 47 % et les projections linéaires et pondérées par le temps seraient, en 2010, de 48 % (linéaire) et de 46 % (pondéré) et, en 2020, de 48 % (linéaire) et de 45 % (pondéré) – ceteris paribus. Si l’on n'inclut que les pays déjà membres du Conseil en 1972, les chiffres correspondant sont de 50 % (2003), de 55 % (2010) et de 57 % (2020). L’écart entre le meilleur et le plus mauvais chiffre était de 47 points en 1975 et, étonnamment, de 72 points en 2003, si l'on inclut tous les pays, et de 46 points en 1975 et de 61 points en 2003 si l'on ne prend en compte que les dix-huit premiers Etats membres. Les faits sont, cette fois, moins préoccupants. La démocratisation, au Sud et à l’Est, semble avoir eu un effet réducteur sur « la sociabilité primaire » en Europe, mais l’impression globale est celle d’une stabilité exceptionnelle. Si rien ne change, les Européens de l’Ouest qui sont membres d’au moins une association seront même marginalement plus nombreux en 2020 qu’en 2003. Leurs frères et sœurs de l’Est sont peut-être moins « associatifs », mais leur effet net ne fera diminuer le total que de 2 ou 3 points de pourcentage. Examinons une nouvelle fois ce même ensemble de données en choisissant et en distinguant grosso modo deux types d’organisations : premièrement, celles qui proposent directement des services et des avantages à leurs membres (sociales) ; et, deuxièmement, celles qui sont plus enclines à présenter aux autorités des revendications qui bénéficient indirectement à leurs membres et l'ensemble de la population (politiques). Dans la première catégorie se trouvent des groupes assurant des services sociaux et s'occupant de santé personnelle, d’éducation, d’art, de musique, d’activités culturelles, de jeunesse, de sports, de loisirs et de divertissements. La deuxième catégorie regroupe les syndicats, les associations professionnelles, les groupes locaux, les partis politiques, les mouvements de défense des droits de l'homme, de la paix, du développement du tiers-monde, de la préservation des ressources, de la protection de l’environnement, de l’égalité des sexes, et ainsi de suite. Au début de notre série chronologique (1974), les organisations ostensiblement politiques étaient proportionnellement un peu plus importantes (55 % de la population européenne ayant déclaré appartenir à au moins l’une d’entre elles) que les organisations sociales (51,2 %). Nos dernières observations (2003) montrent que les premières ont diminué beaucoup plus rapidement (jusqu’à 33,2 %) que les secondes (39,5 %). Selon nos projections, seuls 22,8 % des Européens, en 2010, et 13,7 %, en 2020, seront membres d’une association ou d'un mouvement politique – ici encore ceteris paribus. Il est vrai que les choses peuvent beaucoup changer pendant cette période. Nous avons des raisons de penser que la participation à ces organisations a nettement augmenté pendant les années 1950 et 1960, ce qui donne à entendre qu’un processus cyclique pourrait être à l'œuvre au sein de la société civile. Mais qu’est-ce qui pourrait enclencher un tel retournement de situation à l’avenir ? Notre analyse n’a pas réussi à détecter de processus « naturel » extérieur à la démocratie qui pourrait être ce déclencheur. Seules des réformes conscientes et conséquentes des règles et pratiques internes peuvent apporter l'encouragement nécessaire. Il y a une grande différence entre se déclarer prêt à travailler bénévolement dans une association et y adhérer. Il se pourrait donc que les partis, associations et mouvements comptent moins d'adhérents, mais qu’un plus grand nombre de personnes y travaillent. Les données sur ce « bénévolat » sont sporadiques et soumises à de grandes variations à cause de changements apparemment mineurs dans le libellé des questions de l’enquête. Elles font toutefois apparaître une augmentation progressive dans la plupart des pays d’Europe occidentale entre 1981 et 1999. Nous ne disposons pas de données comparables pour l’Europe orientale, même sur une période plus courte. Toutefois, il ne serait pas surprenant que les niveaux soient beaucoup plus bas, étant donné les bouleversements qui ont accompagné les changements de régime dans cette partie du monde. Nous arrivons à présent à un paradoxe intéressant. Bien que les données soient dispersées et difficiles à interpréter comparativement, elles n’indiquent aucune tendance à la diminution du nombre total d’associations, de mouvements, de sociétés et de fondations. La baisse de la proportion de la population affirmant être membre d’au moins une association ne semble pas décourager les « créateurs d'organisations » d’essayer de fonder de nouvelles unités de la société civile. S’il est vrai que nous ne disposons pas d’informations fiables sur les organisations qui échouent et disparaissent, l’impression qui se dégage clairement est celle d’une croissance nette dans pratiquement toutes les sociétés européennes. On peut en conclure que l’univers devient de plus en plus spécialisé. De plus en plus d'associations, de mouvements et de fondations sont en quête d'adhérents et de fonds pour défendre des conceptions de plus en plus sui generis des intérêts et idéaux collectifs. Or, comme nous l’avons fait observer précédemment pour les syndicats, il y a des raisons de penser que les organisations « traditionnelles » représentant les intérêts de classes sociales, de secteurs économiques et de professions spécialisées, tendent à fusionner et donc à diminuer en nombre. C’est pourquoi le dynamisme ne peut que venir des entrepreneurs défendant de nouveaux intérêts et idéaux qui, selon nous sont pour la plupart, de l’ordre des loisirs, de la culture, de l’éducation et des services sociaux, mais comprennent aussi une grande variété de « causes » : environnement, droits de l'homme et des animaux, féminisme, antimondialisation et démocratie. Il est difficile d'apporter la preuve de cette réorientation vers de « nouveaux mouvements sociaux » car leur nature même empêche souvent de compter avec précision leur nombre et leurs membres. Néanmoins, le développement des actions collectives « non conventionnelles » dues à ces mouvements – protestations, pétitions, boycotts et manifestations – est devenu évident et transcende les frontières des systèmes politiques nationaux. La relation de ces activités avec des formes plus traditionnelles de participation démocratique - vote, identification à un parti, appartenance à un syndicat ou à des associations civiques – est moins évidente. On ignore également si les jeunes qui forment l’essentiel des participants à ces formes d’organisation en réseau finiront par se stabiliser et adhérer aux mêmes partis et associations que leurs parents. Analyse Comme sa variabilité intrinsèque et son adaptabilité constante pouvaient le laisser penser, la société civile a été probablement plus touchée que tout autre dimension de la démocratie par les défis et perspectives exceptionnels présentés au chapitre I. Chacun d’entre eux semble avoir eu un effet sur les associations, leur composition, leur nombre, leur champ d’action ou leurs ressources. Mondialisation. Dans ce domaine, la grande différence a été la multiplication des organisations non gouvernementales transnationales, en particulier celles qui défendent toutes sortes de causes allant de la démocratie et des droits de l'homme à l’environnement et à l’égalité des sexes. L’effet a été particulièrement marqué dans les nouvelles démocraties d'Europe orientale où la disproportion entre les ressources financières et les intérêts défendus était plus importante. Dans les démocraties occidentales mieux assises, ces ONG se sont principalement intéressées à la mondialisation et à ses répercussions économiques, sociales et environnementales sur une communauté de citoyens de plus en plus instruits et sensibles aux dilemmes de « l’interdépendance complexe ». Il n’est guère de gouvernement en Europe qui n’ait eu à faire face à la pression d’organisations dont les ressources humaines et matérielles viennent de l'étranger et dont les réseaux d’influence pénètrent profondément dans ce qui était jusqu'ici le pré carré de la politique nationale. Il reste à savoir si ce phénomène réduit l’éventail des réponses politiques ou élargit les ressources potentielles pouvant être mobilisées pour s’attaquer à ces questions complexes. Quoi qu'il en soit, l'issue pèsera fortement sur l’efficacité et la légitimité des dirigeants nationaux et supranationaux. Intégration européenne. Les directives et la réglementation de l’Union européenne ont eu des répercussions sur les sociétés civiles des Etats membres, candidats et limitrophes, et même contribué la formation d’un embryon de société civile européenne. Dans ce domaine aussi, l’impact plus fort a été ressenti par les néo-démocraties de l’Est, et surtout par celles qui s'évertuent à respecter les obligations de l’acquis communautaire et se disputent les fonds des différents programmes de l’Union européenne. Dans quelques domaines comme l’agriculture et les fonds régionaux, il est désormais impératif d'exercer une influence au niveau européen, alors que, dans la plupart des cas, les associations et les mouvements ont l’habitude d’agir par l’intermédiaire de leurs autorités nationales respectives. Les politiques de l’Union européenne ont aussi ouvert des possibilités exceptionnelles d'accéder directement aux grandes entreprises transnationales. Le bilan est donc mitigé. Pluralisme, d’une part, pour les groupes d'intérêt fonctionnels spécialisés et un certain nombre de causes, grâce à la prolifération des points d’accès à ce nouveau système politique à « plusieurs niveaux » et « multicentrique ». Corporatisme, d’autre part, pour ceux qui, au niveau supranational et national, bénéficient de ressources privilégiées ou d'un accès spécial à certains organismes. Il est particulièrement frappant de constater que des systèmes nationaux de concertation politique ont fait leur réapparition pour répondre au double défi du marché unique européen et de l’unification monétaire. Immigration et coexistence interculturelle. Un des principaux problèmes auxquels les sociétés civiles européennes ont dû faire face est celui du nombre croissant de migrants, de demandeurs d’asiles et de réfugiés venant de pays extra-européens. Dans le passé, ces « étrangers » étaient d'abord assimilés dans les cultures nationales, puis adhéraient aux syndicats, associations professionnelles et autres organisations intermédiaires existants. Lorsqu’ils formaient leurs propres associations et mouvements, on supposait généralement qu’il s’agissait simplement d’une étape de leur parcours vers l'intégration finale. La situation contemporaine se distingue en ce que de nombreux résidents étrangers insistent sur leur droit à rester différents et à créer leur propre société civile. Ils réclament non seulement que leurs organisations soient reconnues, mais qu’elles soient entendues et puissent exercer une influence. Cette évolution est d'autant plus controversée que les étrangers viennent souvent de pays qui connaissent de profondes divisions internes et parfois une violence endémique. L’une des choses les plus difficiles à prédire dans l’Europe contemporaine est de savoir si ces revendications du droit à une différence perpétuelle provoqueront une réaction hostile et « incivile » dans les partis, associations et mouvements des autochtones ou si elles contribueront à une diversification pluraliste des modèles de compétition politique et de tolérance sociale. Evolution démographique. Le poids de cette évolution est relativement facile à évaluer. Les personnes âgées sont de plus en plus présentes dans les associations, surtout dans les syndicats. Elle créent aussi des organisations spécialisées représentant les intérêts des retraités. Les jeunes ont de moins en moins tendance à adhérer à ces associations existantes (ou à participer à la vie politique en général) ; ils contribuent en revanche de plus en plus au dynamisme des nouveaux mouvements sociaux au comportement « non conventionnel ». On constate par conséquent un déséquilibre croissant dans la répartition de la capacité organisationnelle et un mélange moins homogène des stratégies politiques d’une génération à l’autre. D'où une tendance à des politiques publiques conçues en faveur des personnes âgées et une résistance croissante aux réformes fiscales ou autres visant à redresser ce déséquilibre. Si les jeunes d’aujourd’hui qui délaissent la politique ne parviennent pas, en prenant de l'âge, à trouver des créneaux stables au sein de sociétés civiles réformées, nationales ou même supranationales, l’efficacité du régime et, en définitive, sa légitimité, en souffriront. Performances économiques. Toutes les sociétés européennes, même les plus appauvries à l’Est, disposent de ressources humaines et matérielles suffisantes pour faire vivre une multiplicité d’organisations de la société civile. Le chômage élevé entraîne sans nul doute une diminution de la participation individuelle et fait peser de lourdes contraintes sur les organisations prestataires de services, que vient néanmoins généralement compenser une augmentation du travail bénévole et des contributions de personnes plus favorisées par la conjoncture. De même, les gouvernements sont plus dépendants des corps intermédiaires pour mettre en œuvre les programmes sociaux, ce qui augmente d'autant les recettes des associations. Le fait qu'en général, les performances économiques ont été inférieures à celles des Etats-Unis au cours des dix dernières années, ne semble pas avoir eu une grande incidence sur la société civile. Au contraire, cela n'a fait que ressortir le contraste en matière de qualité de vie entre l'Europe et les Etats-Unis, l'Europe étant la mieux placée compte tenu de son niveau élevé de solidarité sociale et d’organisation de la collectivité. Mutations technologiques. Aucun des défis/perspectives n’a eu un plus grand impact sur la société civile que les avancées technologiques. De nombreuses organisations se sont emparées des innovations dans les TIC, qu'elles ont d'ailleurs contribué à généraliser dans le reste de la société. Il est devenu beaucoup moins coûteux et beaucoup plus facile de contacter les membres pour solliciter leur soutien. Des réseaux réunissant des initiatives locales, jusqu'ici isolées, sur de grandes distances et notamment à travers les frontières nationales ont été formés et se sont montrés efficaces pour coordonner l’action des militants au niveau de l’Europe. Mais les technologies de l’information et de la communication n’ont pas eu que des effets heureux. On ne sait pas encore précisément dans quelle mesure le temps passé à « surfer » sur Internet réduit le temps passé, surtout par les jeunes, à avoir des relations sociales. Les sollicitations adressées par courrier ou par Internet ont permis de créer et de financer un très grand nombre d'« associations et mouvements virtuels », dont les membres ne se rencontrent jamais et ne savent ni ne contrôlent quasiment rien de ce que leurs leaders font en leur nom. Nombre de ces organisations sont dominées par leurs salariés et gérées selon les mêmes principes que des entreprises à but lucratif, avec des « clients » qui bénéficient de certains biens et services en échange de leurs cotisations. Capacité de l’Etat. Dans plusieurs des nouvelles démocraties, la principale question est de savoir si leur transition d’un régime autoritaire à la démocratie s'est accompagnée d'une modification des frontières géographiques et des identités collectives. Avec l’éclatement des anciens Etats multinationaux, s'est posé le problème de la coexistence de sociétés civiles plurielles au sein d’une même unité politique et de la perspective de relations « inciviles » entre celles-ci. Dans certains cas, la question s'est réglée pacifiquement par une sécession mutuellement acceptable. Mais, même alors, des clivages importants persistent généralement entre la nouvelle majorité nationale « titulaire » et les diverses minorités nationales. Pour la plupart des pays européens cependant, le problème a été plutôt inverse : comment des sociétés civiles nationales bien établies peuvent-elles faire face à la forte diminution de la capacité de l'Etat à s’acquitter de manière effective et autonome des missions que les citoyens attendent de lui. Il s’agit là d’un problème non pas de désintégration nationale mais d’intégration internationale. Que peuvent faire les organisations de la société civile lorsque l’Etat qu’elles cherchent à influencer fait partie d’un processus plus large de « souveraineté mise en commun » ? La réponse est simple : se réorganiser par delà les frontières nationales et élargir le champ de l’action collective. Malheureusement, il faut pour cela dépasser des différences profondes en matière de culture, de langue et d’organisation nationale. Mais, par ailleurs, la « société civile européenne » ainsi créée peut se montrer beaucoup moins efficace et moins encline à défendre les idéaux et les intérêts particuliers que ne l’étaient les sociétés civiles nationales. Individualisation. Si ce problème était très grave, la société civile n’aurait aucune chance. Si les citoyens connaissaient tous des conditions de travail, des cadres de vie, des modèles de mobilité et des situations familiales très différentes, la probabilité d’agir collectivement et volontairement avec d'autres s'en verrait fortement diminuée. Heureusement, tel n'est le cas, les êtres humains semblant avoir un génie intrinsèque pour se découvrir de nouveaux objectifs communs. Il n'en est pas moins vrai que certaines des grandes catégories socio-politiques (« englobantes ») fondées sur la classe, la race, la religion, l’idéologie et la nationalité ont cédé la place à des conceptions plus fragmentaires et personnalisées des intérêts personnels et des idéaux collectifs. Cela explique probablement en partie le rythme soutenu auquel se créent de nouvelles associations et de nouveaux mouvements aux objectifs plus spécifiques, ainsi que le déclin progressif de formes plus traditionnelles d’association comme les syndicats. Cette évolution a un effet évident : les chances de conclure des « contrats sociaux » globaux sont moindres ; la négociation entre les différents intérêts et idéaux est donc moins encadrée et moins prévisible. Cela explique aussi pourquoi les liens des partis politiques avec les associations et les mouvements se délitent et pourquoi les premiers ont perdu beaucoup de leur fonction historique qui consistait à rassembler les citoyens sous de grandes étiquettes « idéologiques ». Médiatisation. Auparavant, les composantes de la société civile jouaient un rôle important pour informer politiquement leurs membres et leurs adeptes, et pour les aider à se forger une conception de leurs intérêts et de leur identité. Actuellement, les médias – et surtout la télévision – ont usurpé cette fonction ; les informations spécialisées, quelles qu'elles soient, que proposent les associations et les mouvements, doivent généralement affronter la concurrence de sources commerciales rivales. La « presse de parti » a pratiquement disparu et les bulletins et les journaux des syndicats et des groupes professionnels ont un tirage de moins en moins important. Internet peut leur offrir de nouveaux moyens moins onéreux de faire passer leurs messages, mais la compétition pour attirer l’attention est féroce et les publics beaucoup moins captifs que dans le passé. La commercialisation peut banaliser l’information sur la politique (et en tirer matière à scandale), mais elle a aussi contribué à libérer les citoyens de la manipulation partisane et de la propagande gouvernementale. Pour ceux d’entre eux (dont le nombre, hélas, diminue) qui souhaitent participer de manière éclairée à la responsabilisation démocratique, il existe aujourd'hui des sources bien plus nombreuses, plus facilement accessibles et moins onéreuses mais elles ne permettent pas l'échange et le débat directs et interpersonnels qui caractérisaient autrefois la « sphère publique ». Sentiment d’insécurité. Nous sommes face, là aussi, à un autre paradoxe. Dans le passé, rien n’était plus propre à créer l'union que la forme la plus menaçante d’insécurité, à savoir la guerre internationale. Lors des deux conflits mondiaux, on a constaté une augmentation considérable du taux d'adhésion à des organisations politiques et sociales de toutes sortes et l'apparition d'un grand nombre de nouvelles organisations pendant et immédiatement après ces épisodes de déchaînement de la violence. Maintenant que la guerre froide est terminée et que l’Europe a effectivement mis en place une « communauté internationale de sécurité » dans sa région, les pays qui la composent estimant avec réalisme que leurs différends ne sauraient être réglés par le recours à la force armée et qu'ils n'ont aucune raison de se faire la guerre, ce puissant moteur du développement de la société civile a disparu. Seule la perception de risques évitables et de leurs conséquences probables venant de nos voisins, donne lieu à de nouvelles formes d’action collective volontaire. Non seulement cette incitation est moins forte, mais elle est aussi porteuse de divisions. Son expression la plus manifeste dans l’Europe contemporaine est la mobilisation des autochtones contre les étrangers, et celle de ces étrangers en situation régulière ou irrégulière pour protéger leur personne et leurs droits. Dans les démocraties européennes contemporaines, des institutions non démocratiques ou non majoritaires jouent un rôle de plus en plus important. Nous nous pencherons dans cette partie sur les institutions prétendument « gardiennes » (institutions composées d’experts) et sur le développement d’une « gouvernance » en réseau, régulatrice et à plusieurs niveaux. Par « gouvernance », nous entendons des modèles de prise de décisions auxquels participent divers acteurs publics et privés dont les activités ne sont pas uniquement coordonnées par des mécanismes d'ordre hiérarchique et/ou commercial. Hormis et entre ces deux mécanismes traditionnels d'attribution des responsabilités, il existe une diversité de nouveaux modes de gouvernance qui utilisent différents systèmes de contrôle sur les résultats des politiques menées. Légitimité démocratique, « gardiens » et gouvernance Dans les sociétés modernes, la légitimité politique exige que les questions d’intérêt public et commun soient décidées démocratiquement. Pour qu'un système de gouvernance puisse être considéré comme démocratique, les opinions des citoyens doivent être librement représentées afin d'être entendues et respectées par les dirigeants qui, de leur côté, sont comptables de leurs actions et de leurs décisions devant les citoyens. En matière de légitimité démocratique, il est important que ces derniers pensent avoir une bonne chance d’influencer les décisions sur des questions concernant leur propre vie. Cela n’implique pas que toutes les décisions collectives contraignantes doivent être prises démocratiquement. Même si elles ont une importance économique et sociale considérable, de nombreuses décisions sont considérées comme d'ordre privé et, à ce titre, reviennent aux personnes, aux familles et aux associations. Certaines de ces décisions sont laissées aux soins de dispositifs contractuels volontaires entre les parties concernées alors que d’autres sont prises par le biais de mécanismes de coordination plus automatiques comme le marché. En outre, la vie ordinaire des citoyens se déroule pour l'essentiel dans des structures organisationnelles, professionnelles, éducatives, religieuses et de loisirs qui fonctionnent généralement selon des principes hiérarchiques d’attribution des responsabilités. Les raisons pour lesquelles ces domaines de décision sociale échappent aux critères et aux procédures démocratiques relèvent de la vie privée, de l’efficacité organisationnelle et / ou de la complexité de la coordination. La validité de ces raisons dans ce contexte est souvent contestée, mais néanmoins largement acceptée comme appartenant à la vie démocratique. Toutefois, la prise de décisions non démocratique s’étend à de nombreuses institutions publiques comme le système judiciaire, la police, l’armée et l’administration publique, qui sont généralement organisés selon des critères hiérarchiques, pour des raisons opérationnelles et à cause de la complexité organisationnelle de ces institutions. Mais les institutions publiques ne sont pas entièrement autonomes et elles ne fonctionnent pas exclusivement selon des règles autoréférentielles. Lorsqu’elles s’occupent des affaires publiques et qu’elles sont financées par des fonds publics, il est indispensable qu'elles aient une légitimation démocratique, garantie de l’extérieur par leur subordination aux gouvernements et aux parlements. Au cours des vingt à trente dernières années, le champ décisionnel démocratique a connu une érosion constante due à des facteurs intérieurs et extérieurs à la politique. A l’intérieur, les limitations sont imposées par les institutions gardiennes qui s’occupent des problèmes politiques et réglementaires en s’appuyant sur un savoir spécialisé et sur des experts à l'écart de la concurrence partisane, de l’opinion publique et du système majoritaire de prise de décisions. Les limitations extérieures sont dues au fait que la décision en matière de politiques publiques passe de plus en plus souvent par des accords conclus au sein de réseaux complexes de gouvernance, comprenant des « partenaires » publics et privés, mais pas l'ensemble des citoyens en tant que tel. Toutes ces limitations entraînent une diminution de la responsabilité politique. Cette évolution se traduit généralement par un glissement de la prise de décisions publiques et collectives, qui se déplace de la politique vers l’administration, de la démocratie vers la technocratie, en réduisant de facto sinon toujours de jure l’espace d'expression, d’influence et de contrôle des citoyens, qu’ils agissent directement ou indirectement par le biais de leurs élus. Ces changements ont été favorisés ou alimentés par des tendances inhérentes à la démocratie comme l’oligarchie, l’autonomie fonctionnelle, la corruption et la professionnalisation. Tendance à l’oligarchie. La loi d'airain de l'oligarchie favorise clairement l’ascendant des institutions gardiennes. Plus que les partis politiques et les élus, elles échappent à la surveillance directe de l’opinion publique et, de ce fait, ne sont pas publiquement comptables de leurs activités. Tendance à l’autonomie autoréférentielle. Cette tendance concerne la politique ainsi que d’autres domaines de la vie sociale, puisque la prise de décisions demande de plus en plus un savoir et une expertise spécialisés. Au lieu de règles générales contraignantes et égales pour tous, le processus politique tend à se fragmenter en des tâches fonctionnelles spécifiques, chacune ayant sa propre logique et ses propres besoins. En conséquence, les groupes d’intérêt organisés deviennent le seul point de référence pour les gardiens désignés pour réglementer leur comportement. Or, ces groupes privés ont tendance à rendre leurs gardiens « captifs » en exploitant les déséquilibres en matière d’information et de pouvoir. Tendance à la professionnalisation. Cette évolution est commune aux cadres des institutions gardiennes et à la classe politique. Presque par définition, c'est à la nécessité de formes de savoir produites exclusivement dans le cadre de professions agréées ou spécialisées – avocats, économistes, théoriciens des systèmes, gestionnaires, comptables, officiers militaires, spécialistes des sciences sociales et ainsi de suite – que les institutions gardiennes doivent leur rôle. Notre analyse des tendances caractérisant les partis a montré que les responsables politiques deviennent, eux aussi, de plus en plus spécialisés ou dépendants des spécialistes : consultants, sondeurs d’opinion, conseillers en médias, etc…. Si les institutions gardiennes sont censées être indépendantes à divers degrés, elles sont aussi soumises au contrôle et à la pression du gouvernement. Lorsque les deux termes de cette équation sont plus professionnalisés, la tendance est bien sûr à l'exclusion des amateurs – c’est-à-dire la majorité de la population concernée – au motif qu’ils sont insuffisamment informés ou conscients de ce qui est nécessaire pour produire une « bonne » performance fonctionnelle. Tendance à la corruption. C’est précisément le fait que les institutions gardiennes sont préservées des pressions publiques et isolées par leur expertise professionnelle, qui les rend exceptionnellement vulnérables à l’influence de la corruption. Ce phénomène est en partie inhérent à la prise de décisions spécialisée et compartimentée qui, par sa conception même, ignore les facteurs extérieurs et les conséquences imprévues. Ce qui semble rationnel et fonctionnel aux personnes directement concernées paraît relever de l'arbitraire et de l'exploitation à celles qui sont indirectement touchées. Mais, plus important, les institutions gardiennes sont chargées d’édicter les règles et d’accorder les autorisations. Cela crée des occasions très tentantes d'obtenir un avantage sur des concurrents ou même un statut de monopole pouvant se convertir en des profits exceptionnels, dont certains peuvent même être restitués aux autorités chargées de la réglementation et de la délivrance d'autorisations. Le tableau 1 résume la manière dont les dix « défis et perspectives » décrits au chapitre I fournissent le terreau du développement de formes non démocratiques de gouvernance. Il regroupe les « défis et perspectives » en quatre grandes catégories. La première concerne les effets de la mondialisation de la gouvernance et du déclin de la souveraineté de l’Etat ; la deuxième la porosité croissante entre le privé et le public. La troisième concerne les difficultés qu’entraîne la multiplication des niveaux de différenciation sociale pour la politique démocratique. La quatrième et dernière décrit les effets des nouvelles technologies (mais aussi de l'augmentation des risques et de l'insécurité) sur la relation entre les Etats et pouvoirs privés, d’une part, et les citoyens, d’autre part. Tableau 1 : Transformations du contexte extérieur: impact sur les structures de gouvernance et les institutions gardiennes
Analyse Ces tendances internes et ces évolutions extérieures favorisent la prolifération des institutions gardiennes et de gouvernance. L’effet de ces institutions sur l’efficacité et la responsabilité démocratiques est analogue à celui que produisent les institutions administratives et bureaucratiques traditionnelles. Elles prolongent la chaîne de délégation : plus la chaîne est longue, moins la voix des citoyens se fait entendre. Elles ont tendance à contrôler l’information et à agir comme si elles avaient le monopole du savoir et de l’expertise dans tel ou tel domaine. Elles ne sont pas directement comptables de leur action puisqu’elles échappent à la discipline électorale. Or, ces nouvelles institutions sont encore plus indépendantes du pouvoir politique que les organismes bureaucratiques traditionnels. Créées pour éviter la politisation, elles sont moins responsabilisées à cause de la fragmentation de la responsabilité politique, dans le cas de la gouvernance en réseau. Devant l'emprise croissante de ces institutions sur les décisions publiques, l’avenir de la démocratie dépendra de la manière dont nous règlerons les questions suivantes : 1. La perte apparente de légitimité démocratique peut-elle être compensée par d’autres formes de légitimité sur lesquelles s'appuient les institutions « gardiennes » et « de gouvernance » ? 2. Les institutions gardiennes/de gouvernance non majoritaires peuvent-elles être conciliées avec des réformes des pratiques démocratiques, et peuvent-elles être justifiées par celles-ci ? (a) Le rôle de la prise de décisions non démocratique dans une société démocratique Pour répondre à la première question, nous devons pointer les arguments généralement avancés pour justifier que l’élaboration de politiques soit déléguée à des institutions non démocratiques. Comme dans le cas de l’administration publique, du système judiciaire et de l’armée, la principale justification est la nécessité d’une efficacité organisationnelle. Mais cet argument plutôt général ne saurait être appliqué à toutes les institutions gardiennes ni à la gouvernance en réseau en général. D’un point de vue analytique, les raisons données pour défendre les institutions non majoritaires reflètent les critères qui régissent la prise de décisions publiques dans les sociétés développées et les règles encadrant l'élaboration des politiques publiques. Ces critères sont principalement ceux de la complexité et du savoir spécialisé. Les règles sont la faisabilité, l’efficacité et l’efficience, le respect de la diversité des besoins ou des identités, le respect de la diversité des modes d'application, l’autonomie privée et la liberté d’entreprise. A cause de ces critères et de ces règles, la légitimité politique se fonde moins sur la participation, l’accès aux droits et la responsabilité démocratiques que sur l’exercice plus efficace des fonctions et la satisfaction découlant de la meilleure qualité des résultats. Le tableau 2 expose les arguments sur lesquels repose la légitimité « fonctionnelle et substantielle » des institutions gardiennes et de gouvernance. Il organise celles-ci selon le type d'arguments (critères et règles) justifiant leurs fonctions, et selon le type de contraintes (internes ou extérieures) qu’elles imposent à la politique démocratique. Ce tableau montre que la légitimité fondée sur les résultats et les fonctions demande aux institutions d’œuvrer à la place des citoyens au lieu de les représenter. Mais cela semble supposer que les démocraties modernes seraient face à un compromis entre les institutions qui privilégient la légitimité démocratique et celles qui privilégient la légitimité fondée sur les résultats et les fonctions. En conséquence, l’équilibre du pouvoir penche maintenant de manière très nette du côté des institutions non démocratiques (et potentiellement oligarchiques), en amenuisant le sentiment qu’ont les citoyens de pouvoir influencer les décisions collectives. Tableau 2 : Arguments justifiant la légitimité non démocratique
(b) Réintroduire la démocratie Il est une autre manière d’envisager les institutions gardiennes et de gouvernance, en ne se limitant pas aux arguments qui les justifient mais en partant du point de vue plus concret des fonctions dont elles s’acquittent en rapport avec le système politique et les intérêts et le bien-être de la population. Il s’agit d’une perspective beaucoup plus prometteuse sous laquelle aborder notre deuxième question : est-il possible de concilier les mécanismes « gardiens » et de gouvernance avec la légitimité démocratique en réformant les pratiques des démocraties libérales « réelles » ?. Le tableau 3 montre ce que ces institutions font en matière de prise de décisions publiques. Tableau 3 : Types d’institutions décisionnelles non démocratiques
Le tableau 3 montre que la tendance à la bureaucratisation et à la rationalisation de la politique, théorisée par Max Weber dès le début du XXe siècle, ne s’incarne plus exclusivement dans les ministères et les organismes de l’administration publique traditionnelle, mais de plus en plus dans les institutions gardiennes et les réseaux de gouvernance qui vont en se multipliant. Ce glissement de la politique à l’administration (de l’approche du conflit et du compromis à l’approche du règlement des problèmes et de la mise en œuvre des mesures) est accentué par la nécessité de ne pas surcharger le système politique de tâches législatives et réglementaires devenues trop lourdes dans des sociétés modernes complexes. Il reflète également la propension des responsables politiques à fuir leurs responsabilités et à déléguer l'élaboration des politiques à des institutions non démocratiques dans les domaines où le succès est difficile à établir et où les résultats ne peuvent se traduire aisément en atouts électoraux. Mais si ni les citoyens ni leurs élus n'ont de contrôle sur ces nouvelles institutions, la question est de savoir comment faire pour que les « gardiens » n’outrepassent pas leurs fonctions en exploitant à leur avantage leur position privilégiée. Qui, en définitive, garde les gardiens ? Quis custodiet ipsos custodes ? Le tableau 3 montre qu’il n’existe pas une seule solution unique ou universelle, puisque les institutions gardiennes et les réseaux de gouvernance qui s’acquittent de fonctions différentes, exigent des stratégies différentes pour concilier la légitimité démocratique et la légitimité fonctionnelle. Le tableau 4 propose deux stratégies générales que l’on pourrait utiliser pour régler ce problème. L’une, plus directe, vise à réintroduire des formes de contrôle et de responsabilité démocratiques. L’autre, plus indirecte, joue sur l’équilibre des pouvoirs. Tableau 4 : Stratégies pour réintroduire la démocratie
Responsabilisation aux différents niveaux de pouvoir et décentralisation On expérimente de plus en plus, en Europe, des formes de gouvernance à plusieurs niveaux en partie par suite du transfert de compétences aux autorités régionales ou provinciales, en partie parce que l’Union européenne a montré que la souveraineté nationale peut être répartie et mise en commun dans l'intérêt de tous les niveaux. Mais les idéaux démocratiques sont bousculés par ces expériences sur les différentes échelles de gouvernance. Comment rendre les politiques responsables de leurs actes ? Comment concilier la règle « une personne, une voix », avec des sous-unités de différentes tailles exigeant d’être entendues à égalité ? Comment régler la question de savoir quelles décisions doivent être prises par quel demos et à quel niveau géographique, et à qui incombe le soin de trancher les inévitables conflits résultant d'un un système aussi complexe ? La gouvernance à plusieurs niveaux et la décentralisation remettent en cause les règles démocratiques de responsabilisation de la classe politique et d’autres autorités à différents niveaux, parce que ce système tend à brouiller les espaces de choix politique dont bénéficie chaque niveau. Parmi les mesures visant à rétablir la responsabilité, il convient entre autres d'accroître la transparence et la contestation politique à l’égard des décideurs, qu’il s’agisse de leurs pouvoirs de jure ou de leurs possibilités de choix de facto. Analyse
La « gouvernance à plusieurs niveaux » est un terme souvent utilisé pour décrire la multiplicité des modes de prise de décisions au sein de l’Union européenne. Par « plusieurs niveaux », on peut entendre la dissémination « verticale » de l’autorité politique de l’Etat vers un niveau supranational – l'Union européenne – et les niveaux infranationaux/régionaux ; et/ou la dispersion « horizontale » lorsque des acteurs non étatiques participent au processus. Cela soulève divers problèmes normatifs concernant des questions comme la représentation et la responsabilité démocratiques, parce que les prétendues vertus d’une gouvernance disséminée ont un coût : une diminution de la transparence et une définition plus floue des compétences et des responsabilités. Dans l’optique qui nous intéresse, les ordres politiques fédéraux peuvent être caractérisés par une division (quasi) constitutionnelle des pouvoirs entre l’organe central et des sous-unités, où chaque niveau a l’autorité finale en ce qui concerne certaines fonctions, toute modification de cette répartition de l’autorité devant être approuvée de tous. Dans les systèmes décentralisés, les autorités centrales peuvent au contraire conserver, modifier ou supprimer à leur gré des échelons de compétence inférieurs. Dans les organisations confédérales, les sous-unités peuvent généralement opposer leur veto aux décisions prises et même quitter la confédération. Les institutions de l’Union européenne, qui ont leur origine dans la Communauté européenne du charbon et de l’acier, comportent à la fois des éléments fédéraux et des éléments confédéraux. Certes, l’Union européenne ne deviendra peut-être jamais une fédération à part entière dotée d'une division complète des pouvoirs, mais son projet de traité constitutionnel ajoutera, s’il est ratifié, des ingrédients fédéraux supplémentaires au « mélange », puisque les Etats membres auront renoncé à leur droit de veto dans un plus grand nombre de domaines. (b) Subsidiarité Une des questions les plus délicates au sein de toute fédération ou de quasi-fédération est l’attribution officielle (généralement constitutionnelle) de compétences à ses multiples niveaux de décision politique. Le principe de subsidiarité prétend résoudre ce problème en plaçant la charge de l’argumentation sur ceux qui veulent centraliser l’autorité. La souveraineté peut être mise en commun pour remédier à la perte de capacité effective de gouvernement des petites sous-unités. Mais les autorités supérieures, nationales ou supranationales, ne peuvent agir légitimement que lorsqu’elles contribuent à satisfaire les objectifs des citoyens mieux que ne le font les sous-unités. L’application de ce principe a connu bien des interprétations différentes et contradictoires ; pour n’en citer que quelques-unes : la pensée catholique moderne, la tradition antique à laquelle se rattache Althusius, la doctrine des « majorités concurrentes » liée au conflit entre le Nord et le Sud des Etats-Unis, ou encore des conceptions contemporaines telles que le fédéralisme fiscal et le contractualisme libéral. Ces interprétations divergent sur des questions fondamentales : quels sont les justes objectifs de l’ordre politique ? comment pondérer des sous-unités de différentes tailles et capacités ? faut-il définir ces unités en termes territoriaux ou fonctionnels ? quels sont les modes de protection et de subventionnement entre niveaux les plus efficaces et contre quels risques ? Par exemple, la tyrannie exercée par les autorités centrales sur une sous-unité est-elle pire que celle exercée par des collectivités locales sur une minorité locale ? A quel stade la meilleure exécution d’une tâche fonctionnelle contrebalance-t-elle la menace pesant sur l’identité et l’autonomie territoriale ? Qui doit être le juge ultime lorsqu’il y a conflit sur l’application des règles : les dirigeants des sous-unités ou ceux du pouvoir central ? Et surtout, pour ce qui nous occupe, qui doit être tenu pour responsable (et comment), notamment lorsque de nombreuses décisions supposent davantage un partage qu’une séparation des compétences ? En dernier lieu, l’attrait du principe de subsidiarité repose pour l’essentiel sur notre passion commune pour la liberté, l’idéal selon lequel nul ne doit être soumis à la volonté arbitraire d’autrui. Accorder et protéger le droit de veto de toutes les sous-unités permettrait de préserver la liberté en garantissant que les avantages communs ne sont pas obtenus au prix du despotisme, mais cela laisserait aussi l’ensemble du système politique à la merci d’une seule sous-unité réfractaire. D’autres prétendent que la décentralisation vers des groupes plus petits partageant des préférences politiques, des valeurs individuelles et/ou des conditions matérielles permet une prise de décisions plus efficace. Mais précisément à cause de ces caractéristiques communes, ces unités peuvent ne pas avoir la quantité ou la diversité de ressources nécessaires pour s’attaquer au problème posé. Le transfert des pouvoirs permet d'éviter de surcharger le processus de prise de décisions, mais il peut aussi en faire un processus plus particulariste et oligarchique. Des sous-ensembles d’individus pourraient être autorisés à former des « clubs » pour la fourniture de certains biens publics mettant en jeu de nombreuses « internalités positives » (appelées aussi « synergies »), mais à condition qu’ils n’excluent pas les minorités des bénéfices et ne fassent pas payer les coûts à des non-membres. (c) De la responsabilité dans les systèmes de gouvernance à plusieurs niveaux Il est souvent difficile de déterminer qui assume en dernier lieu la responsabilité de telle ou telle décision politique si plus d’un niveau participe à son élaboration et à sa mise en application et que chaque niveau d’autorité peut en rendre l’autre responsable. Une structure aussi complexe fait qu’aucun système officiel de « diplomatie à plusieurs niveaux » n'est en mesure de satisfaire la condition démocratique de « responsabilité des actes accomplis dans la sphère publique » ni d'imposer les sanctions nécessaires à ceux qui agissent dans les interstices entre les différents niveaux. Néanmoins, d’un point de vue normatif, il est possible de préciser les règles générales d’évaluation de cette complexité. Transparence vs opacité. Avec l'aide des médias publics, la population et les autorités devraient pouvoir déterminer si les institutions et leurs décisions obéissent dans les grandes lignes aux critères normatifs appropriés pour cet ordre politique complexe. Une cause supplémentaire d’opacité au sein de l’Union européenne est que nombre des processus se sont déroulés jusqu’à présent sans que le public ait pu accéder aux négociations gouvernementales au sein du Conseil des ministres. En outre, le passage de l'unanimité à la majorité (qualifiée) limite encore plus la responsabilité puisqu’il permet aux responsables politiques de dire qu’ils n’ont pas réussi à faire prévaloir leur vote contre des décisions impopulaires. Il n'est en effet pas facile de vérifier leurs allégations quand ils prétendent qu’ils ont dû se soumettre « à la contrainte de Bruxelles ». Sécurité vs insécurité. L’unanimité protège les citoyens de chaque Etat membre en leur évitant de participer contre leur gré à des accords contraires à leurs propres intérêts, et les préserve dans une certaine mesure des décisions unilatérales. Mais cette règle accroît aussi l’incertitude et la vulnérabilité des citoyens puisque chaque sous-unité peut bloquer des décisions communes. Le vote à la majorité (qualifiée) demande en revanche une plus grande confiance et une plus grande fiabilité chez les citoyens et leurs représentants. Il exige en effet que, de temps à autre, ces derniers révisent ou sacrifient leurs intérêts et ceux de leurs électeurs pour le bien d’autres Européens. Il faut donc, dans ce cas, compter sur le fait que la majorité tiendra compte des difficultés de la minorité et qu’elle respectera les décisions communes lorsqu’elle deviendra elle-même minoritaire. Autonomie vs égalité. Une tension s’exerce entre le respect de l’autonomie des sous-unités et la garantie de conditions de vie à peu près égales d’une sous-unité à l’autre – ce que l’on considère souvent comme une condition et/ou un objectif de la politique démocratique. Il est donc essentiel de définir le type de résultats et de politiques dont la population de la sous-unité doit être responsable, c'est-à-dire pour lesquels elle doit supporter le fardeau économique intégral de ses choix collectifs. L’Union européenne est censée « promouvoir la cohésion économique et sociale et la solidarité entre ses Etats membres » – tout en respectant leur autonomie. Mais la péréquation et la solidarité peuvent exiger la centralisation des politiques monétaires, sociales et fiscales – conformément au principe de subsidiarité – ce qui ne laisse guère de pouvoir à la sous-unité. « Une personne, une voix » vs « une sous-unité, une voix » ? Les tentatives de « démocratisation » des fédérations comportant des sous-unités de taille inégale peuvent porter atteinte aux idéaux démocratiques : lequel de ces deux principes doit prévaloir : « une personne, une voix » ou « une sous-unité, une voix » ? Autrement dit, les normes démocratiques exigent-elles que l’on applique la règle de la majorité ou peut-on justifier que de petites sous-unités soient sur-représentées, par exemple pour que les intérêts de leurs citoyens risquent moins d’être systématiquement négligés ? Cette sur-représentation, fréquente dans les fédérations, pourrait être défendue dans les institutions de l’Union européenne, où des Etats moins peuplés sont sur-représentés ou ont un poids électoral disproportionnellement élevé par rapport à des pays plus peuplés. Il n’est pas évident que la prise de décisions à la majorité soit appropriée lorsque certaines catégories de la population risquent d’être constamment minoritaires, surtout si l’on ne peut compter sur la majorité pour qu’elle tienne compte, dans ses choix, de leurs effets sur les minorités. Dans ces circonstances, le principe « une personne, une voix » pourrait ne pas être la bonne solution.
Mécanismes de consultation directe des citoyens et référendums Les diverses formes de démocratie représentative constituent le fondement de la prise de décisions dans toutes les démocraties européennes – anciennes ou nouvelles – mais certains systèmes ont en outre introduit des mécanismes de participation directe des citoyens dans l’arsenal de leurs institutions démocratiques. Dans presque tous les pays européens et à presque tous les niveaux de gouvernement, les citoyens peuvent faire des pétitions qui ne sont pas contraignantes pour les parlements et qui ne débouchent pas sur des votes populaires. Ces pétitions sont l’expression populaire, superficielle et non menaçante de mécontentements et de conflits sociaux profonds. Ces manifestations sont généralement canalisées par les organisations politiques traditionnelles (partis, associations, mouvements), mais elles sont occasionnellement imputables à des groupes d’action collective informels et créés pour la circonstance. Elles ont pour objectif premier d’attirer l’attention des dirigeants et de susciter le débat public parmi les citoyens. Le succès de ces pétitions restant entièrement à l’appréciation des personnes au pouvoir, elles ne sont qu’un mode de communication vers le haut, comme plusieurs autres proposés par les démocraties libérales tels que les sondages d’opinions et les auditions publiques. Sans doute certaines pétitions sont-elles plus efficaces que d’autres, mais aucune ne peut être considérée comme un moyen régulier et efficace d'engager la responsabilité des dirigeants.
Les institutions de la démocratie directe sont essentiellement de deux ordres : le référendum et l’initiative populaire, tous deux étroitement corrélés. Par référendum, on entend un processus par lequel des propositions faites par des autorités politiques peuvent être soumises à un vote populaire. L’initiative populaire est un processus par lequel un certain nombre de citoyens peuvent formuler une proposition et contraindre les autorités politiques à la soumettre à un vote populaire. Dans ce dernier cas, il existe une forme spéciale d’initiative, la procédure de révocation, appliquée non pas à une proposition particulière mais au mandat de tel ou tel élu. Ainsi, ce sont les auteurs de l’initiative qui nous permettent de distinguer entre les deux formes de démocratie directe, et non leur contenu ou leur objectif. Les qualités et les défauts du référendum et de l’initiative populaire font depuis longtemps l’objet de débats entre les spécialistes de philosophie politique et les théoriciens des normes démocratiques. Les arguments pour et contre ces procédures ont été développés à l’envi au cours des derniers siècles. La notion de « révocation » est particulièrement controversée, parce que c’est elle qui renvoie le plus à la notion de responsabilité. Comme nous venons de le voir en Californie, elle peut être utilisée pour révoquer un responsable élu tout à fait légalement, qui a le soutien de la majorité d’un parlement lui aussi légalement élu. Indépendamment de l'issue d’un débat abstrait sur la démocratie directe, celle-ci est devenue de plus en plus une réalité au cours des dernières décennies en Europe. Le principal problème que pose la démocratie directe à la démocratie représentative est qu’elle introduit un veto potentiel supplémentaire dans les mécanismes d’équilibre des pouvoirs prévus dans le système indirect de représentation. Des décisions prises par des représentants légitimement élus peuvent être modifiées ou tout bonnement abandonnées. De plus, le parlement perd (ou voit se réduire) sa souveraineté traditionnelle au sein du système démocratique, puisqu’un vote favorable sur une initiative populaire peut déboucher sur une décision généralement contraignante ou obliger le parlement à produire une telle décision. Si – pour reprendre la terminologie de Gordon Smith – les « résultats anti-hégémoniques » des votes populaires devaient devenir la règle, la démocratie risquerait de se retrouver dans une impasse. Sur le plan normatif, ce serait certainement sous-optimal au sens de Pareto. Tout le monde risquerait d'y perdre ou, du moins, la probabilité que des décisions bénéficiant à tous soient adoptées serait plus faible. La situation inverse n’est guère plus attrayante ou vraisemblable. S'il était de règle que les choix des élus et des citoyens soient identiques – ou, du moins, systématiquement en harmonie - le référendum et l’initiative populaire seraient tous deux inutiles. Dans un monde idéal où tous les principes de la démocratie seraient parfaitement respectés par tous les acteurs et où la délibération politique déboucherait sur une information parfaite et une compétence politique partagée par tous les citoyens, l’harmonie des politiques (et le consensus de l’opinion) serait le résultat naturel. Il n’y aurait donc guère de raison d’organiser des référendums populaires sur certaines questions alors que les dirigeants et les citoyens parviendraient de manière systématique et prévisible aux mêmes conclusions. En tout état de cause, une démocratie aussi parfaite reste une chimère. Même le simple fait de faire coïncider durablement une majorité d’élus et une majorité de citoyens peut être difficile. Au demeurant, l’harmonie systématique, lorsqu’elle se manifeste formellement, est probablement moins saine pour la démocratie ; elle indique généralement un contrôle autocratique de l’élite dirigeante sur des sujets obéissants et apeurés. Par exemple, le référendum de 1986 de Ceausescu en Roumanie a donné un total parfait de 100 % de « oui » avec une participation électorale de 99,99 %. Or, ce dirigeant plébiscité triomphalement a été renversé à peine trois ans plus tard, à la satisfaction générale des Roumains. Malgré une idéologie qui insiste sur l’harmonie entre les choix des dirigeants et les préférences des citoyens, et qui suppose que les élus se fassent l’écho sans ambiguïté des électeurs, on peut penser, d’après la pratique de toutes les démocraties « réelles », qu’il est normal (ou certainement assez fréquent) que les deux ensembles d’acteurs démocratiques ne soient pas synchrones, en partie à cause de différences en matière d’horizon temporel ou de définition de l’électorat. Dans l’ensemble, toutefois, cela est dû aux inévitables négociations, compromis, « renvois d’ascenseur » et « offres globales » qui font partie intégrante du fonctionnement de la démocratie représentative. En outre, à mesure que les responsables politiques se professionnalisent et acquièrent de l'expérience, ils apprennent comment conclure ces accords (et à se souvenir plus nettement des accords passés). Ils deviennent aussi plus habiles pour expliquer à leurs mandants et aux électeurs les raisons de ces déphasages. Il ne fait guère de doute qu’entre la professionnalisation des responsables politiques et la complexité des choix collectifs dans les démocraties contemporaines à plusieurs niveaux, les déphasages se multiplient et que le sentiment qu’ils génèrent chez les citoyens est l’un des nombreux éléments qui contribuent à généraliser le mécontentement à l’égard des dirigeants et la méfiance à l’égard des élus. Pour remédier à ce problème, l’une des solutions, peut-être la meilleure, consisterait à insérer des formes de démocratie directe pour compléter la démocratie représentative. Un subtil avantage de la démocratie directe est que le référendum et l’initiative populaire peuvent avoir une influence considérable même lorsqu’ils ne sont pas expressément utilisés. Le seul fait d’anticiper leur organisation – par le gouvernement, l’opposition ou un nombre suffisant de citoyens – peut être suffisant pour dissuader les dirigeants d’adopter des mesures dont ils savent qu’elles ne sont pas conformes aux préférences d’une majorité jusqu’ici passive. Dans de nombreux systèmes politiques, le lancement du processus référendaire est rigoureusement contrôlé par le chef d’Etat ou de gouvernement. On en use (et on en abuse) pour inviter les électeurs à se rendre aux urnes à condition qu'il soit impossible qu’ils votent « non », par peur ou par manipulation. Dans de nombreux pays africains post-coloniaux à parti unique, le référendum est utilisé par les dirigeants, selon leur bon plaisir, comme un outil de légitimisation démocratique de leurs décisions. Dans un passé assez récent, on a même vu des gouvernements d’Europe occidentale recourir à cet instrument « plébiscitaire ». Cette version ad hoc (et parfois ad hominem) de la démocratie directe contraste fortement avec ses formes plus formalisées et plus prévisibles appliquées ailleurs. Dans des pays européens comme la Suisse, le Liechtenstein, l’Italie, l’Irlande, le Danemark, les démocraties post-communistes d’Europe centrale et orientale et la plupart des républiques de l’ex-Union soviétique, le gouvernement en place n'a pas la maîtrise du lancement d’un référendum. Par exemple, pour modifier la constitution ou adhérer à l’Union européenne ou à d’autres organisations régionales ou planétaires, il est tenu d'organiser un référendum dont les règles sont fixées bien à l’avance. Les initiatives populaires exigent la collecte d'un nombre préétabli de signatures par les citoyens, qui ne peut être manipulé ex ante ou annulé ex post par les personnes au pouvoir. Même un observateur superficiel de la vie politique européenne récente ne peut ignorer certains référendums nationaux qui ont eu une influence déterminante sur des questions comme l’avortement, l’énergie nucléaire, l’adhésion à l’Union européenne, et ainsi de suite. On néglige souvent le rôle politique primordial joué par les référendums (et, plus rarement, par les initiatives populaires) au niveau local et régional dans les démocraties bien assises. En Europe occidentale, on a généralement mis en place et expérimenté des mécanismes de démocratie directe à ces niveaux avant de les transposer au niveau national. En Europe centrale et orientale et dans les républiques de l’ex-Union soviétique, le brusque changement de régime, qui est passé de l’autocratie communiste à la démocratie libérale, a entraîné en revanche une extension immédiate des droits populaires au niveau national, avant toute expérimentation préalable à l'échelon local ou régional. Votes populaires en Europe : évaluation des faits Entre 1960 et 2003, dans l'ensemble des Etats qui sont actuellement membres du Conseil de l'Europe, les citoyens ont été invités à prendre 628 décisions démocratiques directes au niveau national. Ces données montrent qu’au cours des quarante dernières années, des initiatives populaires et des référendums nationaux ont été organisés dans trente-neuf des quarante-cinq Etats membres. Si l'on inclut les données au niveau local et régional, le Luxembourg serait le seul pays européen à n'avoir jamais consulté directement sa population par le biais de ces mécanismes. Mais même le Luxembourg a organisé trois référendums nationaux avant 1960, et son gouvernement a récemment annoncé qu’un référendum serait organisé sur le projet de constitution européenne. Toutes les démocraties européennes ont connu, au moins sporadiquement, des consultations populaires – même si leur fréquence, leur forme et leurs effets ont été très variés. Plus de la moitié des référendums et initiatives populaires qui ont eu lieu en Europe depuis 1960 ont été organisés en Suisse. Ce pays est le champion du monde de la démocratie directe et, pour avoir cette réputation bien méritée, il a suivi une trajectoire politique très particulière. C’est pourquoi nous avons choisi d’exclure cet exemple extrême de la plupart de nos analyses. Hormis la Suisse, le Liechtenstein et l’Italie, seuls cinq des pays européens ont organisé au moins 10 référendums pendant la période en question. A l’exclusion de la Suisse, la moyenne par pays a été de sept. Seulement un quart des Etats membres du Conseil de l’Europe ont dépassé cette moyenne. En d’autres termes, le nombre des référendums nationaux a été relativement faible dans la plupart des Etats membres. La figure 6 ci-dessous montre l’évolution de la fréquence des consultations populaires depuis 1960. Elle nous permet d’observer leur dynamique sur le temps au sein de l’Europe. Le point 2000-2009 est une projection linéaire fondée sur les données de 2000-2003. Figure 6 : Tendance globale en matière de scrutins de démocratie directe dans tous les Etats membres du Conseil de l'Europe (Suisse incluse et Suisse exclue)
Les deux courbes de la figure 6 ont un profil similaire. L’inclusion de la Suisse double les chiffres sans modifier de manière significative la forme en S de la courbe de base. Les deux révèlent une augmentation considérable des consultations directes des citoyens au cours des années 1990. La fréquence globale a triplé pendant cette période, dont on peut supposer qu'elle correspond à un moment critique de la politique européenne où les référendums et les initiatives populaires ont été particulièrement prisés comme instruments de règlement des conflits et de légitimation. Depuis, la fréquence s’est toutefois stabilisée et nos projections laissent penser que, pour les dix premières années du troisième millénaire, leur nombre n’augmentera probablement pas. Une hypothèse est que l’Europe a atteint un « point de saturation » concernant la prise de décisions par des formes de démocratie directe, point où un certain équilibre s'établit entre celle-ci et la démocratie représentative. Figure 7 : Tendance globale en matière de scrutins de démocratie directe en Europe occidentale et en Europe orientale et centrale (tous les pays du Conseil de l'Europe sauf la Suisse)
Sources : Centre de recherche et de documentation (c2d) de l’université de Genève et la “Suchmaschine für direkte Demokratie” mise au point par Beat Müller à l’Institut fédéral suisse de technologie à Zurich. Cette constatation peut être illustrée par le modèle d’évolution des anciennes et des nouvelles démocraties européennes. A la figure 7, nous observons une nette convergence de la fréquence des référendums tenus en Europe occidentale et en Europe orientale depuis la fin de la guerre froide. Pour l’Ouest, l’augmentation massive des années 1990 s’explique avant tout par une série de référendums sur l’intégration dans l’Union européenne. A l’Est, l’augmentation est due à des consultations populaires sur la souveraineté nationale et les constitutions. Nos projections sur dix ans prévoient à peu près le même nombre de référendums dans les deux « Europes » au cours des dix premières années du troisième millénaire, ce qui s'explique là encore et entre autres par l’intégration européenne. Tant que les Etats membres de l'UE continueront d'adopter de nouveaux traités, leur ratification entraînera inexorablement une succession de référendums. Par exemple, l’introduction de l’euro a fait l'objet de votes populaires au Danemark et en Suède (cela pourrait un jour être aussi le cas au Royaume-Uni). Pour 2003 seulement, l’élargissement de quinze à vingt-cinq Etats membres a obligé neuf des dix nouveaux venus à organiser des référendums, à la seule exception de Chypre. Le Conseil des Ministres ayant maintenant convenu du texte d'un nouveau « traité constitutionnel », on peut prévoir qu’un nombre encore inconnu mais important d’Etats membres permettront à leurs citoyens de voter directement sur sa ratification. Mais l’intégration européenne par des traités successifs n’est pas le seul facteur de promotion des référendums en Europe. Le Liechtenstein, l’Italie et l’Irlande (ainsi que, bien sûr, la Suisse) continuent d'organiser un grand nombre de consultations populaires sur des questions qui ne sont pas liées à l’Union européenne. Ils sont suivis de près par de nouveaux Etats membres comme la Slovénie, l’Azerbaïdjan et l’Ukraine, pour une raison plus générale. En effet, lorsqu'elles ont choisi leurs institutions après les changements de régime de 1989-1990, nombreuses sont les nouvelles démocraties qui ont inséré dans leur Constitution des dispositions concernant l'organisation de consultations populaires directes. Par exemple, la Hongrie, la Lettonie, la Lituanie, la Pologne, la Roumanie, la Slovénie, la République slovaque et l’Ukraine ont toutes prévu, en plus de la convocation de référendums par les gouvernements, la possibilité de consultations lancées par les citoyens, à savoir des initiatives populaires. En Europe occidentale, cette forme n’existe qu’en Suisse, au Liechtenstein et à Saint-Marin. Depuis 1990, les initiatives populaires – à l’exclusion du cas suisse – ont représenté seulement 13 % de toutes les consultations populaires organisées dans les « vieilles » démocraties, alors que dans les « nouvelles » démocraties d’Europe orientale et de l’ex-Union soviétique, la proportion augmente de manière significative jusqu’à 24 %. On voit ainsi que non seulement ces pays se sont dotés des dispositions formelles nécessaires pour organiser des initiatives populaires, mais que leurs citoyens en ont rapidement trouvé le mode d’emploi. Ces initiatives venant de la base y sont presque deux fois plus fréquentes que dans les anciennes démocraties. La différence est donc nette avec l’Europe occidentale, où les rares expériences de scrutins lancés par les citoyens ont eu lieu presque exclusivement au niveau local ou régional. Enfin, pour mesurer l’impact de la démocratie directe, nous devons évaluer le succès des consultations populaires. Le « succès » peut prendre différentes formes. La première question est de savoir qui a du succès. Par définition, les auteurs des textes soumis à référendum sont les autorités politiques (le parlement et/ou le gouvernement). Si les électeurs approuvent le référendum, l’hypothèse est que ces autorités ont eu du « succès » et que leur proposition a été légitimée démocratiquement. Les initiatives populaires présentent le cas inverse, les dirigeants, qui y sont généralement opposés, recommandant de les rejeter. La deuxième question concerne les suites d'une consultation populaire. Même les référendums approuvés par une majorité d’électeurs ne sont pas obligatoirement pris en compte par le gouvernement, s’ils ne sont pas de nature contraignante (comme c’est généralement le cas). Les référendums favorables peuvent être aussi frappés de nullité lorsqu’ils n’atteignent pas un quota suffisant de participation des citoyens ayant le droit de vote. Dans ces deux cas, on assistera simplement à une prolongation du statu quo plutôt qu’à un changement de politique. En partant d’un ensemble de données sur les expériences de démocratie directe rassemblées à l’université de Genève, il est possible de mesurer « l’effet net » des référendums et des initiatives populaires, c'est-à-dire de savoir s'ils ont correspondu à des changements politiques. S’agissant de l’Europe occidentale, la tendance a été à l'augmentation des taux d’approbation. Par exemple, depuis 1990, environ trois référendums sur quatre lancés par les gouvernements ont été approuvés. On relève aussi un taux d’approbation relativement cohérent (bien que légèrement inférieur) concernant les initiatives lancées par les citoyens, dont environ une sur deux a été approuvée par les électeurs. La plupart des consultations populaires – référendums et initiatives – étaient contraignantes ; pourtant, le taux de changement politique induit par le référendum a baissé. Plus récemment, seulement un référendum sur trois a débouché sur un changement politique direct, en dépit d’un taux d’approbation de 74 %. Autrement dit, seulement une proposition sur deux approuvée par une majorité d’électeurs entraîne un changement politique. Cette conclusion assez surprenante peut être attribuée à deux facteurs : premièrement, le nombre de référendums non contraignants a légèrement augmenté et, deuxièmement, les règles du quorum étant de moins en moins satisfaites, la participation des électeurs est insuffisante pour rendre le résultat juridiquement valable. Cette tendance inquiétante pourrait déboucher sur un cercle vicieux politique. En effet, si des consultations populaires sont organisées et approuvées, pour être ensuite ignorées soit parce qu’elles sont non contraignantes, soit parce que le quorum n'est pas atteint, l'apathie des électeurs ne fera qu'augmenter lorsque d'autres occasions se présenteront. Le fait de voter aux élections est déjà un acte irrationnel pour le citoyen dans la mesure où la probabilité que son vote modifie le résultat est minime. Malgré cela, ils sont très nombreux à se déplacer pour mettre leur bulletin dans l’urne. Mais, si nous ajoutons la probabilité que les résultats seront ignorés ou frappés de nullité par les dirigeants, la conclusion est pratiquement inéluctable : les citoyens deviendront de plus en plus apathiques et ne se déplaceront plus pour voter, d'abord lors des consultations populaires, mais ensuite peut-être aussi lors des élections ordinaires. Le caractère non contraignant de certains référendums ne semble pas être le problème le plus aigu. Par exemple, lorsqu’en 1994 une majorité d’électeurs norvégiens ont rejeté l’adhésion de leur pays à l’Union européenne lors d’un référendum consultatif (non contraignant), il était politiquement inconcevable que le gouvernement norvégien ignore ce résultat et se prépare à adhérer à l’Union européenne. La même logique politique a joué pour le référendum consultatif organisé en 2003 en Suède sur l'introduction de l’euro. De ce point de vue, il n'y aurait guère à gagner en rendant contraignantes les consultations non contraignantes, sauf un impact potentiel sur la participation de l’électorat. Bien probablement, les citoyens voteraient en plus grand nombre s’ils étaient convaincus que la décision collective, quelle qu’elle soit, sera appliquée. Ce qui nous amène à la véritable question : celle de la fixation de seuils de participation pour les référendums et les initiatives populaires. Le résultat peut parfois être déterminé par une marge très étroite. Par exemple, dans un référendum organisé le 18 avril 1999 en Italie, 91,52 % des votants ont approuvé une proposition visant à modifier le mode de calcul pour l’attribution des sièges parlementaires afin qu’ils respectent mieux le principe de la représentation proportionnelle. La participation n’a toutefois été que de 49,58 % ; il manquait donc seulement 0,42 % des électeurs pour atteindre le quorum nécessaire de 50 %. C’est ainsi qu’un résultat massivement approuvé par les Italiens a été rejeté sur la base d’un seuil plus ou moins arbitraire. La situation en Europe orientale depuis 1990 est assez différente. La très grande majorité des référendums et des initiatives populaires ont été approuvés. Les chiffres antérieurs à la chute du mur de Berlin montraient un taux d’approbation de 100 %. Toutefois, dans les régimes communistes, les référendums n’étaient pas organisés de manière démocratique et l’harmonie apparente entre les dirigeants et les citoyens était illusoire, comme le monde l’a découvert après 1989–1990. Les initiatives populaires, bien entendu, n’existaient pas. Depuis la démocratisation, non seulement le taux d’approbation a été supérieur à celui des « anciennes » démocraties d’Europe occidentale, mais les référendums se sont traduits de manière plus sûre et plus immédiate par des changements dans les politiques publiques. En quelques années, en Europe orientale et dans l’ex-Union soviétique, le rapport entre les référendums lancés par les dirigeants et leur approbation par les citoyens s’est rapproché de celui qui était la règle pendant le communisme, à savoir 100 %. On pourrait se demander si les gouvernements gagnent toujours parce que le processus de démocratie directe lui-même favorise ceux qui sont au pouvoir. Ce que nous savons de l'issue des initiatives des citoyens nous laisse penser que ce n’est pas le cas dans ces nouvelles démocraties. Confrontés à des choix qui s'opposent généralement à des politiques existantes et exhortés à voter « non » par leurs dirigeants, les citoyens récemment affranchis d’Europe centrale et orientale ont en effet voté « oui » presque deux fois plus souvent qu’en Europe occidentale. Chapitre III : Recommandations de réforme Dans notre étude sur « les acteurs et les processus » effectuée à la lumière des « défis et perspectives » auxquels font face les démocraties européennes contemporaines, nous avons constaté que les responsables politiques et les citoyens n'étaient pas seulement conscients de l'urgence des réformes, mais qu'ils déployaient une grande créativité dans ce domaine. Contrairement à l’impression dominante selon laquelle les vieilles démocraties de l'Ouest seraient trop sclérosées pour modifier en profondeur leurs règles et leurs pratiques, et que les néo-démocraties de l'Est ne s'occuperaient que d’imiter ces mêmes règles et pratiques, nous avons trouvé de nombreux exemples d'innovation et d'expérimentation. Certes, ces efforts sont souvent trop dispersés et trop récents pour que l'on puisse évaluer leur apport potentiel. Ils sont pour beaucoup mis en œuvre au niveau local ou dans des domaines spécialisés de gouvernance. Le plus souvent, ces réformes visent à accroître la transparence et la participation des citoyens et des « partenaires » aux décisions. Très logiquement, les problèmes croissants liés au financement des partis et à la corruption ont provoqué des réactions au niveau national, même si des organisations non gouvernementales comme Transparency International et des organisations internationales comme le Conseil de l'Europe ont aussi joué un rôle important, en repérant les mauvaises pratiques de gouvernement et en fixant des normes. Sur les questions plus globales de la mondialisation et des migrations internationales, les réformes ont tout d'abord fait intervenir les organisations transnationales et les accords internationaux, et notamment la Convention-cadre du Conseil de l'Europe pour la protection des minorités nationales et ses conventions sur la participation des étrangers à la vie publique au niveau local et sur la nationalité. On pourrait interpréter aujourd’hui toute « l'expérimentation » de l'intégration européenne, même si ce n’était pas son but initial, comme une tentative pour relever au niveau européen le défi de la mondialisation. Compte tenu de la multiplicité des niveaux décisionnels et de la diversité des règles et des pratiques en vigueur dans les démocraties européennes, il n'est guère étonnant que ces efforts n'aient pas été uniformes et qu'ils soient souvent passés inaperçus et aient été sous-évalués. En passant maintenant à nos recommandations de réforme, nous devons reconnaître que plusieurs d'entre elles ont été inspirées par les efforts que déploient déjà ça et là les démocraties européennes pour répondre aux défis et tirer profit des perspectives de l'époque passionnante dans laquelle nous sommes condamnés à vivre. Malheureusement, nombre de ces expériences sont si récentes que nous ne pouvons être certains qu'elles réussiront à améliorer la qualité de la démocratie. En outre, reconnaissons aussi qu'il est des domaines névralgiques où très peu de choses ont été tentées. Par exemple, nul (ou presque) n’ignore aujourd’hui que les citoyens votent de moins en moins et adhèrent de moins en moins aux partis politiques, mais personne ne semble essayer sérieusement de s’attaquer à ces problèmes. En tentant de convaincre, dans les Federalist Papers : n° 10, ses concitoyens américains de prendre le risque de réformer leurs institutions politiques, James Madison a énoncé un célèbre dilemme. La démocratie ne résout pas seulement les problèmes ; la démocratie en crée aussi, dont la tendance à produire des « factions » n’est pas le moindre. Donnez aux citoyens la liberté d'exprimer leurs opinions et d'agir collectivement, et ils « tomberont dans des querelles (sur) les distinctions les plus futiles et les plus fantaisistes ». Admirons sa réponse : si « les causes de faction ne peuvent être éliminées [sans détruire la démocratie elle-même] … la solution ne peut être que dans le moyen de contrôler leurs effets ». Nous avons essayé de tenir compte du conseil de Madison. Or, à quoi peut-il mieux s’appliquer dans le monde contemporain qu’à l’influence des médias. Les journaux, la radio et, surtout, la télévision ont effectivement transformé la démocratie en un « spectacle public ». Ce qui est censé être un processus solennel de réflexion collective entrepris par des citoyens vertueux débattant de conceptions opposées du bien public et choisissant entre elles, est devenu un cirque à grand spectacle de discours stéréotypés, de bandes son télévisées, d'invocations symboliques, d'affirmations et de contre-affirmations niaises et d'événements chorégraphiés. Or, il n'existe aucun moyen de sortir de cette situation sans porter atteinte aux libertés fondamentales sur lesquelles repose la démocratie libérale. La solution, selon nous, est de tenter de contrôler ses effets. En d’autres termes, on n’y parviendra qu’en rendant la politique plus divertissante. Plusieurs des réformes recommandées ci-après sont conçues (surtout mais pas exclusivement) pour rendre la participation aux élections, aux partis politiques ou à la société civile, plus facile, plus intéressante et, franchement, plus attrayante. Citons à cet égard la remarque d’un observateur avisé devant une version antérieure de ce texte : « vous avez pris en compte le facteur Fun [Spaßfaktor] ». En recommandant certaines réformes institutionnelles, nous avons estimé qu'il était impératif de revenir à notre point de départ : « démocratie, un mot pour quelque chose qui n'existe pas ». Tout d’abord, nous admettons que la promotion de la démocratie est une entreprise à jamais inachevée. Réussir à relever tel ou tel défi ou à profiter de l’ouverture de telle ou telle perspective ne fera que déplacer les attentes vers de nouveaux horizons. Les citoyens réorienteront leurs revendications en matière d’égalité vers de nouvelles sources de discrimination, en matière de responsabilités vers de nouvelles relations de domination, en matière de dignité vers de nouveaux espaces d'identité collective. Tout ce que nous pouvons espérer, réalistement, c’est que les réformes que nous préconisons feront avancer le système politique dans une direction constructive. Pas qu'elles combleront une fois pour toutes le déficit démocratique. Ensuite, nous rejetons l'idée qu'il existe une démocratie idéale que tous les pays européens devraient adopter dès à présent ou vers laquelle ils devraient converger progressivement. Il n'incombe donc pas au Conseil de l'Europe de déterminer et de préconiser, pour ce faire, un train de réformes uniformes. Chaque Etat membre devra trouver sa propre méthode pour répondre aux défis et aux perspectives exceptionnelles qui s'ouvrent à l'ensemble de la région. Les pays ont beaucoup à apprendre les uns des autres − le Conseil de l'Europe doit d’ailleurs jouer un rôle actif pour favoriser ce processus − mais les situations de départ, et l'ampleur et la nature des défis et des perspectives, sont partout différents. C'est pourquoi les mêmes réformes des institutions et des règles ne produiront pas les effets positifs voulus dans tous les pays qui les adoptent. Des réformes bien accueillies par les citoyens de certains Etats membres, pourraient être ailleurs rejetées avec fracas. Disons même qu'une telle diversité d’idées et d’attentes est bonne pour la santé et l'avenir de la démocratie en Europe. Elle garantit une variété constante des expériences politiques menées au sein d'une région du monde dont les unités sont très interdépendantes et capables de tirer des enseignements (positifs et négatifs) des réalisations des unes et des autres. En résumant sommairement, nous pouvons distinguer trois « modèles » de démocratie qui existent dans tous les Etats membres à divers degrés – démocratie numérique, négociatrice et délibérative. Elles ne sont pas incompatibles, mais chacune met l'accent sur des institutions différentes et donc sur la réforme d'institutions différentes. L'important, en préconisant des changements précis dans les institutions formelles et les pratiques informelles, n'est pas de nous limiter à l'un ou l'autre de ces modèles mais de reconnaître que tous trois sont susceptibles de contribuer à l’amélioration de la qualité de la démocratie en Europe. Démocratie numérique. Processus dans lequel les citoyens, égaux en droits et en devoirs, participent directement (élections, primaires, référendums, initiatives populaires, sondages, etc.) ou indirectement (par l'intermédiaire de représentants au parlement, aux commissions législatives, aux commissions d'enquête, aux conseils consultatifs, dans les collectivités locales, etc.) aux décisions collectives contraignantes au moyen de la compétition électorale qui permet de choisir l'option qui reçoit le plus de voix (majorité simple) ou plus de la moitié des voix (majorité absolue). Démocratie négociatrice. Processus dans lequel les citoyens dont les préférences n'ont pas la même force et sont parfois incompatibles, entament – directement ou indirectement – des négociations les uns avec les autres pour arriver par consensus à une décision collective contraignante, mutuellement avantageuse et donc acceptable par tous. Démocratie délibérative. Processus par lequel les citoyens acceptent d'échanger des informations sur les intérêts et les idéaux des uns et des autres dans des conditions de divulgation honnête, de respect mutuel et d'égalité de pouvoir, afin de modifier ces préférences préexistantes, de découvrir des solutions communes et d’arriver à une décision contraignante par consensus. Selon le modèle que l'on préconise ou que l’on considère comme le plus approprié pour un système politique donné, l'objet de la réforme sera différent. Les « numériques » privilégient généralement les mesures visant à encourager les citoyens à voter, à multiplier les lieux de vote, à améliorer les méthodes de décompte des choix électoraux et à renforcer l'importance des partis politiques et des corps représentatifs participant à ces mécanismes. Les « négociateurs » s'intéresseront davantage à l'amélioration des moyens d'expression des intérêts et des idéaux collectifs par l’intermédiaire d'associations et de mouvements et par l'accès aux circuits d’action politique autres que la voie partisane/parlementaire traditionnelle. Les « délibératifs » favoriseront probablement le développement de forums – notamment au niveau local ou sur des points particuliers – où les citoyens peuvent se rencontrer directement sans passer par des intermédiaires organisés, et tenter de se convaincre mutuellement de la meilleure marche à suivre.
Impartialité. Notre intention est de proposer des réformes qui, nous l’espérons, seront adoptées collectivement par les Etats membres du Conseil de l'Europe, afin d’améliorer la qualité de la démocratie. Dans la mesure du possible, ces recommandations doivent être « neutres » ou « ambidextres ». Elles ne doivent en effet pas être conçues pour bénéficier à un parti ou à une tendance politique (comme la gauche, le centre ou la droite) aux dépens des autres. L'idéal serait que les réformes soient optimales au sens de Pareto : aucun parti ou tendance politique existant ne devrait souffrir de leur application et tous devraient en tirer avantage. Cette dernière condition est évidemment impossible à satisfaire – ne serait-ce que parce, très probablement, certains partis les contesteront à l’avance. Mais il n'est pas impossible que la mise en œuvre d’une réforme s’avère optimale au sens de Pareto ou, du moins, que celle-ci profite à un éventail si large de groupes d’intérêt que la minorité initiale finisse par l’accepter et même par l’approuver.
Faisabilité. La question primordiale est ici une question d’applicabilité. Il s’agit de savoir quelle combinaison initiale de forces politiques agissant selon les règles en vigueur du jeu « démocratique libéral » soutiendrait et appliquerait cette recommandation. Vient ensuite la question de la diffusion : comment l'évaluation des réformes lancées dans un ou plusieurs Etats membres pèsera-t-elle sur la probabilité qu’elles soient adoptées dans d'autres Etats, initialement réticents. Les propositions n'ont été avancées que si nous pensions qu'il existait des perspectives réalistes de les voir appliquer et diffuser.
Niveau d’application. Les réformes recommandées peuvent ne pas produire les mêmes effets (voulus/non voulus, souhaités/non souhaités) aux différents niveaux de décision politique, même au sein du même régime. Une mesure bénéfique pour la démocratie au niveau local pourrait favoriser l’autocratie au niveau national. C'est pourquoi toute proposition de réforme doit préciser, de manière argumentée, le juste niveau de son application. En général, il faut appliquer le principe de subsidiarité. Dans la mesure du possible, l'expérimentation initiale de la réforme devrait avoir lieu au niveau décisionnel le plus bas et n’être transposée à un niveau supérieur qu'après avoir fait la preuve de ses avantages pour la démocratie à ce niveau. Même, dans ce cas, il ne faudrait procéder que très prudemment et très progressivement.
Stratégie de mise en œuvre. En principe, la mise en œuvre de réformes démocratiques devrait être traitée comme une expérimentation politique, c'est-à-dire qu'elles devraient d'abord être introduites dans un petit nombre d'unités soigneusement choisies, faire l’objet d’un suivi attentif de leurs effets collatéraux et être étendues à d'autres unités du même niveau décisionnel ou à un niveau supérieur seulement après évaluation de leurs avantages et de leurs inconvénients. Les unités initiales d'expérimentation devraient de préférence être choisies selon le critère des systèmes « les plus dissemblables ». Autrement dit, on devrait prendre en compte d'autres différences en choisissant des unités aussi différentes que possible quant à la variable ou aux variables présumées avoir l’impact le plus fort sur le succès ou l'échec. Il n'est guère possible de savoir à l'avance quelle(s) variable(s) aura(ont) une incidence sur la mise en œuvre. C'est pourquoi il est souhaitable d’en simuler l’effet en essayant la réforme sur un assortiment d'unités combinant les plus grandes/les plus petites, les plus développées/les moins développées ou les plus centrales/les plus périphériques. Horizon dans le temps. Nous voulions étudier et préconiser des réformes qui puissent être adoptées rapidement, c'est-à-dire sans ratification constitutionnelle ni traité, de préférence à des réformes exigeant un processus d’adoption beaucoup plus long. Notons bien qu'il est possible d'expérimenter « au rabais », à un niveau local moins visible, des réformes qui devraient obéir à des critères beaucoup plus élevés si elles étaient d'emblée « nationalisées ».
Critère de sélection. Seules les propositions de réforme qui ont recueilli l’accord de la totalité ou de la plupart des auteurs sont présentées dans ce livre vert. Si la personne chargée de l'aspect de la démocratie directement concerné par la réforme proposée n’y était pas favorable, la réforme n'a pas été incluse dans les recommandations. Notre « liste idéale » de recommandations de réforme Cette proposition accorderait la totalité des droits que confère l’appartenance à la communauté politique à compter de la naissance, à toutes les personnes nées sur le territoire du pays ou à tous ses ressortissants vivant à l'étranger, ainsi qu'à tous les enfants naturalisés par la suite. Reconnaissant l'incapacité évidente des enfants à exercer leurs droits formels directement et en toute indépendance, cette réforme propose en outre que les parents de chaque enfant aient le droit d'exercer le droit de vote de l’enfant jusqu'à ce que celui-ci atteigne l'âge de la majorité fixé par le droit national. Chaque enfant recevrait une carte d'inscription sur les listes électorales ou tout système déjà utilisé pour identifier les électeurs légitimes et serait informé de son droit de vote (reporté). La décision de savoir quel parent exercerait effectivement ce droit pour ses enfants avant que ceux-ci atteignent l'âge de 16 ou de 18 ans, serait prise par un accord entre les parents habilités. Dans le cas d'un parent unique ou d'un tuteur, c'est cette personne qui voterait. Grâce à cette réforme, la démocratie locale, régionale et nationale serait davantage tournée vers le futur. L'octroi du droit de vote aux enfants constituerait une reconnaissance symbolique que le système politique a une responsabilité envers les générations futures. Il inciterait aussi réellement les jeunes à s'intéresser très tôt à la politique, en prenant conscience de l'importance du niveau de décision politique qui leur a accordé ce droit. Cette incitation devrait amener les enfants - une fois conscients du droit que leurs parents exercent en leur nom lors des élections législatives ou présidentielles - à tenir, de plus en plus, leurs parents responsables de la manière dont ils font leurs choix électoraux. En outre, cette réforme développerait différentes formes de débat intergénérationnel sur les sujets politiques et les orientations partisanes en général. Elle renforcerait les voies de socialisation politique et améliorerait l’éducation citoyenne au sein de la famille, qui semble avoir considérablement reculé ces dernières décennies. Elle pourrait même contrebalancer le déclin phénoménal de l'identification à un parti et exercerait probablement une pression sur les responsables politiques pour qu’ils abaissent l'âge de la majorité politique de 18 à 16 ans, voire en dessous. La citoyenneté universelle encouragerait aussi doublement les jeunes parents à voter. En effet, leurs enfants les pousseraient probablement à le faire et le poids de leur vote augmenterait selon le nombre de leurs enfants. En outre, le milieu politique, sachant cela, orienterait davantage ses propositions électorales et ses politiques vers cette partie (souvent négligée) de la population. Enfin, l'admission des enfants et des adolescents au suffrage devrait contribuer à mieux équilibrer le processus politique d'un bout à l'autre de la vie. Du fait de l'allongement de la durée de la vie et de la stabilité de l'âge de la retraite, les personnes âgées représentent une partie de plus en plus importante de la population. Elles ont le temps et l’argent nécessaires pour participer, de manière disproportionnée, au processus électoral et politique. En conséquence, une part croissante des fonds publics sont dépensés pour la santé et le bien-être des personnes âgées alors que les fonds consacrés à l'éducation et à la formation des jeunes diminuent. A long terme, cette évolution trouvera ses limites, un nombre plus restreint et moins productif de travailleurs actifs devant payer pour un groupe croissant de retraités. Selon la théorie traditionnelle de la démocratie libérale, le principe est non seulement « une personne, une voix », mais aussi que cette voix, indivisible, doit être donnée à un seul parti ou à un seul candidat. Certains systèmes autorisent un degré limité de « transférabilité » en donnant à l'électeur le droit d'indiquer un deuxième choix ou la possibilité de changer l'ordre des candidats sur une liste en fonction de ses préférences. Plus récemment, certains systèmes ont élargi les possibilités de choix des électeurs en leur permettant de voter pour « Aucun des candidats précités » (vote blanc). En général, nous sommes convaincus que ces extensions « à la carte » du vote sont souhaitables. Elles rendent les élections plus intéressantes, traitent le citoyen avec plus de respect et encouragent la compétition politique, non seulement entre partis et entre candidats, mais aussi avec des combinaisons et d’autres options originales. Traditionnellement, la liberté de choix était limitée par des considérations pratiques comme le temps que l’électeur moyen est prêt à passer et l'attention que l'on peut attendre de lui dans l'isoloir. Si, comme nous le préconisons, les démocraties européennes devaient passer progressivement au vote par correspondance ou au vote électronique, les possibilités de donner davantage d'informations et d'avoir une plus grande liberté de choix seraient considérablement augmentées. Le citoyen disposerait de beaucoup de temps pour exprimer ses choix, par exemple une semaine ou plus. On peut donc imaginer de lui offrir un plus large éventail de possibilités. Ainsi, on pourrait donner à un citoyen non pas une seule voix mais un certain nombre de « points de vote » - par exemple cent – à répartir entre les candidats ou listes de candidats ; il pourrait aussi choisir de voter blanc si aucun ne lui convenait. Les électeurs pourraient exprimer l’intensité de leur préférence pour tel ou tel parti ou candidat, ce qui serait comptabilisé publiquement. Par exemple, les gagnants ayant obtenu une plus forte proportion de préférences à 100 % pourraient à juste titre revendiquer un plus grand soutien public que ceux qui ont gagné avec la même marge totale mais avec une expression plus mitigée du soutien des électeurs. L’augmentation des votes blancs lancerait un signal beaucoup plus clair de mécontentement que l'alternative, à savoir généralement l’augmentation de l'abstention électorale. On pourrait même prévoir que, dans les circonscriptions où les votes blancs ont obtenu la majorité relative, une élection partielle spéciale soit organisée et que, si la situation se répétait, aucun représentant de ce district ne soit élu. Nous avons à maintes reprises souligné qu'il était nécessaire d'améliorer la participation des électeurs à tous les niveaux de la compétition électorale. Ce pourrait être un des effets indirects de certaines des propositions de réforme exposées précédemment. Par exemple, la citoyenneté universelle, en donnant des voix supplémentaires aux familles avec enfants pourrait faire augmenter la participation électorale des jeunes. Le vote à la carte ferait du vote un acte plus intéressant et plus représentatif des préférences individuelles, ce qui pourrait attirer des citoyens jusqu'ici réticents. Mais nous devrions aussi prévoir des incitations directes et positives à participer aux élections. C’est l’effet que le vote obligatoire a eu dans le passé mais il semble diminuer, les autorités publiques se montrant réticentes ou incapables de sanctionner la non-observation de cette règle. Dans la Grèce antique, les citoyens étaient payés pour passer une journée à écouter les discours sur l'Agora. Mais, dans le monde contemporain, une telle mesure semble par trop commerciale dans un processus politique déjà excessivement pénétré par des enjeux financiers. Nous proposons donc une loterie – ou mieux trois loteries – pour les électeurs. Chaque électeur votant recevrait un des trois billets de loterie : un billet pour les électeurs votant pour la première fois, un pour les électeurs réguliers (par exemple ceux qui ont voté à toutes les élections précédentes ou les trois dernières fois), et un pour tous les autres électeurs. Les numéros gagnants seraient tirés au sort au moment de l'annonce des résultats des élections et le nom des gagnants serait rendu public et honoré. Les prix ne seraient pas des sommes d'argent destinées à des achats privés, mais des parts du budget public à distribuer à des programmes publics, à des associations à but non lucratif ou à des mouvements de la société civile. Les gagnants disposeraient d’un délai, par exemple un mois, pour décider à quelle organisation ou programme ils verseraient leurs gains. Pendant cette période, ils recevraient diverses propositions d'agents publics et semi-publics. En effet, les décisions prises par ces citoyens choisis au hasard, une fois rendues publiques, pourraient avoir une influence considérable sur les priorités des politiques publiques et/ou le soutien bénévole aux organisations de la société civile.
Dans toutes les démocraties existantes, il est d’usage que les citoyens choisissent un député pour les représenter, soit sur une liste présentée par un parti, soit dans une circonscription uninominale. Pourquoi les partis ne désigneraient-ils pas des « tandems » de candidats pour chaque siège ? L’un des deux serait le primus inter pares, l'autre serait son suppléant. Le premier recevrait un salaire complet, le second un demi-salaire. Les partis seraient libres de décider comment équilibrer ces tandems – selon le sexe, l’âge, la religion ou l’origine sociale – mais l'électeur devrait les choisir en bloc. Le premier des deux pourrait avoir le rôle principal, à savoir qu’il exercerait le mandat pendant toute la période et serait tenu personnellement responsable de toutes les obligations qu’il comporte, ou bien les deux candidats pourraient se partager la tâche dans le temps ou selon les fonctions législatives. Les partis indiqueraient à l’avance la manière dont le travail serait réparti pendant la prochaine législature, ou ils laisseraient tout simplement la décision au « tandem » une fois élu. Les avantages d'une telle disposition sont multiples : (1) permettre à des personnes de participer activement à la politique législative tout en poursuivant leur carrière professionnelle ; (2) encourager la représentation paritaire des sexes, des tranches d'âge ou d'autres facteurs de discrimination sociale ; (3) apporter un supplément utile de compétences à l'ensemble du système législatif ; (4) servir de mécanisme pour insérer progressivement des jeunes dans la compétition politique ; (5) permettre à une plus grande partie de la population de prendre part directement à l’acte de gouverner. Les démocraties européennes modernes sont déjà entourées d’une multiplicité de comités consultatifs, d’« assemblées spécialisées » et de conseils consultatifs qui sont, pour nombre d'entre eux, conçus pour garantir aux organisations de la société civile un accès aux organismes publics et aux instances décisionnelles. Leurs compétences et les informations qu'ils dispensent sont un précieux complément des délibérations des assemblées législatives ; elles sont essentielles pour faire face à la complexité croissante de la politique publique. Leur nature démocratique a toutefois souvent été mise en cause car ils privilégient les groupes les mieux organisés et pas nécessairement ceux qui sont les plus soucieux du bien public. Généralement, les participants à ces conseils sont choisis soit par des responsables politiques, soit par des fonctionnaires, selon des critères tels que « l'association la plus représentative » ou « le mouvement le plus insistant ». Nous proposons que les gouvernements, à différents niveaux – local, régional et national – envisagent d'organiser des élections, périodiques et spécialisées, pour désigner les membres des organes qui leur dispensent des conseils sur des questions relatives à certains groupes sociaux tels que les jeunes, les personnes âgées, les chômeurs, les minorités ethniques ou religieuses, les personnes handicapées ou les résidents étrangers. Les gagnants de ces élections recevraient une somme modeste pour leur participation. Bien évidemment, la nature de ces conseils varierait selon le contexte national ou infranational. Les associations et mouvements préexistants (et, dans certains cas, les partis politiques) auront vraisemblablement plus de succès que les groupes récemment créés. Mais leur légitimité en tant que représentants sera renforcée par leur victoire, qui les incitera à élaborer des programmes plus diversifiés afin d'attirer le vote d'un plus large public. En outre, on pourrait envisager de déléguer à ces conseils le contrôle de certaines ressources budgétaires. Selon nous, des arguments extrêmement convaincants plaident en faveur de la création d’un conseil des résidents étrangers et nous ferons une proposition dans ce sens. Mais cet usage pourrait être étendu à d'autres groupes sociaux tels que les jeunes et les personnes âgées, si les conditions le permettent. Cette réforme serait naturellement plus facile à mettre en œuvre et à surveiller si elle était initialement appliquée au niveau local ou municipal. Ce n’est que si elle était concluante dans ce contexte qu’il faudrait l'appliquer ensuite au niveau régional ou national. Une des plaintes sempiternelles adressées aux démocraties contemporaines est qu'elles sont « lointaines ». Leur action est si complexe et passe par de si nombreux niveaux de décision et de mise en œuvre des politiques que le citoyen ordinaire ne se sent pas à même d'atteindre les responsables même s'il est suffisamment motivé pour le faire. En outre, le volume des informations produites par les gouvernements a tellement augmenté qu’il faut faire des efforts extraordinaires pour se tenir bien informé. Pourquoi les gouvernements démocratiques – grâce à la coopération entre tous les niveaux, y compris européen – ne mettraient-ils pas en place un système de kiosques publics dans des lieux visibles et accessibles dans chaque quartier, ville et village ? Qu'ils soient dans des locaux indépendants ou situés à l’intérieur des mairies, des bibliothèques publiques ou même des postes de police, ils pourraient servir de point de distribution des publications officielles, permettre au citoyen de faire des opérations de routine comme le paiement des taxes/impôts ou la certification de documents, donner un accès gratuit à Internet pour recevoir ou envoyer des messages aux organismes publics, et prodiguer les conseils de fonctionnaires locaux répondant personnellement aux questions sur la législation et la réglementation. A terme, si le système politique adoptait le vote électronique (voir paragraphe 28), ces kiosques pourraient aider à combler le « fossé numérique » en fournissant aux personnes n’ayant pas d’ordinateur personnel un accès électronique dédié ainsi que des instructions pour les utiliser. Pour ne pas surcharger indûment les administrations locales de dépenses supplémentaires et pour assurer une répartition équitable sur tout le territoire national, ce système devrait être financé sur le budget du gouvernement central. Les dépenses pourraient même être amorties au bout d’un certain temps par une réduction correspondante des coûts d'organisation des élections, d'envoi des annonces officielles et de réponse aux demandes adressées par courrier ou par téléphone. Un programme de « guides de citoyenneté » pourrait être une méthode efficace pour initier les immigrés à la culture de la société d'accueil et les autochtones aux cultures étrangères. Les « guides » seraient des bénévoles, par exemple des étudiants, qui aideraient les immigrés à s'inscrire dans le système de soins de santé, à participer aux activités des diverses associations civiles et qui leur expliqueraient les fondamentaux du système politique en vigueur, leurs droits politiques, les procédures électorales, l’inscription sur les listes électorales. Ils pourraient aussi être des « appelés » du service civil proposé au paragraphe 10. Les guides et les immigrés devraient se rencontrer si possible régulièrement au cours des six premiers mois suivant l'entrée dans le pays d'accueil. Les guides recevraient auparavant une formation formelle au multiculturalisme et à la participation civique par le biais de programmes normalisés. Un manuel électronique commun devrait être mis à disposition dans tous les Etats membres du Conseil de l'Europe, avec une liste complète des ressources en ligne que pourraient utiliser les formateurs et les guides. Chaque Centre des guides de citoyenneté compléterait ce manuel par des informations spécifiques, en fonction des besoins locaux, régionaux ou nationaux. Le Conseil de l'Europe pourrait servir de coordinateur régional de ces initiatives et diffuser les informations sur les plus intéressantes. Pour encourager les citoyens et les immigrés à participer volontairement à ce programme, une compensation non pécuniaire pourrait être offerte sous la forme de billets gratuits pour des manifestations culturelles ou sportives, ou de coupons à dépenser pour des formations supplémentaires ou des cours de langue. En revanche, lorsque le recours aux bénévoles ou aux « appelés » allège le travail du personnel administratif local, ils devraient recevoir un salaire horaire modeste (minimum). Dans certains pays, des ONG proposent déjà des formes analogues de parrainage ainsi que des médiateurs culturels ; elles pourraient être subventionnées pour élargir et systématiser ces pratiques qui pourraient être institutionnalisées et améliorées grâce à la coopération internationale. 8. Conseil des résidents étrangers Chaque unité politique de l’Union européenne comptant un nombre de résidents étrangers – ressortissants extracommunautaires résidant légalement dans le pays – supérieur à un pourcentage préétabli de la population totale (par exemple 10 %) devrait créer un conseil leur assurant une représentation politique. Cette tribune devrait permettre aux résidents étrangers de délibérer régulièrement et de procéder périodiquement à des échanges de vues avec les conseils de citoyens existant aux niveaux municipal, régional ou national. Les résidents étrangers devraient aussi être libres d’inviter des responsables politiques, des universitaires et des praticiens à leurs réunions, et d’entamer un dialogue plus large avec le grand public sur toutes les questions qu’ils choisissent d’inscrire à leur ordre du jour. La taille, les compétences et les ressources de ce conseil varieraient selon le contexte social et juridique de l’unité en question. Les représentants à ce conseil devraient être choisis lors d’une élection spéciale (mais, de préférence, coïncidant avec une élection normale à ce niveau), où des partis politiques rivalisent (probablement à la proportionnelle, avec des listes fermées de candidats). Ces partis pourraient être soit des sections de « résidents étrangers » des partis traditionnels, soit des partis créés spécialement pour ces élections. Chaque candidat devrait être identifié par son nom, sa profession et sa nationalité et, dans la mesure du possible, des informations devraient être données sur le programme du parti qui l’a désigné. Les partis spécialement créés pour ces élections peuvent être formés de listes « nationales » (regroupant, par exemple, des Albanais, des Chinois, des Sénégalais ou des Ukrainiens), de listes « continentales » (par exemple, des Africains, des Latino-Américains, des Asiatiques du sud), de listes « religieuses » (tels que les musulmans, les confucéens, les protestants) ou de listes « cosmopolites » qui recrutent transversalement dans toutes ces catégories. Une telle compétition politique au sein de la communauté des résidents étrangers éviterait de devoir fixer des quotas et de reconnaître publiquement (et donc de concrétiser) toute institution (association, mouvement ou parti) ou identité (nation, région ou religion) spécifique. Il incomberait aux résident étrangers eux-mêmes de créer des partis conformes à leur idée de l’intérêt ou de l’identité communs – et le processus compétitif déterminerait ceux qui les représenteraient légalement au conseil des résidents étrangers. En principe, la « dynamique agrégative » du processus électoral devrait récompenser les partis qui représentent les intérêts ou les identités les plus larges et qui contribuent ainsi à la formation d’appartenances et d’alliances transversales. Les compétences du conseil des résidents étrangers devraient varier selon la législation et les dispositions constitutionnelles nationales. Mais il devrait au minimum avoir le droit d’être consulté sur toutes les questions concernant les intérêts des résidents étrangers dans l’unité politique en question. Au maximum, il pourrait disposer d’un droit de veto pour toutes les décisions touchant les intérêts primordiaux des résidents étrangers. Entre les deux, le conseil pourrait jouer un rôle de médiation important sur des questions comme les conditions d’expulsion des étrangers clandestins et sans-papiers et les conditions de la légalisation du statut de ces personnes. Autrement dit, il pourrait servir en quelque sorte de « tribunal populaire » composé de « pairs de résidents étrangers », chargé de traiter au cas par cas de questions contentieuses de ce type. De même, le conseil pourrait jouer un rôle officiel pour évaluer et/ou approuver le financement public d’associations fournissant directement des services destinés spécialement aux résidents étrangers ainsi qu’aux étrangers en situation irrégulière. Ses ressources devraient aussi varier d’un système à l’autre, sans doute en fonction de sa taille et de ses compétences. Une idée éventuelle pour garantir une meilleure responsabilisation sur le plan fiscal : le financement des activités du conseil et de toutes les subventions ou bourses qu’il pourrait approuver à partir d’un quota réservé des impôts payés par les résidents étrangers dans une unité donnée. Par exemple, un tiers des impôts sur le revenu ou de la TVA estimée versée par les résidents étrangers pourrait être alloué à cette fin. Le conseil devrait avoir une source indépendante de revenus non subordonnée au budget du système politique ou aux caprices de la coalition formant son gouvernement à un moment donné. Compte tenu de l’actuelle répartition des résidents étrangers dans les Etats membres, on peut supposer qu’une telle réforme commencerait, au niveau municipal, dans les villes comptant le plus grand nombre de résidents étrangers en situation régulière. Si, comme prévu, ces conseils font la preuve de leur utilité en réglant (voire en prévenant) les conflits entre ressortissants et non-ressortissants et sont capables d’encourager la participation active des résidents étrangers, ces expériences locales inévitablement dispersées pourraient être reprises au niveau provincial, national et même supranational. Et finalement, pourquoi pas un conseil des résidents étrangers de l’Union européenne ? 9. Droits de vote pour les résidents étrangers Certains Etats nationaux, cantons et municipalités ont introduit avec succès des droits de vote pour les résidents étrangers. Cette pratique devrait être encouragée et améliorée. En particulier, il faudrait adopter des mesures facilitant l’enregistrement et l’accès au vote (et donc la participation) aux résidents étrangers de longue durée. En général, les Etats et les municipalités accordent des droits de vote après un certain nombre d’années de résidence dans un pays (qui varie généralement entre deux et huit ans). On pourrait proposer la chose suivante : les résidents étrangers qui participent au programme de « guides de citoyenneté » (voir paragraphe 8) ou qui justifient de compétences en matière d’instruction civique, de questions constitutionnelles et d’histoire politique du pays d’accueil, pourraient être récompensés par un accès au vote après une période de résidence plus brève. Les pays européens éliminent progressivement leurs systèmes de conscription militaire. Or nombreux sont ceux qui offrent la possibilité d’un service civil alternatif utilisé de plus en plus par les objecteurs de conscience et devenu une source importante d’aide auxiliaire pour les organisations de la société civile. Non seulement l’abolition du service militaire obligatoire priverait ces dernières de ce soutien, mais il existe aussi d’autres bonnes raisons « démocratiques » pour faire du service civil une solution de remplacement avantageuse. Ce service constituerait une expérience commune pour tous les jeunes, indépendamment des différences sociales (classe, sexe, religion, région, etc.) existant dans la communauté nationale. Il les initierait à la valeur du travail dans des organisations politiques et communautaires et leur offrirait un moment exceptionnel de contact avec la pratique civique et l’égalité démocratique. Il deviendrait bien sûr rapidement une source importante d’aide pour les organisations de la société civile s’occupant de la production et de la distribution de biens publics. Ce service serait obligatoire pour tous les ressortissants nationaux et tous les résidents étrangers (vivant dans le pays depuis plus de trois ans) âgés de 17 à 23 ans. Sa durée serait brève et pourrait être prolongée volontairement. Des exemptions pourraient être accordées pour des raisons de santé ou de famille. Mais l’obligation devrait être la plus générale et la moins discriminatoire possible. Toutefois, l’expérience devrait rester souple et tenir compte des besoins individuels, dans la mesure du possible. Pour ce faire, le service civil devrait être divisé en trois phases, une obligatoire et deux autres volontaires. Phase 1 (obligatoire). A la période de leur choix, entre 17 et 23 ans, tous les citoyens devraient passer quatre mois à s’acquitter de leur service civil. Le premier mois serait consacré à l’instruction civique en général, qui serait dispensée par un ensemble hétérogène d’institutions reconnues : écoles secondaires, établissements professionnels, universités, ONG et autres organisations à but non lucratif, ou entreprises recrutées par appel d’offres et payées en conséquence sur des fonds publics. Pendant les trois mois suivants, les « recrues civiles » seraient affectées dans des organisations de la société civile ou des organismes du service public tels que : brigades de pompiers, hôpitaux, foyers pour personnes âgées, administrations locales, etc. Pendant toute cette période de quatre mois, les recrues recevraient le même salaire modeste (par exemple, le salaire minimum s’il en existe un) pour couvrir leurs frais de subsistance (nourriture et logement). Phase 2 (optionnelle). Après cette courte période obligatoire, il serait possible pour ceux qui le souhaitent de prolonger leur engagement pour un an dans la même ou dans une autre organisation. Outre leur modeste salaire, ils auraient droit à des coupons qui pourraient être utilisés uniquement à des fins éducatives (cours, frais d’inscription, logement et autres dépenses) pendant une période ultérieure de trois ans. Ces coupons pourraient être utilisés au moment de leur choix au cours des dix années suivantes. Phase 3 (optionnelle et sous réserve que les organisations concernées dégagent les fonds nécessaires). Les personnes qui le souhaitent et qui ont déjà effectué les phases 1 et 2, pourraient choisir de passer douze autres mois dans le service civil, à condition qu’une organisation de la société civile ou un organisme du service public accepte de leur verser un salaire équivalent au salaire modeste qu’ils continueraient à recevoir des fonds publics. Cette année supplémentaire leur donnerait droit à deux autres années de coupons éducatifs. 11. Education à la participation politique Traditionnellement, les tenants de la démocratie déploraient que les citoyens n’aient pas l’instruction suffisante pour endosser les responsabilités complexes que supposent le vote pour des représentants ou la participation directe aux décisions. C’est pour ces raisons que le droit de vote était souvent censitaire ; il était donc refusé à ceux qui n’avaient pas bénéficié d’une instruction scolaire ou qui étaient illettrés. Paradoxalement, dans les démocraties contemporaines, le niveau d’instruction générale a tellement augmenté que certains observateurs se plaignent que les citoyens soient devenus excessivement critiques et exigeants à l’égard de leurs responsables politiques. Personne ne semble penser que la population ait reçu la « bonne » éducation politique. Généralement, les gens ont une vision limitée des faits « politiques », réduisent la politique à la « politique politicienne », et connaissent mal les politiques, les programmes, les idées, les principes, les questions, les débats sur les thèmes et les méthodes permettant de faire face aux problèmes actuels. Ils ont, par conséquent, une vision péjorative de la politique. Tout le monde s’accorde à dire que les démocraties contemporaines doivent avoir des citoyens mieux informés et mieux éduqués politiquement. Mais comment y parvenir et, plus précisément, quel devrait être le rôle de la politique publique dans ce domaine ? La plupart des programmes « réels » d’instruction civique s’attachent à décrire les institutions officielles et à énumérer les principes normatifs. Ils sont loin d’offrir les connaissances et les compétences exigées par des citoyens ayant une conscience et une acuité politiques plus développées. De fait, ces efforts s’avèrent souvent contre-productifs car ils contribuent à développer le cynisme lorsque les pratiques observées ne correspondent pas aux idéaux exaltés. Selon nous, il vaudrait mieux éduquer les citoyens à une participation réelle à la politique telle qu’elle existe plutôt que telle qu’elle est supposée exister. Pour cela, il faudrait que les étudiants soient mis en contact direct, à différents moments de leur éducation, avec des élus et des dirigeants dans l’exercice de leurs fonctions. Il faudrait privilégier « l’apprentissage par l’expérience » plutôt que « l’apprentissage par les manuels ». La proposition d’un service civil (paragraphe 10) fondé sur des stages dans des organismes publics et des associations de la société civile s’inscrirait dans celles de ces initiatives visant les personnes arrivées au terme de l’enseignement secondaire. Les jeunes étudiants pourraient être chargés de servir, pendant un jour ou deux, d’« assistants » aux responsables politiques locaux ou aux militants de partis, d’associations ou de mouvements. On pourrait même imaginer un concours sur la politique et l’histoire entre les élèves de différentes écoles ; les gagnants joueraient, pendant une période limitée, le rôle de « ministre » ou de « secrétaire d’Etat » de substitution dans les instances régionales ou même nationales. Si des millions d’Européens regardent le concours de l’Eurovision et participent à son ingénieux système de vote, pourquoi ne pas faire de même pour un festival de l’Europolitique ? On pourrait choisir à l’avance deux ou trois thèmes controversés à débattre, très importants pour l’ensemble de l’Europe. Des étudiants pourraient préparer des « exposés » présentant différents points de vue et proposant des solutions différentes. Des « champions nationaux » pourraient ensuite s’affronter en direct à la télévision. 12. Des gardiens pour surveiller les gardiens Les organismes et conseils « gardiens » sont précisément créés pour rester à l’écart de la « politique » et utiliser leur compétence spécialisée pour résoudre des problèmes à l’abri de l’ingérence « coûteuse » des controverses partisanes. Malheureusement, cela a aussi pour effet de les couper des circuits de la responsabilité démocratique. Les élus peuvent avoir leur mot à dire au moment de la désignation de leurs membres, mais ils ne contrôlent plus guère leurs activités, hormis des auditions législatives sporadiques, une fois qu’ils sont en place. Nous proposons que toutes les institutions gardiennes – banque centrale, état-major de l’armée, organismes de régulation de toute nature, conseils autonomes et commissions publiques de gestion – soient reconnues comme telles et que chacune se voit assigner un « gardien » choisi par la commission parlementaire la plus compétente dans leur domaine d’activités. Cette personne serait un membre du personnel permanent, payé par le parlement et responsable uniquement envers lui ; elle aurait le même droit d’accès à l’information et de présence qu’un membre de la direction de l’institution gardienne. Sa responsabilité première serait de rendre compte régulièrement des activités de l’organisme ou du conseil et d’évaluer sa conformité aux principes démocratiques – c'est-à-dire de dénoncer de manière permanente les abus grâce à son accès privilégié aux documents et aux débats internes. Cela devrait servir à renforcer le rôle général du parlement au sein du système traditionnel d’équilibre des pouvoirs entre institutions. Une responsabilité secondaire de ce gardien pourrait être très importante : servir de médiateur spécialisé pour le grand public et ses échanges avec l’institution à laquelle il est attaché. Pratiquement toutes les démocraties européennes sont dotées de médiateurs généraux chargés d’entendre les plaintes des citoyens et d’intervenir. Ils sont devenus un facteur important de changement et d’adaptation des politiques aux besoins des citoyens. Généralement submergés par les plaintes les plus variées, ils souffrent de la lenteur des procédures d’enquête. Le fait de disposer de médiateurs spécialisés s’occupant des institutions gardiennes ne diminuerait pas seulement la charge pesant sur les médiateurs généraux mais permettrait également de bénéficier d’un savoir-faire plus spécialisé qui faciliterait le tri entre les affaires graves et les affaires sans importance.
13. Des gardiens spéciaux pour les gardiens des médias Nul ne conteste que les médias – presse, radio, télévision et, de plus en plus, Internet – jouent un rôle très important dans la qualité de la démocratie en Europe. Ils fournissent la plupart des informations qu’utilise la population pour former son jugement sur les candidats et les politiques. Ce sont eux qui fixent généralement l’ordre du jour des débats politiques et ils peuvent exercer une influence directe considérable sur le comportement de l’électorat. Pourtant, ni la théorie ni la pratique démocratiques ne savent comment faire en sorte que les médias ne déforment pas systématiquement les résultats de la compétition politique. Il a été dit à maintes reprises que l’effet net de la presse, de la radio, de la télévision et d’Internet devrait être « neutre », « équilibré » et « équitable » - mais comment y parvenir ? Dans l’ensemble, la situation en Europe est relativement pluraliste « à la base » comparée, par exemple à celle des Etats-Unis. On y trouve différentes sortes de propriétaires, publics et privés ; et il existe généralement des dispositions interdisant une trop grande concentration des parts de marché dans les mains d’une seule entreprise ou d’un seul consortium. Les chaînes de télévision doivent, pour obtenir leur licence, donner gratuitement du temps d’antenne aux candidats des partis en compétition pendant les campagnes électorales. De plus, de nombreux pays ont créé des organismes de contrôle indépendants (« gardiens ») pour vérifier que les stations de radio et les chaînes de télévision couvrent de manière équitable les événements et les personnalités politiques. Ils vérifient si le temps et l’attention consacrés au gouvernement et à l’opposition ne sont pas disproportionnés. Certains d’entre eux ont le droit de rendre des injonctions contraignantes et d’imposer des sanctions à ceux qui violent la réglementation. Ces pratiques doivent être encouragées dans tous les Etats membres du Conseil de l'Europe. Mais qui contrôle les contrôleurs ? Qui veille à ce qu'ils s’acquittent effectivement de leurs fonctions et qu’ils ne soient pas « pris en otage » par ceux qu'ils sont censés contrôler ? C'est une chose d'inscrire dans la loi que le traitement médiatique est censé être « juste et équitable », c'en est une autre de s'opposer à la tendance naturelle à vouloir élargir sa part de marché en simplifiant, en personnalisant et en dramatisant le côté « spectaculaire » des événements politiques. Ces organismes de contrôle peuvent avoir le pouvoir d'imposer des amendes ou même de délivrer des injonctions pendant les campagnes électorales, mais ont-ils le courage de le faire sachant que le parti gagnant pourra révoquer leurs responsables ou s'auto-amnistier ? Nous sommes convaincus que les compétences de ces organismes devraient être renforcées pour qu'ils puissent intervenir rapidement et efficacement – y compris en révoquant les licences de radiodiffusion des contrevenants flagrants – mais aussi que leurs responsables devraient être encouragés à agir et être protégés contre les représailles gouvernementales et partisanes. Ils devraient être nommés pour de longs mandats avec l'approbation d'une supermajorité parlementaire ; le renouvellement de leur contrat ou leur révocation devraient relever de la responsabilité exclusive d'une commission indépendante convoquée spécialement pour l'occasion. Il vaut mieux laisser à chaque système national le soin de la méthode utilisée pour choisir les membres de ces organismes, mais nous serions en faveur d'un choix au hasard parmi les membres des associations professionnelles liées aux différents médias – lorsqu'il en existe et qu'elles ont un nombre d'adhérents important. Dans ce livre vert, nous nous sommes gardés de préconiser de nouveaux droits et nous avons consacré l’essentiel de nos efforts à des réformes inventives des règles et des institutions. Toutefois, un droit fondamental semble être particulièrement important pour relever les défis et profiter des perspectives offertes par un monde contemporain en rapide mutation. La complexification du monde, due aux interdépendances mondiales et régionales, et le rythme formidable des changements technologiques ont fait de l'information un bien de plus en plus précieux et un instrument de pouvoir essentiel. Mais l’asymétrie de la diffusion de l’information ne fait qu’augmenter. Les organismes publics et les entreprises du secteur privé bénéficient d’un meilleur accès à l'information que les particuliers ou les organisations de la société civile. En outre, ils ont la possibilité de recueillir discrètement des informations sur ces particuliers et ces organisations. Ce facteur nuit à la pratique démocratique, la capacité à recevoir et à traiter des informations étant un facteur de choix, individuel et collectif, déterminant. Faute d'égalité d'accès à l'information, le citoyen ne peut ni élaborer ses préférences avec précision ni décider de manière fiable de la démarche à suivre. Les citoyens ne savent pas quelle politique accepter ou rejeter ; ils ne peuvent choisir rationnellement quels dirigeants soutenir ou combattre. La négociation et, plus encore, la délibération sur l'utilisation publique de l'autorité légitime sont manipulées par les personnes qui ont un accès privilégié à l'information. L’augmentation de la méfiance à l’égard des institutions démocratiques est probablement due en partie à la culture du secret qui entoure généralement les agents de la puissance publique et privée et au soupçon que ces agents déforment des informations à leurs propres fins. Toutes les démocraties européennes devraient inscrire une déclaration officielle de l'égalité en matière de liberté d'information dans l'énoncé constitutionnel des droits fondamentaux ou dans un texte législatif indépendant. En principe, cette liberté doit être double : premièrement, elle doit garantir l'égalité d'accès de tous les citoyens aux sources d'informations nécessaires pour former leurs opinions et faire leurs choix ; et, deuxièmement, elle doit contraindre tous les dirigeants à divulguer les informations qu'ils ont utilisées pour prendre leurs décisions et celles qu'ils ont collectées sur la population. Il existe bien évidemment des cas où cette transparence et cette divulgation totale pourraient menacer la sécurité du régime, mais la charge de la preuve pour rétention d’informations doit toujours incomber à leurs détenteurs. Par exemple, les informations sur l'opinion publique, même si elles sont collectées de manière anonyme au moyen de fonds privés, devraient être communiquées à tous les citoyens pendant les campagnes électorales – à l'exception des journées de clôture de la campagne lorsque tous les sondages devraient être interdits. Concrètement, la mise en œuvre efficace de cette liberté demanderait toutefois de dispenser largement (et de subventionner pour ceux qui n’en ont pas les moyens) une formation technique au traitement des informations. Il faudrait aussi que le matériel nécessaire pour obtenir et utiliser des informations soit largement distribué à tous les groupes sociaux ou accessible par l'intermédiaire de kiosques publics, et que les coûts d'accès soient maintenus aussi bas que possible ou subventionnés par des fonds publics. 15. Un « carton jaune » pour les assemblées législatives Les instances élues aux niveaux municipal, local et régional, devraient avoir le pouvoir de délivrer des « cartons jaunes » - des avertissements officiels – lorsqu'elles jugent que leurs droits formels ou leurs prérogatives informelles ont été violés par des projets de loi d'une instance supérieure. Cela leur permettrait de contester ces violations sans entreprendre la démarche plus légaliste (et plus longue et incertaine) de saisir une juridiction supérieure pour que celle-ci rende un jugement après qu'une décision a été prise. En outre, le statut juridique d'une telle action étant souvent flou, cela mettrait l'accent sur la nature strictement « politique » de nombre de ces violations entre niveaux. En recevant un carton jaune, l'instance présumée contrevenante devrait suspendre toute initiative jusqu'à ce qu'elle ait fourni des justifications supplémentaires pour son action, y compris une déclaration formelle de subsidiarité expliquant pourquoi ses objectifs ne pouvaient pas être mieux atteints à un niveau de décision inférieur. Un article du projet de constitution de l'Union européenne illustre ce mécanisme. Il donnerait aux parlements nationaux un rôle direct de contrôle de l'application du principe de subsidiarité. Si la Commission ne procède pas à de larges consultations, ne donne pas de raisons suffisantes pour son action ou ne démontre pas qu'une proposition donnée respecte la subsidiarité, elle devra donner aux assemblées qui lui ont adressé un carton jaune une justification satisfaisante avant de poursuivre. Si le mécanisme envisagé par l'Union européenne est limité dans sa portée, il n'y a pour autant aucune raison pour qu'il ne soit pas élargi à tous les futurs projets de lois concernant les relations entre niveaux, ou pour qu'il ne puisse être mis en pratique à tous les niveaux infranationaux ainsi qu'au niveau supranational. Ce mécanisme d'avertissement précoce pourrait d'ailleurs être très précieux pour éviter des procédures judiciaires inutiles au sein des gouvernements nationaux et pour préserver l'élément politique de la politique démocratique d'une « juridicisation » excessive. On pourrait même imaginer appliquer ce mécanisme de « carton jaune » dans le sens inverse. Les instances législatives supérieures pourraient avoir le droit de délivrer des avertissements officiels lorsqu’elles jugent que des organes inférieurs violent des engagements antérieurs, formels ou informels, constitutionnels ou prudentiels. Les relations entre les niveaux de gouvernement – local, régional, national et supranational – sont d’autant plus claires que l'on interdit au personnel politique d'occuper des fonctions électives et même de se présenter à des élections (pour renoncer ensuite à un mandat) à plus d'un niveau. Quels que soient les avantages pour certains partis politiques d'avoir des « notables » inscrits sur de multiples listes ou éventuellement élus à de multiples niveaux, les inconvénients que cela entraîne en termes de dommages relationnels avec l’électorat et de déficit de responsabilité dans l'exercice de l'autorité sont beaucoup plus grands. Conformément à la proposition précédente, nous sommes convaincus qu'il est souhaitable de définir très nettement les compétences, personnelles et institutionnelles, des différentes institutions démocratiques. Avant de voter, les citoyens devraient savoir exactement qui les représentera dans chaque instance législative et ils ne devraient pas avoir à s'en remettre à des chaînes complexes et plurielles d'influence personnelle pour l'accomplissement de leurs objectifs politiques. En outre, le fait que, presque systématiquement, les candidats se présentant dans plusieurs circonscriptions lors de la même élection renoncent après leur victoire à leurs mandats dans les niveaux inférieurs, nuit généralement au statut et à la légitimité de ces assemblées ou de ces instances exécutives locales et régionales.2
Lorsqu'il existe de multiples niveaux décisionnels et que chacun de ces niveaux a un degré important d'autonomie dans son propre domaine, les pouvoirs plus « englobants » – nationaux et supranationaux – adoptent quand même souvent des lois qui exigent l'obéissance active des pouvoirs qui le sont moins. En outre, répétons-le, on enregistre une tendance dans cette direction à cause de la prétendue nécessité d’apporter des réponses globales et unifiées à des défis tels que la mondialisation et l'insécurité. Autrefois, les impératifs de la défense nationale ou les nécessités imposées par les guerres internationales justifiaient ce mouvement de centralisation. Aujourd'hui, « la guerre contre le terrorisme » semble en faire de même. Quelle que soit la justification apparente d’une action centralisée, le principe de subsidiarité impose que toute législation adoptée à ce niveau soit une législation-cadre, afin de respecter le plus possible l'autonomie des unités inférieures et de leur laisser choisir les méthodes et les solutions adaptées à leur situation. Les décisions au niveau central devraient tout au plus fixer les buts généraux à atteindre et les grands principes directeurs, en laissant le reste de la mise en œuvre aux autorités locales et régionales. Les « mandats non financés » sont particulièrement destructeurs pour des formes d'autorité publique plus dispersées. Dans ce cadre, le gouvernement central exige que des pouvoirs inférieurs se conforment à des normes invariantes et supportent eux-mêmes les coûts associés à cette obligation sans bénéficier de transferts de fonds. Aucune démocratie fondée sur un gouvernement à plusieurs niveaux ne devrait tolérer de tels mandats et, dans la mesure où cela est possible et compatible avec l'objectif général d'uniformité de l’accès aux biens publics, chaque niveau devrait avoir le droit de collecter des ressources « propres » suffisantes pour produire les biens publics que les citoyens et leurs élus considèrent comme adéquats. 18. Participation des citoyens à l'élaboration du budget La proposition présentée dans ce paragraphe s'inspire en grande partie des réformes introduites au niveau municipal à Porto Alegre, au Brésil, il y a plus de treize ans. Ces réformes ont été appliquées dans d'autres villes du pays et dans d'autres pays d'Amérique latine, et il y a aussi eu plusieurs expériences de budget participatif dans des villes européennes. La formule est différente d'un endroit à l'autre, mais elle consiste généralement à consacrer une partie du budget municipal à des catégories de services et, surtout, à des projets d'investissement qui sont décidés par des assemblées de citoyens au niveau des quartiers. Dans certains cas, ces assemblées décentralisées choisissent à leur tour des représentants qui se réunissent au niveau de la municipalité pour décider (avec les conseillers municipaux régulièrement élus) des priorités de l'ensemble du budget. Autrement dit, ce processus de délibération transparent et ouvert entre les citoyens les plus directement concernés complète, sans les remplacer, les circuits habituels de la démocratie représentative. Selon nous, cette réforme démocratique est certainement intéressante à appliquer en Europe, bien qu’elle exige de procéder à une évaluation des nombreuses expériences déjà menées avant de fixer les détails de sa mise en œuvre. Dans le cas de Porto Alegre, elle a été introduite par un parti, O Partido dos Trabalhadores (PT), et depuis, elle a été préconisée exclusivement par les forces politiques de gauche. Nous ne voyons cependant aucune raison pour qu'une telle réforme ne soit pas soutenue par une base partisane plus large en Europe, ses effets pouvant être aussi bien conservateurs que progressistes – selon les préférences de la population du quartier concerné. En outre, la participation réelle des citoyens à une telle réforme pose des problèmes évidents : leurs a priori en matière d'éducation et de statut social, leur manipulation par des groupes organisés, leur affiliation à des partis politiques existants. On peut donc sérieusement se poser la question de savoir comment une application à un micro-niveau pourrait s'imbriquer dans le système politique à plusieurs niveaux de l'Europe. Il s'agit clairement d'une mesure très sensible à l'échelle à laquelle elle est mise en œuvre. Elle ne peut pas être tout simplement transposée telle quelle aux niveaux régional, national ou supranational. Tout cela nous amène à préconiser une réforme apparentée mais plus « générale » qui pourrait être appliquée à pratiquement tous les niveaux de gouvernement. Pourquoi les citoyens ne pourraient-ils pas exprimer, probablement par référendum ou par initiative populaire, leurs préférences en matière de répartition de l’ensemble des dépenses publiques selon le niveau de gouvernement ? Supposons qu'on leur donne à un certain moment la possibilité de décider comment ils souhaitent répartir, dans des limites données, les dépenses des pouvoirs municipaux, locaux, régionaux et nationaux. Toute déviation persistante de cette répartition dans un sens ou dans l'autre devrait être expressément autorisée par les citoyens. Bien évidemment, il faudrait prévoir une certaine flexibilité pour les situations de catastrophe naturelle ou d'urgence en matière de sécurité nationale, mais les citoyens détermineraient approximativement, et d'une manière responsable, comment répartir les augmentations ou les diminutions des recettes générales, selon une formule préétablie. Notons que cela ne leur donnerait pas le pouvoir direct de décider exactement comment ces fonds seraient dépensés pour des services ou des projets d'investissement concurrents : cette tâche incombe aux responsables politiques qui connaissent beaucoup mieux le détail des arbitrages et des besoins respectifs. Ce système ne fixerait pas non plus les moyens à mettre en œuvre pour se procurer des recettes ni le degré de transfert d'une source d'imposition à une autre, mais il déterminerait la répartition globale des dépenses par niveau de gouvernement. Quelque chose de ce genre existe déjà dans l'Union européenne, où un plafond a été mis en place par les gouvernements membres sur la part de la TVA totale collectée en Europe qu'elle peut dépenser dans une année donnée. Certes, ce chiffre est fixé par les gouvernements nationaux et non par leurs populations, mais pourquoi ne pas mettre la même chose en pratique dans leurs propres circonscriptions territoriales, au niveau national ? 19. Une Assemblée des citoyens Cette assemblée serait composée d'un échantillon choisi au hasard dans l'ensemble du corps électoral, à savoir les électeurs inscrits et non inscrits. Le nombre de ses membres serait (initialement) le double de celui de l'actuelle chambre basse du parlement. La sélection des « délégués des citoyens » (DC) serait conforme au système de circonscriptions en vigueur dans la chambre basse, à savoir que l’on choisirait au hasard deux DC dans chaque district uninominal et un nombre de DC double du nombre de députés dans chaque district plurinominal. L'Assemblée des citoyens serait considérée comme une « commission plénière », chargée par l'assemblée normalement élue de l'aider dans l'examen des lois. Autrement dit, il faut la considérer comme une mesure visant à renforcer, et non à affaiblir, la légitimité du parlement ordinaire. Chaque délégué des citoyens recevrait un demi-salaire de député à la chambre basse pendant les deux ou trois mois que durerait son service civil. Il aurait un assistant parlementaire chargé de veiller à ce qu'il reçoive toute la documentation nécessaire, de répondre à ses demandes d'information complémentaire et de l'aider dans ses contacts avec la population. Cette assemblée se réunirait une fois par an pendant un mois dans un lieu qui reste à décider, peut-être même dans la chambre basse du parlement national. Son seul but serait d'examiner et de voter sur un ou, au maximum, deux projets de loi adoptés par le parlement attitré au cours de l'année précédente, et pour lesquels au moins un tiers des membres de la chambre basse auraient demandé expressément une suspension d'application. Les futurs délégués des citoyens devraient être choisis deux mois avant la réunion de l'Assemblée des citoyens. Pendant cette période, ils recevraient la documentation nécessaire, et notamment la transcription des débats parlementaires sur les projets de loi concernés ainsi que les commentaires de la presse. Ils pourraient aussi demander toute information complémentaire, dans les limites de la sécurité nationale. Des dispositions devront bien sûr être prises pour que les DC soient relevés de leurs activités habituelles pendant leur période de service civil et qu'ils puissent reprendre leur emploi antérieur sans être pénalisés. Les noms des personnes choisies pour être les futurs délégués des citoyens seraient rendus publics, et les citoyens seraient encouragés à les contacter par l'intermédiaire de leurs assistants parlementaires. Des moyens adéquats de communication, par exemple des ordinateurs en ligne, des photocopieurs, des franchises postales, etc. devraient être mis à la disposition de tous les DC et des services spéciaux, comme des sites Web, devraient être prévus pour permettre de les contacter facilement tout en protégeant leur vie privée. Les délégués des citoyens participant effectivement à l'Assemblée seraient choisis à la fin d'une période initiale de deux mois par tirage au sort entre les deux DC désignés pour chaque district uninominal ou entre les couples de DC des districts plurinominaux. En cas de maladie ou autre empêchement, le « suppléant » deviendrait délégué, l'intention étant de protéger les DC contre les influences extérieures ou les tentatives de subornation, puisque l'identité des personnes participant à l'Assemblée resterait inconnue jusqu'à la dernière minute. L'Assemblée des citoyens, après en avoir dûment délibéré, voterait sur chacun des projets de loi qui lui auraient été soumis. Seuls les projets obtenant une majorité simple des voix seraient adoptés. Aucune loi rejetée par l'Assemblée ne pourrait devenir une loi nationale. Si le parlement attitré ne présentait aucun projet à l'Assemblée, celle-ci devrait toutefois se réunir pour réexaminer les lois adoptées dans l'année et adopter une déclaration sur leur qualité par un vote à la majorité, avec l'expression de minorités dissidentes, le cas échéant. Dans les systèmes qui disposent déjà de mécanismes de référendum ou d'initiative populaire, l'Assemblée des citoyens pourrait remplacer ces dispositifs – à moindre coût et avec une plus grande visibilité et davantage d'espace pour la délibération.
20. Seuils variables pour les élections Nous avons examiné la proposition de réforme démocratique, actuellement très en vogue aux Etats-Unis, concernant la « limitation des mandats » des élus et conclu qu'elle n'était pas souhaitable. La politique contemporaine exige en effet une compétence professionnelle qui ne peut être acquise qu'après plusieurs mandats. S’il en était autrement, les élus amateurs et pro tempore pourraient être trop facilement manipulés par des groupes puissants disposant de nombreux employés. En outre, les partis européens, plus disciplinés, pourraient être fragilisés si nombre de leurs candidats n'ayant pas d'avenir électoral à long terme étaient tentés de voter de manière imprévisible ou en franc-tireur. Mais, comme contrepoids à la « loi d'airain de l'oligarchie » (selon laquelle plus un responsable politique reste longtemps en place, plus il a tendance à accumuler les moyens que lui procurent ses fonctions et plus il est difficile de le congédier par la voie électorale), un système de seuils variables pourrait être intéressant. Après avoir effectué deux mandats, les personnes exerçant une charge pourraient se faire réélire, mais elles devraient remporter une proportion plus élevée de voix pour conserver leur mandat. Par exemple, si lors d’une élection, l'élu avait gagné avec 55 % des voix, lors de l’élection suivante, le seuil serait augmenté de 2,5 %, c'est-à-dire qu'il passerait à 57,5 % - et ainsi de suite pour chaque élection successive. Dans les systèmes à la proportionnelle, ce même principe pourrait être appliqué soit à la place de l'élu candidat sur la liste, soit au nombre de voix requises pour atteindre le quota. Les citoyens satisfaits de leurs représentants pourraient continuer à les réélire aussi longtemps qu'ils le souhaitent, mais seulement à condition qu'ils soient de plus en plus nombreux à exprimer cette satisfaction au cours des scrutins successifs.
21. Démocratie interne des partis Pour tous les penseurs de la démocratie, il est souhaitable que les partis politiques soient eux-mêmes démocratiques dans leur fonctionnement interne. Ces mêmes personnes conviendraient également, pour la plupart, qu'une telle condition ne peut pas être imposée par la loi – et surtout pas par un ensemble de normes nationales ou supranationales contraignantes. De par leur nature même, les partis sont « des éléments du système politique et de la société » et, à ce titre, ils devraient avoir la faculté de choisir qui ils acceptent comme membres et comment ils se régissent eux-mêmes. Dans la compétition qui les oppose, ils peuvent être contraints d'élargir leurs programmes respectifs pour attirer des électeurs n'appartenant pas à leur électorat de base, voire d'organiser un simulacre interne de processus démocratique. Mais ils manifestent souvent peu d'enthousiasme pour recruter de nouveaux membres ou pour tenir des élections internes réellement compétitives, si cela menace les équipes dirigeantes en place. Ils peuvent aussi montrer un intérêt très minime pour l'augmentation de la participation électorale si celle-ci ne profite manifestement pas à leurs candidats. Ainsi, les partis politiques sont un élément nécessaire de la démocratie libérale telle qu'elle est actuellement pratiquée, mais ils peuvent être aussi un obstacle à sa légitimité et, certainement, à la réforme de ses institutions et de ses pratiques. Rien n'illustre mieux la réaction à ce paradoxe que le déclin persistant de la confiance du public à leur égard. Comme nous l'avons vu, la solution ne saurait être de les contraindre à se comporter de manière plus démocratique, mais les récompenser de le faire. On pourrait imaginer accorder un accès gratuit aux médias pour faire connaître leurs processus démocratiques internes – élections, auditions, dialogues avec le public, etc. – mais cela suppose que les citoyens aient envie d'entendre, de regarder ou de lire des reportages à ce sujet. Une autre solution pourrait consister à mettre de côté une partie des fonds publics alloués au soutien des partis politiques afin de les distribuer aux partis qui organisent des élections internes compétitives pour désigner leurs candidats ou qui établissent des forums de discussion réguliers avec le grand public. Enfin, les partis pourraient être récompensés d'avoir encouragé la participation électorale grâce à un système de coupons (paragraphe 23) que seules les personnes qui votent réellement pourraient distribuer.
22. Coupons de financement des organisations de la société civile Toutes les démocraties libérales où l'adhésion aux associations et aux mouvements et leur soutien financier sont volontaires, souffrent d'une sous- ou d'une sur-représentation systématique. Pour le dire franchement, ce sont les petits groupes compacts et privilégiés ayant le moins besoin de représentation collective qui sont les mieux représentés. Les groupes nombreux, dispersés et défavorisés ayant davantage besoin des biens publics que seule une action collective forte et bien financée peut leur assurer, sont moins bien dotés. Comme le dit le spécialiste en sciences politiques germano-américain, E.E. Schattschneider, « le problème avec le chœur des groupes de pression, c'est qu'il chante avec l’accent de la bourgeoisie ». Or l'Europe ne fait pas exception, quel que soit le niveau ou l'endroit. Notre proposition est d'offrir une source alternative de financement pour les organisations de la société civile, qui pourrait être démocratique grâce à trois mesures étroitement corrélées : premièrement, la création d'un statut semi-public pour les associations et les mouvements sociaux ; deuxièmement, le financement de ces associations par le biais de contributions obligatoires ; et troisièmement, la distribution de ces fonds au moyen de coupons citoyens. Cette réforme du financement des organisations de la société civile éviterait délibérément que soit spécifiée, par les autorités politiques, toute catégorie fixe de représentation fondée sur la classe, le statut, le secteur, la profession ou la cause – au contraire des chambres ou des systèmes corporatistes actuels. C'est l'issue de la compétition qu'elles se livreraient pour obtenir des coupons auprès des citoyens qui permettrait de déterminer les organisations à financer. Dans de nombreux cas, la réforme ne coûterait rien, à condition de convaincre les gouvernements de supprimer toutes les subventions distribuées par les organismes administratifs et de permettre aux citoyens de choisir les associations et les mouvements qui méritent, selon eux, une aide financière. Le but premier de l'élaboration d'un statut semi-public pour les associations et les mouvements est de les encourager à devenir de meilleurs « citoyens », c'est-à-dire à se traiter mutuellement sur un pied d'égalité et avec un plus grand respect, et à accorder plus d'attention aux intérêts et aux idéaux de l'ensemble de la population. Cela reviendrait tout simplement à mettre en place une charte des droits et des obligations des organisations de la société civile. Il serait naïf de supposer qu'en se contentant d'imposer certaines règles, elles deviendraient eo ipso des acteurs plus « réalistes, altruistes et tournés vers l'avenir ». La législation de la plupart des démocraties nationales est marquée par une succession d'échecs à réglementer les groupes de pression. La démarche que nous proposons est différente, car elle combine le respect de certaines conditions d'auto-organisation et de gestion avec des incitations très concrètes au soutien des organisations et un processus compétitif d'attribution des fonds. Cette recommandation de réforme repose entièrement sur la nécessité d'élaborer une nouvelle méthode pour financer la société civile, qui soit indépendante de la capacité et de la volonté des particuliers à payer. Cela suppose de prélever une contribution obligatoire auprès de toutes les personnes qui finiront par en bénéficier. Cette contribution devrait être collectée, à égalité, auprès de toutes les personnes qui résident sur un territoire donné. Les personnes qui le souhaitent pourraient aussi faire des dons volontaires à différentes causes, mais cela ne les exonérerait pas du « don de représentation » général. Notons qu'en tolérant une telle liberté, on n’empêcherait pas les petits groupes compacts et « privilégiés » d'attirer des ressources disproportionnées, leurs membres étant toujours encouragés à faire des dons volontaires en plus de la taxe générale. Néanmoins, compte tenu des grands nombres concernés, il devrait y avoir une bien meilleure harmonisation des ressources entre les groupes de pression et les causes. La manière la plus réaliste d’appliquer cette mesure serait d'associer cette obligation (et le système de coupons) à la déclaration annuelle des revenus personnels – au moins dans les pays où presque tous les résidents adultes sont tenus de faire cette déclaration, même s'ils ne paient pas d'impôts. En effet, dans l'intérêt de l'équité, les personnes exonérées d'impôt à cause de leur faible revenu, devraient être exonérées de la taxe de représentation, mais elles auraient quand même le droit de distribuer des coupons qui compteraient pour déterminer quelles associations recevraient de l'argent du fonds commun. L'important est de maintenir les versements individuels à un niveau peu élevé – par exemple 100 € par personne - pour ne pas dissuader les partisans éventuels de la réforme tout en assurant un niveau total de ressources suffisant pour compenser les inégalités persistantes entre les groupes. Il faudrait aussi convaincre le grand public que cette mesure représenterait une extension importante des droits démocratiques, analogue à celle du droit de vote. Tout le système s'articule sur le mécanisme des coupons. Ces unités de compte faites sur mesure et non transférables ne pourraient être attribuées qu'aux associations et aux mouvements sociaux ayant un statut semi-public, dans les proportions choisies par les citoyens. Le seul « coût » impliqué serait le temps et les efforts consacrés par les particuliers pour mieux connaître les bénéficiaires possibles et le temps nécessaire pour cocher les cases. Les coupons présentent nombre d’avantages qui seraient utiles dans le domaine de la représentation spécialisée. Ils permettraient une expression relativement libre des préférences multiples de chaque citoyen, plutôt que de limiter son choix à une liste représentant un parti unique ou à un seul candidat, comme le font la plupart des systèmes électoraux ayant une base territoriale. Ils permettraient de régler aisément le « problème d'intensité » qui empoisonne depuis longtemps la théorie démocratique. En effet, leur distribution proportionnelle aux associations par les particuliers reflèterait la force de ce que ressentent « réellement » les citoyens à l'égard des différents groupes et idéaux. Ils égaliseraient le montant payé par chaque personne, ce qui couperait le lien entre la décision de contribuer et la maîtrise inégale des ressources résultant de l'inégale répartition des biens et de la richesse. Ils ne peuvent, rationnellement, causer le gaspillage ou la corruption, puisqu’ils n’apportent pas de bénéfices directs ou concrets aux donateurs et peuvent être dépensés uniquement par des associations agréées à des fins publiques spécifiées. En outre, ils inciteraient fortement à réfléchir à la nature des intérêts de chacun, encourageant ainsi l'ouverture d'un nouvel espace public. Répétée dans le temps, la distribution de ces coupons donnerait une occasion presque unique d'évaluer les conséquences des choix passés de chacun. Les coupons deviendraient donc un mécanisme solide pour engager la responsabilité des associations et des mouvements existants. En effet, si le comportement de leurs dirigeants s'écartait trop des préférences des citoyens qui ont dépensé leurs coupons pour eux, ces derniers transféreraient probablement leurs coupons ailleurs. En outre, ils pourraient faciliter l'émergence de groupes jusqu'ici latents et incapables de dépasser le seuil organisationnel initial, au lieu d'utiliser leurs coupons pour alterner entre des conceptions opposées de leurs intérêts. Enfin, les coupons offrent le moyen d'élargir le principe de la citoyenneté et la compétition qui est au cœur de la démocratie d'une manière qui n'est ni immédiatement ni fortement exigeante pour les particuliers, et qui ne menace pas directement la position des élites. Empruntant (mais en l'inversant) un slogan à un combat du passé pour la démocratie, nous défendons l'idée suivante : « Pas de représentation sans taxation ! » 23. Coupons de financement des partis politiques Le financement des partis politiques est une question délicate. Dans la plupart des systèmes politiques, les partis sont chroniquement sous-financés ; ils cherchent donc à trouver des fonds par des méthodes douteuses et opaques qui risquent d'être perçues comme corrompues. L'accusation de corruption qui plane sur leur financement renforce l'image négative que la population a des partis politiques, créant un cercle vicieux qui incite de moins en moins les citoyens ordinaires à contribuer volontairement à leur soutien. Cela atteint non seulement le prestige des institutions démocratiques et des responsables politiques mais aussi la confiance que l'opinion publique a en eux. En conséquence, les partis estiment qu'ils n'ont pas une légitimité politique suffisante pour demander un soutien financier accru au budget public. Ils restent ainsi dans une zone grise perpétuelle, à la frontière entre les moyens légaux et illégaux de financement de leurs activités. Une des solutions à ce problème pourrait être d'adopter un système de coupons pour allouer des fonds publics aux partis. En votant aux élections législatives, les électeurs pourraient aussi voter une deuxième fois, pour la distribution d'une somme fixe au(x) parti(s) de leur choix. Pour éviter que l'impact initial soit trop fort, seuls 50 % du total des fonds publics destinés aux partis seraient distribués de cette manière. Les autres 50 % seraient alloués en fonction des résultats des précédentes élections, comme c'est généralement l'usage aujourd'hui. Par la suite, cette pré-allocation pourrait être abolie et tous les fonds seraient distribués directement par les citoyens, indépendamment de la performance des partis lors des élections précédentes. Il importe toutefois que la somme totale à distribuer soit supérieure à ce qu’elle est actuellement, et suffisamment importante pour que les partis ne cherchent pas à s’adresser prioritairement aux sources privées. Si les citoyens sont convaincus qu'ils peuvent choisir personnellement le parti qui recevra leur impôt, ils seront probablement plus disposés à consacrer davantage de ressources à cette fin. Notons que ce deuxième vote serait indépendant du vote pour les partis ou leurs candidats à cette élection. Les citoyens pourraient décider de diviser leurs coupons entre plusieurs partis ou de les allouer à un petit parti qui n'a aucune chance immédiate de l'emporter. Dans la forme la plus radicale de cette réforme, les électeurs pourraient même choisir de « voter blanc », c'est-à-dire de retirer leur soutien financier à tous les partis existants. Ces fonds s'accumuleraient d'élection en élection, et des groupes de citoyens disposant d'un nombre minimum de signatures réparties dans un ensemble de circonscriptions auraient le droit d'utiliser cet argent pour financer de nouveaux partis. Il est probable que, dans la plupart des cas, l'électeur soutiendra son parti de prédilection, à la fois électoralement et financièrement. Mais on peut aussi supposer que de nombreux électeurs diviseront leur vote. Ils soutiendraient en premier lieu un parti auquel ils donnent la préférence dans la compétition électorale, mais pourraient investir en deuxième lieu dans un autre parti dont ils souhaiteraient qu’il gagne en influence à l'avenir. Ce système renforcerait les calculs stratégiques des électeurs (et pourrait rendre le vote plus captivant) ; il aiderait aussi les petits partis à s'organiser de manière plus compétitive. Un autre effet souhaitable de cette réforme serait d'encourager tous les partis, grands et petits, à faire une campagne énergique pour une meilleure participation puisque seuls les coupons distribués par les électeurs réels leur apporteraient des revenus. 24. Référendums et initiatives populaires La tendance générale à une participation directe plus importante des citoyens au processus décisionnel à tous les niveaux devrait avoir le soutien du Conseil de l'Europe. Les référendums gouvernementaux et les initiatives populaires sont tous deux des mécanismes qui permettent aux citoyens de tenir leurs élus et leurs dirigeants responsables de leurs actions. Ils stimulent en général l'intérêt des citoyens et améliorent leurs compétences dans la chose politique et viennent compléter d'autres réformes visant à améliorer le niveau de compétence civique dans ce domaine. Enfin, ces dispositifs devraient renforcer la légitimité démocratique des décisions politiques. Nous recommandons d'adjoindre des institutions de démocratie directe aux mécanismes de la démocratie représentative à tous les niveaux de gouvernement, et notamment au niveau supranational ou européen. Le niveau local est, quant à lui, la meilleure base d’expérimentation et d'évaluation dans les systèmes qui n’utilisent pas encore ces institutions. L'Union européenne devrait être encouragée à aller plus loin que le droit de recours proposé dans son projet de Constitution et introduire une initiative et un référendum européens. Dans les systèmes politiques qui ne sont pas encore dotés de ces mécanismes, il faudrait absolument rendre obligatoires l’approbation des amendements constitutionnels et la ratification des grands traités internationaux par l'ensemble des citoyens. Il n'existe bien sûr pas d'institution idéale de démocratie directe, mais nous recommandons quand même que les référendums et les initiatives populaires soient contraignants plutôt que consultatifs. L'électorat est ainsi assuré que ses décisions seront mises en œuvre, et sera donc incité à se rendre aux urnes. Nous nous prononçons contre les quorums au motif que les décisions collectives prises par les citoyens devraient produire des effets politiques, indépendamment des taux de participation. Dans les systèmes fédéraux, ainsi que dans l'Union européenne, nous proposons un système calqué sur la Suisse et fondé sur une double majorité – s’appuyant d’une part sur un critère numérique et de l'autre sur un critère de « négociabilité » tenant compte des différences de taille des unités membres. L’élaboration et l'approbation finale des consultations populaires devraient être soumises à l'examen judiciaire des Cours constitutionnelles nationales et, dans le cas éventuel de référendums de l'Union européenne, par la Cour européenne de justice. Nous recommandons au Conseil de l'Europe de rédiger un manuel sur les référendums et les initiatives populaires sur le modèle du Code de bonnes pratiques en matière électorale de la Commission de Venise. Un code de bonnes pratiques serait utile pour organiser et évaluer les consultations populaires. 25. Aide électronique aux candidats et aux parlements (« vote intelligent ») Nous recommandons au Conseil de l'Europe de soutenir sans relâche les efforts visant à mettre en place des systèmes d'aide électronique qui proposeraient aux citoyens – en combinaison avec un vote en ligne ou un vote électronique éventuels (voir ci-dessous) – de nouvelles sources d'information conçues pour améliorer la qualité, sinon les taux, de leur participation aux élections à tous les niveaux de gouvernement. L’élément central de cette recommandation est un ensemble de dispositifs technologiques qui permettraient aux citoyens de comparer leurs opinions politiques avec celles des partis et des candidats pendant les campagnes électorales, et d’entamer un débat électronique avec ces mêmes partis et candidats. Ces technologies « de vote intelligent » existent déjà dans certains Etats membres du Conseil de l'Europe bien qu'elles ne soient pas encore généralisées. Tous les candidats sont encouragés à remplir un questionnaire en ligne comprenant de multiples questions – par exemple : « Etes-vous favorable à l’octroi de licences à des centrales nucléaires ? » – auxquelles ils doivent répondre en cliquant sur leurs préférences (« très favorable », « plutôt favorable », « plutôt défavorable », « très défavorable », « neutre » ou « sans opinion »). En outre, les candidats pourraient donner plus ou moins de poids à leur préférence (« grande importance », « importance moyenne », « sans importance »). Le questionnaire serait conçu par une commission officielle non partisane qui, après avoir entendu des organisations de la société civile et des experts du monde universitaire, définirait les questions à inclure et le modèle à utiliser. Les citoyens pourraient ensuite répondre gratuitement au même questionnaire en ligne, soit sous sa forme intégrale soit sous une forme abrégée plus rapide à remplir. Ils recevraient instantanément une évaluation relative de leurs préférences sur telles ou telles questions d'intérêt public par rapport à celles des autres citoyens ayant répondu au questionnaire, ainsi que la répartition des réponses des candidats. Ils pourraient découvrir presque en temps réel quel candidat et quel parti ont des options similaires aux leurs. Ils pourraient aussi choisir de répondre anonymement au questionnaire ou de s'enregistrer comme « électeurs intelligents ». Leur profil politique sera ainsi stocké non seulement pour qu’ils puissent s’y référer ultérieurement, mais aussi pour qu'il soit accessible aux candidats et aux partis comme alternative aux sondages d'opinion. A l’instar des profils personnels des clients utilisés dans les technologies de banque électronique, ces informations pourraient même devenir une source intéressante d'interaction bien documentée entre élus et citoyens. Les responsables ou les partis politiques pourraient utiliser le système (volontaire) d'enregistrement pour contacter ou recruter des citoyens qui leur sont « favorables » lors d'élections futures. Une fois le questionnaire en ligne rempli par le citoyen, le système comparerait automatiquement les préférences de celui-ci avec les données de tous les candidats afin de produire un « scrutin virtuel », en les classant en fonction du pourcentage de superposition des réponses du candidat et de celles du citoyen. Bien évidemment, plus nombreuses seront les questions auxquelles les citoyens auront répondu, plus le profil de ces derniers sera détaillé et précis. Le fait de cliquer sur les noms des candidats donnerait aussi aux citoyens des informations précises sur le parti auquel ils appartiennent, leur profil politique, leurs succès électoraux précédents (s'ils exercent une charge), les liens avec leur site Web personnel, leur adresse électronique et d'autres informations utiles pour les contacter. Les candidats pourraient apporter aux « électeurs intelligents » des justifications circonstanciées de leur choix sur chaque point du questionnaire afin d'expliquer les raisons de leurs arbitrages et de leurs concessions. Le scrutin virtuel effectué par le serveur des « électeurs intelligents » pourrait même être imprimé pour être utilisé dans les bureaux de vote, notamment en cas de listes ouvertes permettant à l'électeur d'enregistrer une préférence pour certains candidats. A l'avenir, si le vote électronique devait se généraliser, une version électronique du « scrutin virtuel » pourrait être proposée directement sur Internet. 26. Systèmes de suivi électronique et de délibération en ligne Entre les élections, des plateformes électroniques en ligne devraient être mises en place pour suivre les votes par appel nominal de tous les corps représentatifs. En accédant à cette plateforme, les citoyens pourraient évaluer en permanence le comportement politique de leurs élus au cours de leur mandat. Chaque vote par appel nominal au parlement serait immédiatement entré dans une base de données en ligne qui produirait un profil objectif des choix de tous les députés. On pourrait en faire de même pour tous les organes représentatifs inférieurs. Les électeurs pourraient donc obtenir facilement, et presque gratuitement, des informations détaillées sur l'activité politique de leurs élus. Un système de ce genre existe déjà dans de nombreux Etats membres mais il est assuré par des organisations de la société civile qui produisent des barèmes pour mesurer la conformité du vote des élus à des critères en matière d'environnement, de féminisme, de libéralisme, etc. Ces barèmes peuvent être assez utiles mais ils sont aussi susceptibles d’être manipulés car le citoyen consommateur peut ignorer les critères d’évaluation des votes exprimés sur tel ou tel projet. La réforme que nous proposons vise à rendre ce processus transparent et à laisser à l'individu le libre choix de ses priorités.
En outre, des outils en ligne pourraient être élaborés et généralisés pour encourager le débat politique entre les citoyens – et pas seulement entre eux et leurs élus. Bien entendu, des forums de discussion existent déjà en très grand nombre sur une variété apparemment infinie de sujets. La promotion de tels outils permettrait surtout de les systématiser et de les faire connaître, de les connecter aux élus à tous les niveaux et, peut-être par l'intermédiaire des kiosques de démocratie, de favoriser et de démocratiser l'accès aux forums de discussion. Le contrôle de ces sites soulève cependant des questions délicates, sur le plan politique et éthique. Là encore, le Conseil de l'Europe pourrait étudier les « bonnes pratiques » dans ses Etats membres et rendre publiques des normes pertinentes. 27. Vote par correspondance et vote électronique La Commission de Venise a conclu, dans un rapport récent, que le vote à distance et le vote électronique sont en principe compatibles avec les normes de la démocratie en Europe. Selon nous, le Conseil de l'Europe devrait encourager l'introduction du vote à distance – vote par correspondance, vote électronique ou les deux – dans les élections et les référendums. Jusqu'à ce que les méthodes du vote à distance soient universellement acceptées, elles devraient être introduites comme moyens supplémentaires de participation politique. En général, nous recommandons que le vote par correspondance soit introduit avant le vote électronique et que, dans l’intervalle, d’autres procédés de vote sur place et à distance soient proposés à tous les citoyens. L'expérience a montré qu’une fois le choix offert, le vote à distance devient rapidement la norme, favorisant à long terme le passage à une politique exclusive de vote à distance. Les procédures de vote à distance renforcent deux composantes du processus électoral. Premièrement, elles sont plus commodes et, deuxièmement, elles donnent au citoyen davantage de temps pour faire son choix. Les électeurs disposent généralement d'une à plusieurs semaines pour voter. Les études montrent que ces deux facteurs entraînent généralement une augmentation du taux de participation et ne semblent pas désavantager ou avantager tels ou tels groupes d'électeurs. A l'instar de l'exercice des droits politiques en Europe, le vote par correspondance peut obéir à trois modèles types. Le premier, la demande multiple, exige des électeurs qu'ils demandent officiellement des bulletins avec lesquels ils pourront voter par correspondance à chaque élection/consultation populaire. Après avoir reçu leur bulletin, ils le retournent par courrier. Ce type de vote par correspondance semble le mieux adapté aux systèmes électoraux qui exigent l'inscription des électeurs à chaque élection. Selon le deuxième modèle, la demande simple, les électeurs ne doivent demander qu’une seule fois qu’un bulletin leur soit envoyé. Ils recevront ensuite automatiquement – toute leur vie – des bulletins pour voter par correspondance. Ce type de « vote par correspondance sur demande simple » est mieux adapté à un système électoral où les électeurs s'inscrivent une fois pour toutes. Enfin, le troisième modèle, entièrement automatique, concerne les systèmes où les listes électorales sont établies à partir du recensement et/ou de la déclaration d’habitation sans aucune démarche préalable des citoyens. Dans ce cas, tous les documents relatifs au vote sont envoyés automatiquement à tous les électeurs, qui peuvent renvoyer leur bulletin par courrier. Des études ont montré que la version entièrement automatique du vote par correspondance est celle qui permet le plus d’augmenter le taux de participation électorale. Comme pour l'inscription des électeurs, plus le système est automatique et ouvert, plus le vote est facile et plus le taux de participation devrait augmenter. Dans le cas du vote électronique par Internet, la procédure pourrait être intégrée dans un site électoral « virtuel » global comprenant des modules qui permettraient aux citoyens de débattre avant de voter, d'accéder aux informations politiques communiquées par les partis et les candidats et par les associations et mouvements de la société civile, de voir si leurs propres positions politiques sont conformes aux choix des candidats et des élus en charge (voir paragraphes 25 et 26), et de voter à un moment leur convenant à partir de leur domicile, de leur lieu de travail ou d'un kiosque de démocratie. Ces mesures feraient augmenter le taux de participation et la qualité de l’électorat. Une information plus complète et un supplément de temps pour l’assimiler et l’évaluer devraient déboucher sur un exercice plus raisonné du droit de vote. De nombreuses questions doivent encore être réglées avant que les citoyens (et les responsables politiques) se sentent assez en sécurité pour utiliser cette technologie, qui est en cours d’expérimentation dans de nombreux Etats membres, principalement au niveau local. Le Conseil de l'Europe est l’institution internationale appropriée pour évaluer les alternatives en jeu et les leçons à tirer, et pour produire un code de bonnes pratiques sur ces procédures de vote électronique. 28. Un agent de promotion de la réforme démocratique Le Conseil de l'Europe s'est taillé la réputation de premier organisme de contrôle de la pratique des droits de l'homme en Europe ; il joue d’ailleurs déjà un rôle capital pour « certifier » l'existence de la démocratie dans les pays qui étaient encore récemment sous le joug de régimes autocratiques. Sa Commission de Venise offre, de manière créative et désintéressée, ses compétences juridiques et constitutionnelles aux nouvelles démocraties d'Europe centrale et orientale. Nous proposons que le Conseil de l'Europe étende son rôle à l'amélioration systématique de la qualité de la démocratie dans ses Etats membres actuels et futurs. Pour cela, il faudrait créer un organe permanent composé – à l'instar du groupe d'experts qui a rédigé ce document – d'universitaires spécialistes de disciplines variées et de responsables politiques ayant l’expérience de différents niveaux de gouvernement et de la société civile, qui contrôlerait la teneur et le rythme des réformes, évaluerait leurs conséquences et, le cas échéant, préconiserait leur application aux autres pouvoirs publics ou aux autres pays. Ce contrôle devrait avoir lieu régulièrement, par exemple tous les cinq ans, en s’appuyant largement sur les données collectées grâce à un système de rapports périodiques par lequel les Etats membres seraient invités à fournir des informations sur les réformes qu'ils ont entreprises et sur la marche normale de leurs institutions démocratiques, comme ce que fait l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) dans le domaine des performances économiques. Son rôle ne consisterait pas à délivrer « des cartes de score » comparant la qualité de la démocratie dans les différents Etats membres, mais plutôt à recenser les bonnes pratiques nouvelles et à encourager d’autres systèmes politiques à les adopter. Pour cela, il faut mettre en place un cadre conceptuel initial – tel que proposé par ce livre vert – qui déterminerait les principales dimensions institutionnelles de la démocratie libérale contemporaine et les règles d’évaluation de ses performances. Comme nous l'avons fait remarquer à maintes reprises, ces normes ne sont bien sûr pas uniformes dans toute la région ; elles varient considérablement (mais pas à l’infini). Le mandat de ce groupe d'experts devrait comporter la possibilité d’établir un rapport lorsque la qualité de la démocratie dans un Etat membre a baissé en dessous du minimum européen. Dans ce cas, il distribuerait un carton orange, avertissement plus sévère que le carton jaune, qui recommanderait au Conseil de l'Europe d'envisager de suspendre l'adhésion du pays en question jusqu'à ce qu’il ait amélioré la situation. La décision finale de suspendre (carton rouge) reviendrait naturellement aux membres du Conseil. La démocratie libérale, telle qu'elle est actuellement pratiquée en Europe, n'est pas « la fin de l'histoire ». Elle peut et doit évoluer si elle veut conserver le respect légitime des citoyens. Elle l’a d’ailleurs fait à plusieurs reprises dans le passé, en relevant les défis et en tirant parti des perspectives qui s’offraient à elle. Pourquoi ne le ferait-elle pas une nouvelle fois ? Dans ce livre vert, nous avons fait appel à notre imagination collective de théoriciens et de praticiens de la politique, pour proposer des réformes susceptibles d’améliorer la qualité de la démocratie en Europe et d’asseoir davantage sa légitimité. Certaines de ces réformes ont déjà été introduites –généralement à titre expérimental – dans quelques systèmes politiques, mais la plupart n'ont jamais été mises au banc d’essai. Nous sommes les premiers à reconnaître que ces réformes ne sont pas toutes également urgentes, réalisables ou même souhaitables. Il revient aux responsables politiques de décider de leur intérêt et de leur degré de priorité. Nous nous permettons néanmoins de faire quelques réflexions sur les réformes qui, nous en sommes convaincus, sont les plus urgentes. Nous pensons tous que le problème majeur de la démocratie européenne contemporaine est la perte de confiance des citoyens dans les institutions politiques et la baisse de leur participation au processus démocratique. C'est pourquoi les réformes à même d’accroître la participation électorale, d'encourager l'adhésion aux partis politiques, aux associations et aux mouvements de la société civile, et de renforcer la confiance dans les fonctions représentatives et législatives des responsables politiques, méritent d'être étudiées, surtout quand elles rendent en outre la politique plus attrayante. Le deuxième grand problème auquel presque toutes les démocraties européennes sont confrontées est le nombre croissant de résidents étrangers et leur statut politique. Il convient aussi de privilégier les mesures visant à intégrer ces non-nationaux dans le processus politique. Les réformes suivantes pourraient, à notre sens, être introduites dans la plupart des Etats membres par une législation ordinaire. Elles ne devraient pas grever excessivement le budget et pourraient améliorer sur le champ, bien que marginalement, la qualité de la démocratie : – Loteries pour électeurs
Le deuxième volet de réformes se heurtera probablement à une plus grande opposition politique, ces mesures étant les plus novatrices et les plus susceptibles de modifier l’équilibre actuel des pouvoirs entre les partis, les groupes organisés et les organismes publics. Peut-être auront-elles, pour cette raison, un impact plus durable sur la qualité de la démocratie et la légitimité des institutions. Mais elles sont aussi plus vulnérables aux problèmes de « transversalité » car leurs effets secondaires devraient être plus importants et, par conséquent, exiger des ajustements imposant à leur tour d'autres réformes. – Vote à la carte
Enfin, nous reconnaissons que les propositions indiquées ci-dessous sont particulièrement difficiles à faire adopter et à mettre en œuvre. Elles sont totalement originales, coûtent plus cher, et exigeraient probablement des super-majorités ou même une révision constitutionnelle. Il ne faut pas pour autant les écarter mais leur introduction demandera un débat beaucoup plus approfondi entre les responsables politiques et une meilleure préparation des citoyens. – Service civil
Nous souhaitons conclure sur une note de prudence. Les réformes des règles du jeu démocratique, quand elles sont isolées, sont rarement efficaces. Ce sont les réformes globales et synergiques qui ont le mieux réussi à améliorer la performance et la légitimité. Parfois fruit d'une appréciation délibérée et rationnelle des interdépendances en jeu, elles ont été le plus souvent le produit du processus politique lui-même et de son besoin inévitable d'alliances législatives, de compromis entre forces rivales et de compensations aux groupes indociles. Autrement dit, dans les démocraties « réelles », la conception des réformes est presque toujours imparfaite, d'autant plus qu’elles visent à modifier les futures règles de la concurrence et de la coopération entre les forces politiques. De surcroît, les réformateurs prévoient rarement toutes les conséquences des mesures qu'ils introduisent. Ces changements ont presque toujours des répercussions inattendues, certaines bonnes, certaines moins bonnes. N'oublions jamais que dans une société libre et dans un système démocratique, les individus et les organisations touchés par les innovations politiques réagissent, et souvent de manière imprévisible. Plus important, ils tentent de les exploiter à leur profit personnel et essaient assez souvent de les détourner pour protéger les groupes établis. Tout cela plaide en faveur de la prudence, surtout quand on introduit des réformes authentiquement novatrices. Ces mesures devraient de préférence être d'abord traitées comme des expériences politiques menées à des niveaux soigneusement choisis, en général à l’échelon local ou régional. Une fois leurs effets systématiquement contrôlés et évalués, si possible par un organisme impartial et multinational comme le Conseil de l'Europe, elles pourront être transposées à d'autres niveaux au sein du même pays ou à d'autres Etats membres. Répétons-le, nos démocraties européennes peuvent être réformées. Elles peuvent se rapprocher de ce « quelque chose qui n’existe pas », et ainsi regagner la confiance des citoyens dans les institutions et redonner de la légitimité à des processus qui semblent l’avoir perdue ces dernières décennies. Mais la tâche ne sera pas facile. Il faudra la sagesse collective des théoriciens et des praticiens de la politique des quarante-cinq Etats membres du Conseil de l'Europe pour choisir les réformes les plus souhaitables, évaluer leurs conséquences et, enfin, partager les enseignements de ces expériences. Nous espérons qu'avec ce livre vert conçu à la demande du Conseil de l'Europe, nous avons contribué à amorcer ce mouvement. András Bozóki, Université centre-européenne (Hongrie) Sven Bring, Association suédoise des pouvoirs locaux et Fédération suédoise des conseils de comtés (Suède) Dario Castiglione, Université d’Exeter (Royaume-Uni) Giovanni Di Stasi, Président du Congrès des pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de l'Europe Brith Fäldt, membre du Congrès des pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de l'Europe (Suède) Andreas Føllesdal, Université d’Oslo (Norvège) Daniel Gaxie, Université de Paris, Panthéon-Sorbonne (France) Andreas Gross, membre de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe (Suisse) Alan Lloyd, membre du Congrès des pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de l'Europe (Royaume-Uni) Vivien Lowndes, De Montfort University (Royaume-Uni) Ugo Mifsud Bonnici, Président émérite, membre de la Commission de Venise, Conseil de l'Europe (Malte) Patrizia Nanz, Université de Brême (Allemagne) Lawrence Pratchett, De Montfort University (Royaume-Uni) Cyril Ritchie, Comité de liaison des ONG, Conseil de l'Europe Philippe C. Schmitter, Institut universitaire européen (Italie) Alexander H. Trechsel, Université de Genève (Suisse) Andrzej Wielowieyski, membre de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe (Pologne) Le Livre vert sur « L’avenir de la démocratie en Europe » sera publié à la fin de 2004 par le projet intégré du Conseil de l'Europe « Les institutions démocratiques en action ».
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1 . Il va sans dire que les recommandations et les conventions du Conseil de l’Europe devraient jouer un rôle moteur pour |
établir et contrôler les règles dans ces deux groupes de pays. |
2 . Selon une récente directive de l'Union européenne, les mandats dans les parlements nationaux et au Parlement européen sont incompatibles ; mais elle n'interdit pas aux candidats de se présenter à ces deux élections et de renoncer par la suite à l'un des mandats. |