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Engagement citoyen dans l’�conomie: quelle contribution de la finance solidaire et de la consommation responsable � la coh�sion sociale?

Sabine Urban, Professeur �m�rite, Universit� Robert-Schuman, Strasbourg

Introduction

Le th�me retenu par le Conseil de l’Europe pour le pr�sent volume de la collection � Tendances de la cohesion sociale � est vaste et ambitieux car il se r�f�re � un groupe de questions importantes, au cœur du d�bat de soci�t� actuel, et en pleine �volution puisque les r�flexions qui y sont li�es sugg�rent l’�mergence d’un nouveau paradigme socio-�conomique, concernant plus pr�cis�ment les relations entre les pouvoirs publics, le march� et la soci�t� civile, dans un cadre d�mocratique.

Le libell� du titre est centr� sur l’engagement citoyen dans l’�conomie et la coh�sion sociale. Les citoyens repr�sentent en m�me temps beaucoup de sujets politiques (dans une d�mocratie) et de nombreux acteurs �conomiques, donc susceptibles d’exercer une influence sur d’autres acteurs socio-�conomiques et des institutions repr�sentatives (politiques). Dans un premier temps, l’identification des �citoyens� et de leur �engagement� demande � �tre pr�cis�e; ce sera l’objet du premier point.

L'engagement citoyen se livre dans un environnement �conomique, politique et social qui n’est pas neutre. De nombreuses forces s’y trouvent engag�es, mettant en œuvre des pouvoirs qui se proposent de r�gler, � leur avantage ou selon des valeurs partiales qu’ils d�fendent, le jeu social. En d’autres termes, on peut souligner que l’engagement citoyen est limit� par des m�canismes divers et des pouvoirs qui ont cr�� un certain cadre de fonctionnement de la vie sociale. Le deuxi�me point �voquera quelques-uns de ces m�canismes.

Il est alors permis de se poser la question de la r�action que l’homme peut envisager face � ces m�canismes. L’�homme� concern� est aussi bien l’�tre individuel que l’�tre social et, par del�, le pouvoir politique qui le repr�sente. Sans vouloir �tre pessimiste ou faire na�tre une pol�mique, on peut affirmer qu’aujourd’hui la soci�t� humaine est en crise, sans doute du fait d’une partition excessive entre ce qui est ��conomique�, �social� et �politique�. De nouveaux liens devraient �tre cr��s ou recr��s, dans le respect de certaines valeurs fondamentales, telles celles d�fendues par le Conseil de l’Europe. �L’�conomie solidaire� (ou solidarity-based economy) est une des pistes novatrices qui se pr�sente. Elle m�rite d�s lors d’�tre connue, reconnue et mise en œuvre. C’est � cet aspect de remise en cause qu’est consacr� le troisi�me point.

1. Identification du citoyen et de son engagement dans la vie socio-�conomique

Les concepts de � citoyen �, de � solidarit� �, de � responsabilit� �, de � coh�sion sociale �, inclus dans le titre g�n�ral de cet ouvrage, ne sont pas nouveaux mais font souvent l’objet d’acceptions diverses.

Le terme de citoyen a vu son champ d’utilisation s’�tendre de l’appartenance � la Cit� de l’Antiquit� � l’Etat-nation, puis � un ensemble supranational (comme l’Europe en devenir), et finalement � un espace illimit� dans la mesure o� un �citoyen du monde� met l’int�r�t de l’humanit� au-dessus du nationalisme. C’est dire que l’�engagement citoyen� est susceptible de se d�ployer � diff�rents niveaux territoriaux (local, r�gional, national, international) avec des marges de libert� ou des droits et des devoirs diff�rents. En tout �tat de cause, le citoyen est un �acteur� de la soci�t�, personne physique ou morale, dont les pr�occupations ne sont pas seulement mat�rielles ou financi�res (��conomiques�) mais aussi humaines, �sociales�.

Les �acteurs� sont par d�finition influents dans la mesure o� ils �agissent�, ou sont susceptibles de le faire. Ils disposent d�s lors d’un pouvoir qu’ils peuvent exercer. En cons�quence, ce pouvoir leur attribue une responsabilit� sociale, qui d�passe l’int�r�t d’une personne physique ou morale pour s’�tendre � celui d’un groupe, voire � celui de la soci�t� dans son ensemble (�ventuellement limit�e � un champ d’action d�termin�). Ilya Prigogine, prix Nobel de chimie en 1977, a bien d�montr� que dans le domaine de la vie sociale les lois �d�terministes� de la physique ne sont gu�re pertinentes. L’�volution de la soci�t� ne se r�alise pas dans un syst�me stable; elle n’est pas lin�aire mais marqu�e par des points de bifurcation introduisant des �l�ments al�atoires conduisant � des modifications de structures. Nous vivons �la fin des certitudes et l’apparition de pluralit� des futurs1�. A partir du moment o� les d�terminismes sont remplac�s par de simples probabilit�s d’�volution, il faut admettre la responsabilit� de chacun dans l’orientation de l’�volution. Chacun a le pouvoir d’�tre acteur. �C’est un appel � l’action individuelle qui, dans notre temps plus que jamais, n’est pas n�cessairement condamn�e � l’insignifiance2�.

Le citoyen individuel n’est �videmment pas seul en cause. Ce citoyen vit en groupe, est administr� par des organisations priv�es (entreprise, association, etc.) ou des institutions politiques (Etat, r�gion, commune…) encore d�sign�es sous le vocable de �pouvoirs publics�, charg�es d’autorit� et de moyens d’action souvent substantiels. Appara�t, d�s lors, la notion de �responsabilit� partag�e� ou coresponsabilit�3. Citoyens individuels, group�s, ou institutions ont en commun la capacit� d’exercer des choix, d’exprimer une volont�, d’avoir une vision strat�gique, bref de pouvoir orienter le changement, et de l’orienter potentiellement d’une mani�re coh�rente, coordonn�e (si l’on accepte une vision optimiste des choses). Rappelons que la r�alit� sociale, ou socio-�conomique, est un �construit� humain; chacun y a sa part de responsabilit�, m�me si ces parts sont fort in�gales. La soci�t� contemporaine est en train de red�couvrir activement les multiples facettes du partenariat, qui s’est manifest� selon des pratiques tr�s diverses dans le temps, selon les lieux et selon les domaines concern�s. Aujourd’hui, cette tendance est fortement li�e au processus de globalisation en cours, qui a acc�l�r� les interactions, les interd�pendances au niveau du monde; les d�cisions purement individuelles perdent d�s lors une partie de leur sens, ce qui peut para�tre paradoxal dans un contexte o� l’int�r�t individuel est exasp�r�. L’avenir des habitants de la plan�te est d�sormais li� aux d�cisions concurrentes, contradictoires ou compl�mentaires de tous les acteurs jouant sur la sc�ne mondiale. Les flux commerciaux et financiers, les id�es ou les id�ologies, les images et les sons, la pollution, les maladies, les trafics d’armes ou de drogues, la corruption, la pauvret�, le m�pris des droits de l’homme, etc., ne connaissent plus gu�re de fronti�res.

Responsabilit� et partenariat conduisent � l’acceptation d’un principe de solidarit�. Mais le processus de globalisation et la complexit� des syst�mes qui s’en suit rendent l’expression du principe de solidarit� difficile � l’�chelle de l’ensemble du monde, m�me si l’id�e de �commerce �quitable� entre le �Nord� (les pays d�velopp�s) et le �Sud� (�conomiquement moins avanc�) progresse d’une mani�re encourageante et que l’int�r�t qui lui est t�moign� est croissant. Plus g�n�ralement, la solidarit� n’a trouv� son expression politique que plus tardivement: � la fin du XIXe si�cle en Allemagne sous la houlette du chancelier Otto von Bismarck, puis au XXe si�cle aux Etats-Unis � l’instigation du Pr�sident Franklin Delano Roosevelt (le New Deal, faisant suite � la grande d�pression des ann�es 1930) et un peu plus tard, � la fin de la Deuxi�me Guerre mondiale, dans la plupart des pays europ�ens instaurant des politiques g�n�reuses d’Etat providence (welfare state)4. La solidarit� s’exprime alors, d’une part, par une sorte de mutualisation du risque, par une prise en charge collective de d�penses concernant des personnes plus fragiles, moins solvables que d’autres, et, d’autre part, par le partage d’ambitions communes (soutien de la natalit�, pr�vention de maladies, �ducation de qualit� pour tous, acc�s minimal � certaines ressources comme l’eau ou l’information, etc.). On peut observer que, en r�gle g�n�rale, la solidarit� s’exprime plus facilement dans des espaces limit�s (par des enclos ou des fronti�res) que dans des espaces vastes, interconnect�s, sans gouvernance pr�cise ou accept�e par tous (comme l’espace mondial). On peut en revanche se r�jouir de nouveaux espaces de solidarit� apparaissant � l’�chelle internationale, plus pr�cis�ment dans l’Union europ�enne o� s’�laborent de nombreuses initiatives de solidarit� active (fonds structurels, fonds de coh�sion, r�seaux europ�ens de coop�ration…).

Le principe de solidarit� est par contre battu en br�che par le principe de solvabilit�, accept�, lui, � peu pr�s partout: l’argent est recherch�, d�sir� par la grande majorit� des personnes; il repr�sente aujourd’hui la valeur globale par excellence (convertible, accept�e partout, donnant librement acc�s � presque tout). Par l’adoption d’une mani�re dominante du principe de solvabilit�, oppos� au principe de solidarit�, on reconna�t l’acc�s � certaines ressources ou � la couverture de certains risques seulement pour ceux qui sont en mesure de payer leurs prix fix�s par les march�s concern�s. Se pose d�s lors avec acuit� la question de la cr�ation et surtout de la distribution des ressources mon�taires. L’allocation de ces ressources mon�taires dans une soci�t� lib�rale est n�cessairement in�gale, puisque li�e � des contributions productives, � des prestations de biens et de services �valu�s de mani�re variable, selon des m�canismes de march� plus ou moins �parfaits� (une fiction th�orique) ou selon des rapports de force eux aussi in�gaux, les �forts� ayant des avantages (d’argumentation, de n�gociation, de d�fense) sur les �faibles�.

Au-del� d’un certain seuil d’in�galit� (et par la suite de non-�quit�), les tensions sociales deviennent insupportables, les liens sociaux se d�nouent, la soci�t� tombe en crise, sans sens, la violence s’installe et se propage sous de multiples formes. En d�sespoir de cause (car la violence finit par �tre assassine pour tous) on cherche � trouver une certaine �coh�sion sociale� entendue comme un concept politique, n�cessaire, qui s’av�re fondamental pour soutenir et l�gitimer le projet d’une soci�t� �moderne� (en ce sens qu’elle ne se fonde pas sur des mod�les de vie et de savoir l�gitim�s par la tradition). La coh�sion sociale peut �tre consid�r�e comme une sorte d’antidote � la violence. Le Conseil de l’Europe (en l’occurrence la Division pour le d�veloppement de la coh�sion sociale, Direction g�n�rale de la coh�sion sociale) propose la d�finition de r�f�rence suivante, fond�e sur les principes g�n�raux de l’Organisation: �La coh�sion sociale d’une soci�t� moderne se d�finit comme l’ensemble de rapports et de liens qui tendent � renforcer la capacit� de la soci�t� � assurer de fa�on durable le bien-�tre de tous ses membres, incluant l’acc�s �quitable aux ressources disponibles, le respect de la dignit� dans la diversit�, l’autonomie personnelle et collective et la participation responsable5.� La coh�sion sociale appara�t donc � la fois comme un id�al � atteindre, mais aussi comme un capital pouvant �tre fructifi� au profit du bien commun.

Une valeur centrale de la coh�sion sociale est l’existence effective de liens, d’interrelations pacifiques entre individus, groupes et institutions. Cet id�al ne va pas de soi. Si le principe d�fini ci-dessus ne peut que s�duire par la qualit� soci�tale qu’il �voque, il faut bien reconna�tre que son application est d�licate. Il existe en fait une s�rie de forces, de jeux de pouvoir, d’enjeux mal appr�hend�s et de m�canismes qui œuvrent � l’encontre de cette harmonie soci�tale. La vigilance et le volontarisme politique n’en sont que plus indispensables. On peut en effet penser que la mani�re selon laquelle va �tre stimul�e la coh�sion sociale va conditionner dans l’avenir non seulement la paix, mais aussi la croissance �conomique dans le respect d’un possible d�veloppement �durable� (en termes socio-�conomique et �cologiques), ainsi que la cr�ativit� socio-�conomique. Le monde a besoin de nouvelles �architectures� organisationnelles (J�rgen Habermas) stimulant le respect de valeurs non exclusivement mercantiles. Dans cette perspective, il est int�ressant d’observer les initiatives novatrices qui se multiplient, tout en �tant encore largement m�connues, telles que celles de la finance solidaire ou de la consommation responsable. Les institutions europ�ennes ont elles aussi une grande capacit� d’innovation soci�tale, d’abord parce qu’elles facilitent les comparaisons de situations et de politiques entre les pays membres (permettant de d�gager des exemples � suivre, des best practices), aussi parce qu’elles sont un think tank, des �bo�tes � id�es� qui donnent � r�fl�chir, et, bien s�r, parce qu’elles ont un pouvoir d’influence, d’initiative et de d�cision pour �griffer le r�el� (Marina Ricciardelli).

2. Des m�canismes �conomiques et technologiques puissants interf�rent dans la vie sociale

La r�alisation d’une coh�sion sociale n’est pas spontan�e, surtout � l’heure actuelle, car des forces oppos�es et des m�canismes contrariants op�rent. On peut aussi parler de dysfonctionnements de m�canismes de r�gulation ou de d�rives comportementales (non-respect des r�gles, corruption, falsification de documents, etc.), et noter par ailleurs qu’il existe des �volutions technologiques, sans aucune port�e morale ou �thique, qui ont des incidences profondes sur le fonctionnement des soci�t�s. On ne citera ici que quelques facteurs.

Le processus de globalisation constitue sans doute une donn�e majeure du changement soci�tal. Il a rendu les espaces et les hommes de la plan�te largement interd�pendants. Cette interd�pendance syst�mique est marqu�e par de multiples relations �conomiques, sociales, politiques, environnementales, culturelles, sanitaires, climatiques, etc., dans l’ensemble peu contr�l�es et mal ma�trisables. Le champ du possible est largement ouvert pour le meilleur et pour le pire. Cependant, dans le m�me temps, et pour tenter de mieux ma�triser cette �volution globale d�sordonn�e, des sous-ensembles se sont d�velopp�s, dans le sens d’une int�gration partielle destin�e � renforcer leur pouvoir d’influence dans le monde ou � cr�er des espaces de protection socio-�conomiques particuliers. Dans une certaine mesure, ces sous-ensembles portent la marque de la contrainte, de la d�pendance r�ciproque, conduisant � une r�duction de la marge de manœuvre, ou de la libert� d�cisionnelle de certains acteurs majeurs. Les entreprises europ�ennes, par exemple, sont tributaires d’une politique de concurrence ou d’une politique mon�taire li�e � l’euro, les Etats europ�ens limit�s dans leurs initiatives et leurs choix budg�taires par des politiques communes ou des dispositions inscrites dans les trait�s, les consommateurs soumis � des d�cisions de producteurs de mati�res de base ou autres ressources strat�giques, les investisseurs et les �pargnants li�s � des taux d’int�r�t ou de rendement d�finis par les march�s financiers internationaux, etc. La multiplicit� de ces liens cr�e un environnement d’une grande complexit�, accroissant les situations d’incertitude et de risque, et par suite de tensions, de crispations sociales, de peurs, de refus, de replis identitaires ou �gocentriques, de m�fiance. Ce ne sont pas l� des ingr�dients stimulant la coh�sion sociale largement li�e � la r�alit� d’une confiance r�ciproque.

Par ailleurs, le d�ploiement prodigieux des nouvelles technologies de l’information et de la communication, � la fois � l’origine du processus de globalisation et stimul�es par lui, a entra�n� la g�n�ralisation de nouveaux processus de production, flexibles et fragment�s. Les diff�rentes �tapes de la cha�ne de cr�ation de valeur se trouvent ainsi �clat�s de par le monde: la recherche-d�veloppement organis�e par ci, les ateliers de fabrication de composants par l�, l’assembla ge ailleurs, la distribution encore ailleurs. Les recettes fiscales li�es � la production et les pr�l�vements sociaux li�s � l’emploi, les r�mun�rations du travail, sans compter les profits, sont �volatilis�s � de par le monde. On parle � ce propos de �migration de valeur�. Toujours est-il que les ressources des collectivit�s locales, des Etats, des salari�s, des organismes de protection sociale sont fragilis�es, deviennent al�atoires. L’instabilit� s’installe un peu partout et les bienfaits de la coh�sion sociale sont recherch�s dans l’urgence, voire m�me dans le d�sesp�rance. En r�alit�, les changements technologiques et �conomiques ne sont que partiellement au service de l’homme et de ses besoins dans la mesure o� ces changements se d�roulent � un rythme tel que les capacit�s d’adaptation des hommes et des institutions ont du mal � suivre celui des exigences (techniques et scientifiques).

Les capacit�s d’adaptation ne sont pas seulement tributaires du rythme du changement, elles d�pendent aussi des �emprises de structure� (structural ascendancies) (Fran�ois Perroux) que le syst�me socio-�conomique a engendr�es. L’�conomie de march� n’est pas, comme cela est souvent admis en th�orie, un cadre de fonctionnement de l’�conomie o� les acteurs sont des agents individuels (par opposition aux groupes), autonomes, libres, parfaitement inform�s, susceptibles d’infl�chir d’une mani�re anonyme et d�mocratique la demande et l’offre. La r�alit� observable pr�sente au contraire la marque de beaucoup d’in�galit�s et d’�go�smes parmi les acteurs, d’asym�tries d’information ou de pouvoir, de collusions de tous ordres, m�me d’ill�galit�s flagrantes. Les r�sultats de ce �jeu� in�galitaire ne peuvent �tre qu’in�gaux et in�quitables, et la dynamique endog�ne du jeu risque d’engendrer une accentuation des �carts de conditions de vie et de r�partition des richesses.

Les forces endog�nes se combinent avec le ph�nom�ne des externalit�s. L’id�e fondamentale du concept d’externalit� est la reconnaissance du fait que l’action d’un acteur donn� peut affecter d’autres acteurs sans que ceux-ci aient �t� consult�s ou indemnis�s pour les effets dommageables qu’ils subissent (�externalit�s n�gatives�) ou sans que les b�n�ficiaires aient � payer un avantage qui leur est attribu� du fait de ces externalit�s (�externalit�s positives�). Les acteurs les plus influents cherchent �videmment � cr�er des externalit�s positives qui leur soient favorables, les plus faibles �tant, eux, condamn�s � subir, sauf si des arbitres, comme les pouvoirs publics, d�cident d’intervenir en leur faveur. C’est l� un r�le primordial que les pouvoirs publics d�mocratiques devraient jouer. Il est � noter que ces �carts de niveaux de d�veloppement ou de richesses capitalis�es ne sont pas l’apanage d’un syst�me: l’�conomie de march�, tout comme l’�conomie dirig�e autoritairement, ont chacune leurs vertus et leurs tares � cet �gard. Dans le pass� l’�conomie de march� a pr�sent� une grande efficacit� dans la cr�ation de biens et de services, qui sont un des �l�ments du bien-�tre; l'�conomie dirig�e a t�moign� de grandes qualit�s dans la r�partition des ressources et le respect de certains aspects du bien commun. Les manquements – notamment �thiques – de part et d’autre justifient cependant la recherche de nouvelles voies d’organisation socio-�conomique, telles la �troisi�me voie� (Anthony Giddens) ou l’��conomie solidaire�, les deux voies combinant �conomie de march� et engagement politique soutenu, mais se s�parant sur la d�fense d’une palette de variables fondamentales.

Au plan sociologique, les r�sistances au changement constituent un autre facteur de freinage sur la voie de l’�volution vers une responsabilit� partag�e entre les acteurs pour assurer le bien-�tre de tous et l’int�grit� des valeurs soci�taires comportant notamment l’implication de la diversit� dans le m�me espace de droits. Le ph�nom�ne de r�sistance au changement qui s’appuie souvent sur des droits et privil�ges acquis, des habitudes irr�fl�chies, des pr�jug�s soustraits � toute v�rification (Durkheim) n’est pas propre aux individus, elles s’applique aussi aux collectivit�s publiques (jalouses de leurs comp�tences) ou aux organisations priv�es (soucieuses de la p�rennit� de leur r�le et de leur pouvoir).

3. Des remises en cause s’imposent et sont en marche

Des remises en cause s’imposent � la fois pour respecter une nouvelle r�alit� �mergente et pour orienter l’avenir vers une soci�t� moderne et viable. C’est ainsi que l’�mergence du r�le grandissant d’une soci�t� civile (associative, communautaire, non gouvernementale…) remet en question l’ancien paradigme soci�tal de l’apr�s-guerre, symbolis� par le �couple Etat-march�6� que confortait le cadre de la reconstruction de cette �poque, et plus largement de la modernisation de l’�conomie. Ce mod�le de r�gulation r�alisait � l’�chelle nationale un arrimage heureux entre d�veloppement social et croissance �conomique, � travers, entre autres, une redistribution qui consolidait la �demande effective� (Keynes) pour la production nationale de biens et de services. Chemin faisant, le mod�le d’�Etat providence� a �t� critiqu� pour plusieurs raisons: il aurait notamment engendr� une bureaucratie et des co�ts sociaux jug�s excessifs pour le maintien de la comp�titivit� internationale sur le site concern�, il serait � l’origine d’une immigration non d�sir�e, d’abus frauduleux, de d�ficits budg�taires chroniques, de d�localisations d’activit�s et donc d’augmentation du ch�mage (que le syst�me cherche pr�cis�ment � soulager), d’atonie des membres de la soci�t� (qui perdraient ainsi leur r�activit� et leur volont� d’entreprendre), etc. En somme, la charge est lourde, mesurable, alors que la contrepartie, � savoir le respect de la dignit� humaine m�me dans l’adversit�, et la pr�servation d’une chance de trouver ou de retrouver une voie de r�ussite, est difficile � �valuer en termes mon�taires.

Le �capital humain� est une valeur sans doute inestimable (au sens o� elle d�passe toute estimation comptable), mais l’estime (au sens de consid�ration) qu’on est pr�t � lui t�moigner dans la soci�t� n’est pas toujours explicite, visible. Le respect des valeurs financi�res est a contrario tellement plus simple! La �financiarisation� � l’extr�me de la vie sociale conduit cependant la finance dans une crise de l�gitimit�7 car introduisant des pratiques de �vol l�galis� et un m�pris du capital humain et soci�tal, par nature immat�riel et donc difficile � �valuer et � r�mun�rer selon des normes comptables con�ues pour un autre �ge industriel. Pourtant, ce capital humain et soci�taldevient de plus en plus important par rapport aux actifs physiques. Microsoft n’a pas eu besoin de beaucoup de machines pour prosp�rer mais de �travailleurs du savoir�. Le syst�me productif vit une r�elle m�tamorphose. A partir du moment o� les actifs immat�riels (intangible) prennent une importance croissante dans la soci�t� moderne, on devrait logiquement en d�duire que le mod�le de d�veloppement actuel, extraordinairement gaspilleur de ressources, et singuli�rement de ressources humaines incorporant savoirs et potentiel de cr�ativit�, cesse d’�tre pertinent.

La non-pertinence du mod�le soci�tal actuel n’est pas soulign�e seulement par quelques id�alistes ou penseurs isol�s; elle est aussi affirm�e, d’une mani�re peut-�tre �tonnante, par des acteurs majeurs du syst�me qui semblent �tre devenus sensibilis�s � ce sujet. Nous ne citerons que trois exemples � titre d’illustration. Un financier, en l’occurrence Claude B�b�ar, Pr�sident du Conseil de surveillance du groupe d’assurance Axa8, ose affirmer tr�s clairement : �la finance doit renoncer � sa tentation imp�riale. La finance, en particulier les march�s financiers, ne peut pr�tendre r�gir l’ensemble des relations �conomiques� (et sociales qui en d�coulent). […] Il est imp�ratif que les hommes de l’art, les dirigeants d’entreprises, les r�gulateurs et le grand public s’en souviennent.� Dans le m�me Rapport moral sur l’argent dans le monde, 2003-2004, Horst K�hler (�lu en mai 2004 nouveau Pr�sident de la R�publique f�d�rale d’Allemagne, mais � l’�poque Directeur g�n�ral du Fonds mon�taire international – FMI) plaide pour une �meilleure mondialisation�, une mondialisation qui exige une gestion politique et qui se dote d’une ��thique mondiale�, � savoir �un consensus de base reposant sur des valeurs coh�sives, des normes absolues et des convictions personnelles� (termes repris du philosophe et th�ologien Hans K�ng)9. �Il faut accorder davantage d’attention � la dimension sociale de la mondialisation�. Thierry Desmarest, Pr�sident du groupe �nerg�tique Total, est devenu lui aussi attentif � ces pr�occupations soci�tales10 : les entreprises multinationales ont, et doivent prendre, leur part de responsabilit�. Pour sa part, le groupe �s’est engag� dans cinq domaines fondamentaux� parmi lesquels �la gestion attentive de ses ressources humaines, gage de coh�sion sociale� et �son int�gration dans les communaut�s locales�. Pour l’entreprise, �il ne suffit plus de faire honn�tement du profit, il faut s’impliquer dans la r�solution des probl�mes du monde� et cette nouvelle responsabilit� passe par une collaboration ouverte entre le monde �conomique, le monde politique et la soci�t� civile.

La soci�t� civile entre en sc�ne avec un r�le majeur � jouer en raison des d�faillances relatives � la fois du march� et de l’Etat comme forces de r�gulation �conomiques et sociales acceptables. Les r�les respectifs et compl�mentaires du march� et de l’Etat sont reconnus par presque toutes les mouvances du spectre politique, mais avec des modulations diff�rentes. Les uns proposent comme r�gle g�n�rale la r�gulation marchande (le principe de solvabilit�), mais renvoient les perdants du syst�me aux bons soins de la soci�t� civile � laquelle on reconna�t un r�le de �r�paratrice des d�g�ts� engendr�s par le syst�me socio-�conomique en vigueur. La soci�t� civile s’exprime alors principalement par le biais d’organisations non gouvernementales (ONG), d’associations d’entraide charitables, religieuses ou la�ques, ou de groupes d’intervention civils divers. D’autres prennent acte des limites du couple Etat (pouvoirs publics)-march�, qui a v�cu trente ann�es d’heures �glorieuses� (de 1945 � 1974) pour y adjoindre la soci�t� civile � part enti�re, avec un r�el pouvoir, certes conquis sans proc�dure �lectorale repr�sentative. Est ainsi vis� un nouveau mod�le d’�conomie mixte de r�gulation et de gouvernance (Anthony Giddens11) qui table sur la concertation entre toutes les parties prenantes (stakeholders) du syst�me socio-�conomique. Le concept d’�conomie solidaire, d�clin� dans cette publication, vient ajouter � ce mod�le une dimension novatrice, enrichissante et originale. Elle repose sur un engagement fort de la soci�t� civile qui refuse de s’incliner, sans r�agir, devant des r�gles de gouvernance et de r�gulation qu’elle juge in�quitables.

Beno�t L�vesque utilise � ce propos la m�taphore de �m�nage � trois� (Etat-march�-soci�t� civile) et le qualifie de nouveau paradigme. Il s’agit d’un d�passement du couple Etat-march� qui a fait son temps, pour faire place non pas � un retour au �march� c�libataire�, comme le pr�nent les n�o-lib�raux, mais � une configuration plus subtile et plus d�licate de �m�nage � trois�. Cela dit, �ce m�nage � trois ne va pas de soi puisque le march�, la hi�rarchie et la soci�t� font appel � des m�canismes diff�rents: les prix pour la coordination des activit�s marchandes, le respect des r�gles pour les hi�rarchies publiques et priv�es, l’engagement volontaire pour la soci�t� civile, ce qui suppose la d�lib�ration pour l’adh�sion � un projet commun toujours � red�finir12�. De plus, ces �trois� doivent relever des d�fis bien sp�cifiques: le march� doit pr�venir ou �tre attentif aux d�fections (excluant des acteurs, non n�cessairement remplac�s par de nouveaux entrants), la hi�rarchie doit s’assurer non seulement du respect et de la rationalit� des r�gles, mais aussi de la l�gitimit� de ceux qui les d�finissent; la gouvernance de la soci�t� civile doit, elle, relever le d�fi de la solidarit� et de la loyaut�. Le fonctionnement de ce m�nage � trois suppose donc une activation forte d’un partenariat public-priv� et une concertation toujours renouvel�e, susceptibles de d�gager d’importantes synergies dans le cadre d’une �conomie plurielle (capitalisme priv�, �conomies publique et sociale ou �solidaire�).

Dans ce nouveau mod�le en �mergence, le �social� cesserait d’�tre trait� en r�sidu d’un processus essentiellement ��conomique�, ou seulement comme un co�t, une charge, mais comme un capital immat�riel, fruit d’un investissement qui am�liore le rendement global du syst�me productif. Ce capital humain est d’ailleurs logiquement un �l�ment central d’une nouvelle �conomie fond�e sur les connaissances, les savoirs et les comp�tences, disponibles ou potentielles. Le capital humain est �volutif et donc susceptible d’accompagner et d’orienter le changement, � condition de pouvoir b�n�ficier des �l�ments n�cessaires � sa mise en valeur. Il ne s’agit pas seulement de promouvoir les comp�tences individuelles, mais aussi celles des groupes sociaux, �tant entendu qu’il existe une interaction (externalit�s) entre tous les acteurs qui devraient pouvoir se fertiliser mutuellement.

En �conomie industrielle, on a imagin� des mod�les de d�veloppement et de gouvernance d�nomm�s mod�les de �coop�tition� (Nalebuff et Brandenburger, Harvard13) associant �coop�ration� et �comp�tition� dans le cadre de jeux d’alliances b�n�fiques. Il est d�s lors permis de penser que la compl�mentarit� reconnue de l’�conomique et du social, tout comme celle des formes de r�gulation publiques et marchandes, devrait �galement pouvoir s’imposer plus g�n�ralement dans la sph�re socio-�conomique et celle de la d�mocratie politique. Cette transformation soci�tale suppose certes beaucoup de bonne volont� et d’ouverture � l’alt�rit�, donc des changements de comportements, habituellement lents, mais il semble clair que la recherche de davantage de coh�sion sociale ne rel�ve plus de l’utopie et devient une n�cessit� vitale et urgente pour la soci�t�, comme le d�montre l’explosion de violences de tous ordres qui accable l’humanit� � l’heure actuelle.

Cet article est extrait de :

Engagement �thique et solidaire des citoyens dans l'�conomie : une responsabilit� pour la coh�sion sociale (Tendances de la coh�sion sociale n�12) (2004)

ISBN 92-871-5558-5, 12 € / 18 US$.

A para�tre le 15/12/2004

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R�sum�
Cet ouvrage analyse sous diff�rentes perspectives, en s'inspirant de la Strat�gie de coh�sion sociale du Conseil de l'Europe, les nouvelles formes de solidarit� et de responsabilit� �conomique que les citoyens europ�ens mettent en place pour r�pondre aux d�fis actuels li�s � la vuln�rabilit� humaine ou environnementale.
Quelques concepts et cadres juridiques �mergent ici en r�ponse � ces initiatives �thiques et solidaires, qu'il convient de lire en s’interrogeant sur une question de fond: est-il possible de redonner un sens �politique� (de polis, de bien commun, de coh�sion sociale) aux choix �conomiques individuels?


1 . Prigogine, Ilya, Le futur est-il donn�?, in Ricciardelli, Marina et Urban, Sabine, Mondialisation et soci�t�s multicuturelles, l’incertain du futur �, Presses universitaires de France, Paris, 2000, pp.11-20.

2 . Ibid., p. 20.

3 . Concept d�clin� par le Conseil de l’Europe dans le Guide m�thodologique pour l’�laboration des indicateurs de la coh�sion sociale, � para�tre en 2005.

4 . Il n’est pas fait mention ici des politiques de solidarit� sociale mises en œuvre en Union sovi�tique, en Chine ou au Japon.

5 . D�finition donn�e dans le Guide m�thodologique pour l’�laboration des indicateurs de la coh�sion sociale du Conseil de l'Europe, op. cit., � para�tre en 2005.

6 . L�vesque, B., �Fonctions de base et nouveau r�le des pouvoirs publics: vers un nouveau paradigme de l’Etat�, in Annals of Public and Cooporative Economics, vol. 74, no 4, 2003, pp. 489-513.

7 . Voir � ce sujet la contribution de John Plender in Rapport moral sur l’argent dans le monde, 2003-2004, �dit� par l’Association d’�conomie financi�re, Caisse des d�p�ts et consignations, Paris, 2004, pp. 67-74.

8 . Ibid., p. 65, �Pour une finance responsable�.

9 . Ibid., pp. 189-199, �Vers une meilleure mondialisation�.

10 . Ibid., pp.347-352, �La mise en œuvre des concepts de responsabilit� soci�tale par le groupe Total�.

11 . Giddens, Anthony, The Third Way. The Renewal of Social Democracy, Polity Press, Cambridge, 1999.

12 . L�vesque, B., op. cit., p. 498.

13 . Nalebuff, Barry et Brandenburger, Adam, Co-opetition, Doubleday Books, New-York, 1996.