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AFFAIRE AYDIN c. TURQUIE

(57/1996/676/866)

ARRÊT

STRASBOURG

25 septembre 1997

    Cet arrêt peut subir des retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts et décisions 1997, édité par Carl Heymanns Verlag KG (Luxemburger Straße 449, D-50939 Cologne) qui se charge aussi de le diffuser, en collaboration, pour certains pays, avec les agents de vente dont la liste figure au verso.

Liste des agents de vente

Belgique : Etablissements Emile Bruylant (rue de la Régence 67,
B - 1000 Bruxelles)

Luxembourg : Librairie Promoculture (14, rue Duchscher
(place de Paris), B.P. 1142, L - 1011 Luxembourg-Gare)

Pays-Bas : B.V. Juridische Boekhandel & Antiquariaat
A. Jongbloed & Zoon (Noordeinde 39, NL - 2514 GC La Haye)

SOMMAIRE1
Arrêt rendu par une grande chambre

Turquie – allégation de viol et de mauvais traitements sur la personne d'une détenue et absence d'enquête effective des autorités sur la plainte de celle-ci pour torture
I. EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES DU GOUVERNEMENT

      A. Non-épuisement des voies de recours internes

Le Gouvernement n'a pas soulevé cette exception au stade de l'examen de la recevabilité par la Commission – forclusion.
Conclusion : rejet (dix-huit voix contre trois).

      B. Abus de procédure

Le Gouvernement n'a pas non plus soulevé cette exception au stade de l'examen de la recevabilité – forclusion.
Conclusion : rejet (unanimité).
II. ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

      A. Appréciation des faits par la Cour

Rappel de la jurisprudence de la Cour quant au rôle dévolu à la Commission dans l'établissement des faits – la Cour accepte ceux établis par la Commission après avoir procédé elle-même à un examen minutieux des éléments rassemblés par la Commission – celle-ci pouvait à juste titre conclure que les éléments de preuve montraient au-delà de tout doute raisonnable que la requérante avait été détenue par les forces de sécurité et avait subi un viol et des mauvais traitements pendant sa détention.

      B. Bien-fondé du grief

Les éléments de preuve présentés montrent au-delà de tout doute raisonnable que la requérante a été violée et soumise à des mauvais traitements pendant sa garde à vue – le viol d'un détenu par un agent de l'Etat est une forme particulièrement grave et odieuse de mauvais traitement – la requérante était âgée de dix-sept ans à l'époque – elle a aussi subi d'autres souffrances physiques et mentales – expériences terrifiantes et humiliantes – l'accumulation de ces sévices, notamment le viol, est constitutive de torture – la Cour serait parvenue à la même conclusion pour chacun de ces motifs pris séparément.
Conclusion : violation (quatorze voix contre sept).
III. ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
La requérante affirme avoir été privée d'un accès effectif à un tribunal pour obtenir réparation des souffrances subies lors de sa détention en raison des insuffisances de l'enquête ouverte sur sa plainte – elle dénonce en substance les lacunes de l'enquête officielle – la Cour estime donc qu'il convient d'examiner ce grief sur le terrain de l'article 13.
Conclusion : non-lieu à examen (vingt voix contre une).
IV. ARTICLE 13 DE LA CONVENTION
Rappel de la jurisprudence de la Cour selon laquelle, lorsqu'un individu formule une allégation défendable de tortures subies aux mains d'agents de l'Etat, la notion de recours effectif implique, outre le versement d'une indemnité là où il convient, des investigations approfondies et effectives propres à conduire à l'identification et à la punition des responsables – en l'espèce, les autorités se sont contentées de mener une enquête superficielle – elles n'ont pris aucune mesure sérieuse pour établir la véracité des allégations – pas recherché de preuves confirmant les faits – les examens médicaux étaient une pure formalité et n'ont pas cherché à établir si la requérante avait été violée – pour qu'une enquête sur une allégation de viol commis en garde à vue soit approfondie et effective, il faut aussi que la victime soit examinée par des médecins compétents et indépendants – cela n'a pas été le cas en l'espèce.
Conclusion : violation (seize voix contre cinq).
V. ARTICLE 25 § 1 DE LA CONVENTION
La requérante allègue qu'elle-même et sa famille ont été harcelées et intimidées dans le cadre de sa procédure devant les institutions de la Convention – la Cour rappelle qu'il est de la plus haute importance que les requérants, déclarés ou potentiels, soient libres d'exercer leur droit de recours individuel sans que les autorités les pressent en aucune manière de retirer ou modifier leurs griefs – en l'espèce, cependant, les faits ne sont pas suffisamment établis pour conclure que la requérante ou des membres de sa famille ont été intimidés ou harcelés.
Conclusion : non-violation (unanimité).
VI. ARTICLES 28 § 1 a) ET 53 DE LA CONVENTION
Les autorités auraient failli à leurs obligations en vertu de la Convention en persistant à intimider et harceler la requérante et sa famille.
Conclusion : non-lieu à examen vu la conclusion au titre de l'article 25 (unanimité).

VII. ARTICLE 50 DE LA CONVENTION

      A. Dommage moral

Réparation accordée eu égard à la gravité de la violation de l'article 3.
Conclusion : Etat défendeur tenu de verser une certaine somme à la requérante (dix-huit voix contre trois).

      B. Frais et dépens

Demande accueillie en partie.
Conclusion : Etat défendeur tenu de verser une certaine somme à la requérante (seize voix contre cinq).

RÉFÉRENCES À LA JURISPRUDENCE DE LA COUR

18.1.1978, Irlande c. Royaume-Uni ; 9.12.1994, Les saints monastères c. Grèce ; 23.3.1995, Loizidou c. Turquie (exceptions préliminaires) ; 16.9.1996, Akdivar et autres c. Turquie ; 18.12.1996, Aksoy c. Turquie

En l'affaire Aydın c. Turquie2,
La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 51 de son règlement A3, en une grande chambre composée des juges dont le nom suit :

    MM. R. Ryssdal, président,
    R. Bernhardt,
    Thór Vilhjálmsson,
    F. Gölcüklü,
    F. Matscher,
    L.-E. Pettiti,
    B. Walsh,
    C. Russo,
    J. De Meyer,
    N. Valticos,
    Mme E. Palm,
    MM. R. Pekkanen,
    A.N. Loizou,
    Sir John Freeland,
    MM. A.B. Baka,
    M.A. Lopes Rocha,
    L. Wildhaber,
    J. Makarczyk,
    D. Gotchev,
    K. Jungwiert,
    P. Kūris,

ainsi que de MM. H. Petzold, greffier, et P.J. Mahoney, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 24 avril et 26 août 1997,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE
1.  L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 15 avril 1996, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 § 1 et 47 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »). A son origine se trouve une requête (no 23178/94) dirigée contre la République de Turquie et dont une ressortissante de cet Etat, Mme Şükran Aydın, avait saisi la Commission le 21 décembre 1993 en vertu de l'article 25.
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 a) de la Convention ainsi qu'à la déclaration du 22 janvier 1990 par laquelle la Turquie a reconnu la juridiction obligatoire de la Cour (article 46). Elle a pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si la requérante a été victime de violations des droits garantis par les articles 3, 6 et 13 de la Convention et si la Turquie a failli aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 25 § 1 de la Convention.
2.  En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 § 3 d) du règlement A, la requérante a manifesté le désir de participer à l'instance et désigné ses conseils (article 30).
Le 23 septembre 1996, conformément à l'article 30 § 1 du règlement A, le président de la chambre a autorisé Mme Françoise Hampson, professeur de droit à l'université d'Essex, à représenter, elle aussi, la requérante.
3.  La chambre à constituer comprenait de plein droit M. F. Gölcüklü, juge élu de nationalité turque (article 43 de la Convention), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 § 4 b) du règlement A). Le 27 avril 1996, celui-ci a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir M. Thór Vilhjálmsson, M. L.-E. Pettiti, M. J. De Meyer, Mme E. Palm, M. A.N. Loizou, M. D. Gotchev et M. K. Jungwiert, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 § 5 du règlement A).
4.  En sa qualité de président de la chambre (article 21 § 6 du règlement A), M. Ryssdal a consulté, par l'intermédiaire du greffier, l'agent du gouvernement turc (« le Gouvernement »), les avocats de la requérante et la déléguée de la Commission au sujet de l'organisation de la procédure (articles 37 § 1 et 38). Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu le mémoire de la requérante le 12 novembre 1996 et celui du Gouvernement le 19.

5.  Le 20 juin 1996, le président de la chambre a opposé un refus à la demande de la requérante, formulée en vertu de l'article 27 du règlement A, en vue de bénéficier lors de l'audience de l'interprétation vers une langue non officielle, étant donné que deux de ses représentants utilisent l'une des langues officielles de la Cour.
6.  Le 2 septembre 1996, le président de la chambre a autorisé Amnesty International à soumettre des observations écrites sur certains aspects précis de l'affaire (article 37 § 2 du règlement A). Celles-ci sont parvenues au greffe le 4 novembre 1996 et ont été transmises aux avocats de la requérante, à l'agent du Gouvernement et à la déléguée de la Commission, qui n'ont formulé aucun commentaire à leur sujet.
7.  Par des lettres des 1er, 7 et 18 novembre 1996, les avocats de la requérante ont informé le greffier qu'ils étaient inquiets des pressions auxquelles les autorités soumettaient la requérante et sa famille pour l'amener à se rendre à Istanbul en vue d'y subir un examen médical. Ils demandaient à la Cour d'indiquer au Gouvernement, en vertu de l'article 36 du règlement A, que les autorités devaient donner pour instructions aux fonctionnaires en poste à Derik et dans les environs de ne pas se mettre en rapport avec la requérante pour quelque question que ce soit liée à sa requête ou aux événements ayant motivé celle-ci.
8.  Par une lettre du 23 novembre 1996, l'agent du Gouvernement a informé le greffier que ses autorités niaient que la requérante ait fait l'objet de mesures d'intimidation ou de pressions et que cette dernière n'était pas obligée de subir un nouvel examen médical. Les observations du Gouvernement ont été communiquées aux avocats de l'intéressée par une lettre du 23 novembre 1996.
9.  Ainsi que le président en avait décidé, les débats se sont déroulés en public le 22 janvier 1997, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.

Ont comparu :
– pour le Gouvernement
MM. A. Gündüz, professeur de droit international,
université de Marmara, agent,
A.S. Akay, ministère des Affaires étrangères, conseil,
M. Özmen, ministère des Affaires étrangères,
Mmes M. Gülşen, ministère des Affaires étrangères,
A. Emüler, ministère des Affaires étrangères,
MM. A. Kaya, ministère de la Justice,
A. Kurudal, ministère de l'Intérieur,
O. Sever, ministère de l'Intérieur, conseillers ;
– pour la Commission
Mme J. Liddy, déléguée ;
– pour la requérante
Mme F. Hampson, université d'Essex,
MM. K. Boyle, Barrister-at-Law, conseils,
O. Baydemir, conseiller.

La Cour a entendu en leurs déclarations Mme Liddy, Mme Hampson, M. Gündüz et M. Özmen.
10.  A la suite des délibérations du 19 février 1997, la chambre a décidé de se dessaisir avec effet immédiat au profit d'une grande chambre (article 51 § 1 du règlement A).
11.  La grande chambre à constituer comprenait de plein droit M. Ryssdal, président de la Cour, et M. R. Bernhardt, vice-président, les autres membres de la chambre originaire ainsi que les trois suppléants de celle-ci, MM. J. Makarczyk, M.A. Lopes Rocha et L. Wildhaber (article 51 § 2 a) et b) du règlement A). Le 25 février 1997, le président a tiré au sort en présence du greffier le nom des huit juges supplémentaires appelés à compléter la grande chambre, à savoir M. F. Matscher, M. B. Walsh, M. C. Russo, M. N. Valticos, M. R. Pekkanen, Sir John Freeland, M. A.B. Baka et M. P. Kūris, (article 51 § 2 c)).
12.  Après avoir consulté l'agent du Gouvernement, les représentants de la requérante et la déléguée de la Commission, la grande chambre a décidé le 24 avril 1997 qu'il n'y avait pas lieu de tenir une nouvelle audience à la suite du dessaisissement de la chambre (article 38 combiné avec l'article 51 § 6 du règlement A).
EN FAIT

    1. La requérante

13.  La requérante, Mme Şükran Aydın, est une ressortissante turque d'origine kurde née en 1976. A l'époque des faits, elle était âgée de dix-sept ans et vivait avec ses parents dans le village de Tasit, situé à dix kilomètres
environ de la ville de Derik, où se trouve la gendarmerie du district. Elle n'avait jamais quitté son village avant les événements se trouvant à l'origine de sa requête à la Commission.

    2. La situation dans le Sud-Est de la Turquie

14.  Depuis 1985 environ, de graves troubles font rage dans le Sud-Est de la Turquie, entre les forces de sécurité et les membres du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan). Ce conflit a, d'après le Gouvernement, coûté jusqu'ici la vie à 4 036 civils et 3 884 membres des forces de sécurité.
A l'époque de l'examen de l'affaire par la Cour, dix des onze provinces du Sud-Est de la Turquie étaient soumises à l'état d'urgence depuis 1987.
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
15.  Les faits de la cause sont controversés.

    A. Détention de la requérante

16.  Selon la requérante, un groupe de personnes composé de gardes de village et d'un gendarme arriva dans son village le 29 juin 1993. Elle estime que cela se produisit aux environs de 17 heures, mais la Commission, se fondant sur les souvenirs du père et de la belle-sœur de l'intéressée, pense qu'il est plus vraisemblable que cet événement eut lieu dans la matinée du 29 juin, vers 6 heures.
17.  Quatre personnes du groupe vinrent dans la maison de ses parents et interrogèrent les membres de sa famille au sujet de visites qu'ils y auraient récemment reçues de membres du PKK (paragraphe 14 ci-dessus). Ces personnes menacèrent et insultèrent sa famille. La requérante fut ensuite conduite avec ses proches sur une place du village, où ils furent rejoints par d'autres villageois également tirés hors de chez eux par la force.
18.  La requérante, son père, Seydo Aydın, et sa belle-sœur, Ferahdiba Aydın, furent séparés du groupe de villageois. On leur banda les yeux et on les conduisit à la gendarmerie de Derik.
19.  Le Gouvernement conteste la thèse de la requérante selon laquelle elle aurait été placée en détention avec deux de ses proches dans les circonstances précitées. Dans son témoignage oral devant les délégués de la Commission qui entendirent des témoins à Ankara du 12 au 14 juillet 1995 (paragraphe 40 ci-dessous), M. Musa Çitil, qui commandait la gendarmerie de Derik en 1993, déclara qu'il n'y avait eu ce jour-là aucune opération dans le village ou aux abords immédiats de celui-ci et qu'aucun incident n'avait été signalé. En outre, le Gouvernement conteste le récit de la requérante en
faisant valoir que les témoignages présentent des incohérences quant à la date de l'incident et au nombre de gardes de village impliqués et que l'intéressée et sa famille n'ont reconnu aucun de ces gardes, alors qu'ils devaient être originaires de villages environnants.

    B. Traitement de la requérante pendant sa détention

20.  L'intéressée allègue qu'à son arrivée à la gendarmerie, elle fut séparée de son père et de sa belle-sœur. A un moment donné, elle fut conduite à l'étage dans une pièce qu'elle dénomma ultérieurement la « chambre de torture ». Elle y fut dévêtue, placée dans un pneu de voiture que l'on fit tourner longuement. Elle fut frappée et arrosée avec de puissants jets d'eau froide. Plus tard, on la conduisit dans une salle d'interrogatoire, vêtue mais les yeux bandés. La porte fermée à clé, un individu en uniforme militaire lui arracha ses vêtements, la renversa sur le dos et la viola. Lorsqu'il la relâcha, elle ressentait de vives douleurs et était couverte de sang. On lui ordonna de se rhabiller et on la conduisit dans une autre pièce. Selon la requérante, on la ramena ensuite dans la pièce où elle avait été violée. Elle fut frappée pendant une heure environ par plusieurs personnes qui l'avertirent qu'elle ne devait parler à personne de ce qu'elle avait subi.
21.  Le Gouvernement met en cause la crédibilité du récit de la requérante. Il fait remarquer que le registre des gardes à vue de la gendarmerie de Derik ne comporte aucune mention de personnes détenues le 29 juin 1993. Si la requérante et des membres de sa famille avaient été placés en garde à vue ce jour-là, le gendarme de service aurait suivi la procédure adéquate et consigné les renseignements dans le registre. Le commandant de la gendarmerie et le gendarme de permanence à l'époque ont été entendus à titre de témoins par les délégués de la Commission et tous deux ont confirmé que personne n'avait été placé en garde à vue à cette date. De plus, les interrogatoires de terroristes présumés n'avaient jamais lieu à la gendarmerie de Derik, mais à celle de Mardin. Le Gouvernement juge également révélateur que la requérante n'ait pas reconnu les lieux sur les photographies qui lui en ont été montrées. En outre, il souligne plusieurs incohérences dans la manière dont la requérante a rendu compte du viol et des agressions présumés devant le procureur et l'Association de défense des droits de l'homme de Diyarbakır (paragraphe 23 ci-dessous).

    C. Fin de la détention

22.  D'après la requérante, elle aurait quitté la gendarmerie, avec son père et sa belle-sœur, le 2 juillet 1993 ou aux alentours de cette date. Des membres des forces de sécurité les auraient conduits dans la montagne, où

ils leur auraient demandé où se trouvaient les caches du PKK, puis relâchés séparément. La requérante rentra seule dans son village.
Le Gouvernement soutient que la manière dont la requérante décrit sa libération affaiblit aussi la crédibilité de ses allégations. En effet, il aurait été extrêmement naïf de la part des forces de sécurité de la conduire avec des membres de sa famille dans un endroit se trouvant à dix minutes de Tasit, après trois jours de détention, pour leur demander où se trouvaient les terroristes.

    D. Enquête sur la plainte de la requérante

23.  Le 8 juillet 1993, la requérante se rendit avec son père et sa belle-sœur à Derik, au bureau du procureur, M. Bekir Özenir, pour porter plainte au sujet des traitements qu'ils prétendaient avoir subi lors de leur détention. Le procureur enregistra leurs trois déclarations. L'intéressée affirmait avoir été torturée, car frappée et violée ; son père et sa belle-sœur soutenaient tous deux avoir été torturés. D'après la requérante, dans sa déclaration du 15 juillet 1993 à l'Association de défense des droits de l'homme de Diyarbakır, remise sans date à la Commission avec sa requête, elle a confirmé sa version des faits.

    1. Examen médical de la requérante

24.  Tous trois furent adressés le jour même au Dr Deniz Akkuş, à l'hôpital public de Derik. Le procureur avait demandé au Dr Akkuş de constater les éventuelles marques de coups et de violences physiques sur les personnes de Seydo et de Ferahdiba et d'examiner la requérante afin d'établir si elle était vierge et si elle présentait des traces de violences physiques ou de blessures.
Dans son rapport du 8 juillet 1996 sur la requérante, le Dr Akkuş, qui ne s'était jamais occupé de cas de viol, déclara que l'hymen était déchiré et que les faces internes des cuisses étaient couvertes de contusions. Il ne pouvait dater la rupture de l'hymen, n'étant pas compétent en ce domaine, ni émettre d'hypothèse quant à la cause des contusions. Il consigna dans d'autres rapports que le corps du père de la requérante et celui de sa belle-sœur présentaient des blessures.
25.  Le 9 juillet 1993, le procureur adressa la requérante à l'hôpital public de Mardin pour qu'elle y subisse un examen en vue d'établir si elle avait perdu sa virginité et, si oui, depuis quand. Elle y fut examinée par le Dr Ziya Çetin, gynécologue. Selon le rapport établi par celui-ci le même jour, la défloration s'était produite plus d'une semaine auparavant. Il n'effectua pas de prélèvement et ne consigna dans son rapport ni le récit de la requérante ni son avis sur la compatibilité des résultats de son examen avec ce récit. Il ne se prononça pas sur les contusions constatées sur la face interne des cuisses car il était spécialiste en gynécologie et obstétrique et n'examinait pas souvent de victimes de viol.
26.  Le 12 août 1993, le procureur entendit une nouvelle fois la requérante, qui s'était entre-temps mariée. Le même jour, il adressa celle-ci à la maternité de Diyarbakır en demandant qu'il soit établi si elle avait perdu sa virginité et, si oui, depuis quand. Le rapport médical rédigé le 13 août 1993 confirma les constatations antérieures du Dr Çetin (paragraphe 25 ci-dessus) : l'hymen était déchiré mais, au bout de sept à dix jours, il était impossible de dire à quelle date précise s'était produite la défloration.

    2. Autres mesures d'enquête

27.  Le 13 juillet 1993, le procureur écrivit à la gendarmerie de Derik pour demander si la requérante, son père et sa belle-sœur y avaient été placés en garde à vue et, si oui, des précisions sur la date et la durée de la détention, ainsi que les noms des personnes ayant procédé aux interrogatoires. Par un courrier du 14 juillet 1993, le commandant de la gendarmerie, M. Musa Çitil, répondit que ces personnes n'avaient pas été placées en garde à vue. Le 21 juillet 1993, il fournit une copie du registre des gardes à vue pour l'année 1993. Six noms seulement y figuraient.
28.  Le 22 juillet 1993, le procureur demanda par écrit à la gendarmerie de Derik de lui adresser, pour vérification, le registre des gardes à vue pour les mois de juin et juillet 1993. Aucune mention n'y était inscrite pour ces deux mois.
29.  Le procureur envoya le dossier de la requérante à l'Institut de médecine légale d'Ankara. Par une lettre du 22 décembre 1993, l'officier-enquêteur demanda que la requérante s'y rende pour subir un examen.
30.  Le 18 janvier, puis le 17 février 1994, le procureur demanda par écrit au directeur de la sûreté de Derik d'amener la requérante au bureau du procureur général. Dans un courrier de relance du 18 avril 1994, le procureur indiqua que ses précédentes lettres étaient restées sans réponse. Par un courrier du 13 mai 1994, il fit savoir au directeur de la sûreté de Derik que la requérante, son père et sa belle-sœur devaient se présenter à son bureau.
31.  Dans un rapport daté du 13 mai 1994, en réponse à une demande de renseignements du 9 mai 1994, le procureur informa le bureau du procureur général de Mardin qu'il n'existait aucun élément de nature à fonder les griefs de la requérante, mais que l'enquête suivait son cours.
32.  Le 18 mai 1994, le procureur de Derik enregistra deux nouvelles déclarations du père de la requérante confirmant la version qu'il avait antérieurement donnée des événements survenus le 29 juin 1993. Le père déclara également que la requérante et son mari avaient quitté le district en mars 1994 pour chercher du travail ailleurs et qu'il ignorait leur adresse.

33.  Le 19 mai 1994, le procureur, M. Bekir Özenir, interrogea M. Harun Aca, ancien militant du PKK. Ce dernier allégua que les membres du PKK utilisaient la maison de la requérante pour s'y cacher et qu'elle avait eu des relations sexuelles avec deux d'entre eux aux alentours des mois d'avril et mai 1993.
34.  Le 25 mai 1995, après que la Commission eut déclaré recevable la requête de l'intéressée, un procureur, M. Cahit Canepe, enregistra une déclaration de M. Ali Kocaman, qui avait commandé la gendarmerie de Derik de 1992 à 1994. Ce dernier, qui reconnut souffrir de pertes de mémoire par suite d'un accident de la route, déclara qu'il ne se souvenait d'aucun cas de viol ou de torture à la date en question et nia toute participation à de tels actes.

    E. Allégation d'entrave au droit de recours individuel de la requérante

35.  La requérante allègue également qu'elle-même et sa famille ont fait l'objet de mesures d'intimidation et de harcèlement après la communication, par la Commission, de sa requête au Gouvernement et, notamment, à la suite de la décision de la Commission de l'inviter à témoigner oralement. Le procureur n'a cessé de demander son adresse à son père, ce qu'a également fait la police à quelques reprises. Par ailleurs, elle-même et son mari ont été fréquemment convoqués au commissariat de police sans raison apparente, des perquisitions ont été effectuées à leur domicile (une première fois avant le 19 octobre 1995 puis les 1er et 8 novembre 1995) et ils ont été interrogés au sujet de la requête qu'elle avait présentée à la Commission. Elle a également été contrainte de signer une déclaration dont elle ignore le contenu. En outre, les 14 et 18 décembre 1995 ou aux alentours de ces dates, son mari a été arrêté. La première fois, trois policiers lui ont administré des gifles, des coups de pied et de violents coups de matraque, lui cassant une dent. La deuxième fois, il a de nouveau été violemment frappé par les trois mêmes policiers.
36.  La requérante allègue en outre que le 16 janvier 1996, elle-même, son mari, son père et son beau-père ont été convoqués au commissariat de police de Derik, d'où ils ont été envoyés chez le procureur. Celui-ci leur a montré la déclaration faite par le mari de la requérante le 19 octobre 1995 et les a interrogés à ce sujet. Il a demandé au mari de la requérante si la police tentait de les intimider, ce à quoi ce dernier a répondu « oui ». Le mari de la requérante a déclaré avec force que, même s'ils n'avaient pas été maltraités à cette occasion, ils s'étaient tous sentis intimidés par le simple fait d'être convoqués par la police, et que les descentes constantes de celle-ci à leur domicile rendaient leur situation très difficile. La requérante mentionne également des mesures de harcèlement, notamment des jets de pierres sur la maison de son beau-père, que des voisins attribuent aux forces de sécurité.
37.  La Commission a invité le Gouvernement à répondre à ces allégations. Par un courrier et des observations datés du 12 janvier 1996, le Gouvernement a invoqué la procédure pénale turque, qui fait obligation aux procureurs d'enquêter sur les circonstances des infractions, ce qui nécessite la recherche et l'audition de témoins. A cet égard, les policiers jouent le rôle d'assistants auprès des procureurs. Le procureur qui a conduit l'enquête déclenchée par la plainte de la requérante et de son père, ainsi que les policiers qui ont agi sous son autorité, ont pris contact avec la requérante et son père dans le seul but d'enquêter sur les faits allégués et de réunir les éléments de preuve. Le Gouvernement soutient que les dépositions recueillies par le procureur ne révèlent l'existence d'aucune pression, et qu'il était dans l'intérêt de la requérante que des preuves supplémentaires soient réunies. Selon lui, les allégations d'intimidation et de harcèlement ne sont pas fondées, les déclarations fournies par les représentants de la requérante ayant été recueillies dans un cadre extrajudiciaire et leur authenticité étant contestée. Le Gouvernement a présenté une lettre du ministère de l'Intérieur (service de la gendarmerie), certifiant qu'aucune perquisition n'avait eu lieu au domicile de la requérante et que le but de la visite des policiers chez Seydo Aydın était de transmettre à la requérante sa convocation à l'audition de la Commission. Constatant l'absence de l'intéressée, ils se sont enquis de son adresse auprès de son père, ce qui n'a comporté aucune persécution. Dans une déclaration antérieure du 16 juin 1995, le Gouvernement avait catégoriquement rejeté les premières allégations de harcèlement formulées par le père de la requérante, affirmant qu'elles s'inscrivaient dans une campagne destinée à influencer le déroulement de la procédure et les auditions de témoins.
38.  Lors de l'audition des témoins par les délégués de la Commission à Strasbourg, le 18 octobre 1995, l'agent du Gouvernement a répondu aux allégations faites oralement par le représentant de la requérante au sujet des interrogatoires incessants dont le père de l'intéressée aurait fait l'objet. Il a déclaré que le gouvernement turc se devait de faciliter la procédure devant la Commission et d'en informer la requérante. Afin d'éviter tout problème de non-comparution ou les dépenses inutiles qu'aurait entraînées un voyage à Strasbourg au cas où la requérante n'aurait pas eu l'intention de répondre à la convocation, il fallait obtenir son adresse de son père, ce qui explique qu'on lui ait continuellement demandé où vivait sa fille. Solliciter cette information de son père ne pouvait pas, à son sens, être considéré comme une mesure de harcèlement.

    F. Appréciation des preuves par la Commission et constatations de fait de celle-ci

39.  Les autorités nationales n'étant parvenues à aucune constatation de fait concernant la plainte de la requérante, la Commission a procédé à l'évaluation des preuves et établi les faits en se fondant sur :
1. les observations écrites et orales sur la recevabilité et le bien-fondé de la requête ;
2. les dépositions fournies oralement par huit témoins à trois délégués de la Commission qui s'étaient rendus à Ankara du 12 au 14 juillet 1995  ;
3. la déposition orale de la requérante enregistrée à Strasbourg par ces délégués le 19 octobre 1996 ;
4. des comptes rendus rédigés par trois médecins ayant examiné la requérante séparément à la demande du procureur les 8 juillet, 9 juillet et 13 août 1993 ; un rapport sur les conclusions contenues dans ces comptes rendus demandé par les représentants de la requérante à un médecin anglais (daté du 7 juillet 1995) ; un rapport du 13 octobre 1995 rédigé par des professeurs de la faculté de médecine de l'université de Hacettepe, en Turquie, contestant les conclusions du médecin anglais ;
5. des documents et déclarations de la requérante et de témoins, plans et film vidéo de la gendarmerie de Derik et du registre original des gardes à vue pour l'année 1993.
40.  Les constatations de la Commission peuvent se résumer ainsi :
1. S'il est vrai que les déclarations de la requérante présentent des incohérences quant à l'heure d'arrivée des gardes de village à Tasit et qu'elle n'a pas reconnu la gendarmerie de Derik quand des photographies lui en ont été montrées, cela n'affecte pas sa crédibilité. L'heure d'arrivée qu'elle a indiquée concordait dans l'ensemble avec le témoignage de son père et il est vraisemblable qu'elle s'était fiée à celui-ci pour l'identification de la gendarmerie.
2. Il existe des doutes sérieux quant à la fiabilité du registre des gardes à vue pour la période considérée. Les délégués de la Commission ont pu examiner le registre de 1993 et ont constaté que le total de sept mentions pour l'ensemble de l'année représente une chute de 90 % par rapport aux années précédentes. Les explications fournies par le commandant de la gendarmerie de Derik ainsi que par le gendarme de service au sujet de cette chute laissent à désirer. La Commission a conclu :

    « (...) le témoignage de ces gendarmes sur les moyens et les pratiques concernant les placements en garde à vue au cours de l'année 1993 est plus que contestable. A son sens, de sérieux doutes subsistent quant à l'exactitude des données consignées dans le registre de la gendarmerie sur les personnes placées en garde à vue au cours de l'année 1993. Dès lors, la Commission estime que l'absence de toute confirmation officielle de la garde à vue de la requérante ne constitue pas un élément de preuve suffisant pour discréditer le récit de l'intéressée et de son père, qu'elle juge crédible et, dans l'ensemble, cohérent. » (paragraphe 172 du rapport de la Commission)

3. Alors que le commandant de la gendarmerie de Derik et le gendarme de service n'avaient pas mentionné l'existence d'un sous-sol ou d'une cave lors de leur description du bâtiment, on voit clairement sur un film vidéo du bâtiment et un plan des locaux qu'il existe bien un sous-sol, utilisé comme zone de sécurité et comportant deux pièces de garde à vue et un bureau.
4. Compte tenu des témoignages et du comportement de la requérante devant les délégués et des rapports médicaux dressés par les Drs Akkuş et Çetin et le médecin de la maternité de Diyarbakır, la Commission considère comme établi que, durant sa garde à vue à la gendarmerie de Derik, l'intéressée

    « (...) a eu les yeux bandés, a été frappée, dévêtue, placée à l'intérieur d'un pneu et arrosée de violents jets d'eau, et violée. Il paraît vraisemblable que la requérante a été soumise à de tels traitements parce qu'elle-même ou des membres de sa famille étaient soupçonnés de collaborer avec des membres du PKK, l'objectif étant d'obtenir des informations et/ou de dissuader sa famille et d'autres villageois de s'impliquer dans des activités terroristes ». (paragraphe 180 du rapport de la Commission)

5. La Commission a examiné le grief de la requérante selon lequel elle aurait subi dans son chef une atteinte au droit de recours individuel, d'après elle avant novembre 1996 (paragraphes 35-38 ci-dessus). A cet égard, la Commission est convaincue que la requérante et sa famille se plaignent avec sincérité de harcèlement et d'intimidation (paragraphe 215 du rapport de la Commission). Considérant la réponse peu satisfaisante apportée par le Gouvernement à la plainte de la requérante, la Commission conclut que cette dernière et sa famille

    « (...) ont subi une pression considérable de la part des autorités dans des conditions risquant de compromettre leur participation à la procédure devant la Commission, ce qui a rendu plus difficile l'exercice par la requérante du droit de recours individuel ». (paragraphe 217 du rapport de la Commission)

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

    A. Le code pénal turc

41.  Le code pénal turc érige en infraction le fait :
– de priver arbitrairement un individu de sa liberté (article 179 en général et article 181 pour les fonctionnaires) ;
– de proférer des menaces (article 191) ;
– de soumettre un individu à la torture ou à des mauvais traitements (articles 243 et 245 respectivement) ;
– de commettre un viol (article 416 visant les personnes âgées de plus de quinze ans).

    B. Le code turc de procédure pénale

42.  Aux termes de l'article 153 du code turc de procédure pénale, le procureur doit ouvrir une enquête sur les infractions pénales qui lui sont rapportées. Il doit procéder aux recherches tendant à identifier les auteurs des infractions, entendre les témoins, enregistrer les déclarations des suspects, émettre des mandats de recherche, etc.
L'article 154 dudit code autorise le procureur à mener une enquête préliminaire soit directement soit avec l'aide de la police.
En vertu de l'article 163, le procureur peut engager des poursuites s'il considère que les preuves justifient l'inculpation du suspect. S'il apparaît que les preuves ne sont pas suffisantes pour cela, il peut clore l'enquête. Toutefois, le procureur n'est autorisé à classer l'affaire sans suite que dans un seul cas : lorsque les preuves sont à l'évidence insuffisantes. Conformément à l'article 165, un plaignant peut faire appel de la décision du procureur de ne pas engager de poursuites.
43.  Le décret no 285 modifie l'application de la loi no 3713 de 1981, relative à la lutte contre le terrorisme, dans les régions où règne l'état d'urgence. En conséquence, la décision de poursuivre des membres de l'administration ou des forces de sécurité ne relève plus du procureur mais de conseils administratifs locaux.
Ces conseils se composent de fonctionnaires. Leurs décisions sont susceptibles de recours devant le Conseil d'Etat ; le classement sans suite est automatiquement susceptible d'un recours de ce type. Si l'auteur de l'infraction est un membre des forces armées, il relève de la compétence des juridictions militaires et doit être jugé conformément aux dispositions de l'article 152 du code de justice militaire.

    1. Responsabilité administrative

44.  L'article 125 de la Constitution turque énonce :

    « Tout acte ou décision de l'administration est susceptible d'un contrôle juridictionnel (...)
    L'administration est tenue de réparer tout dommage résultant de ses actes et mesures. »

45.  La disposition précitée ne souffre aucune restriction, même en cas d'état d'urgence ou de guerre. Le second alinéa ne requiert pas forcément la preuve de l'existence d'une faute de l'administration, dont la responsabilité revêt un caractère absolu et objectif fondé sur la théorie du « risque social ». L'administration est donc tenue d'indemniser quiconque est victime d'un préjudice résultant d'actes commis par des personnes non identifiées ou des terroristes, lorsque l'on peut dire que l'Etat a manqué à son devoir de maintenir l'ordre et la sûreté publique, ou à son obligation de protéger la vie ou les biens d'un individu.
46.  Ce principe de la responsabilité administrative s'exprime à l'article 1 additionnel à la loi no 2935 du 25 octobre 1983 sur l'état d'urgence, ainsi libellé :

    « (...) les actions en réparation touchant l'exercice des pouvoirs conférés par la présente loi doivent être engagées contre l'administration devant les juridictions administratives. »
    2. Responsabilité civile

47.  Tout acte illégal commis par un fonctionnaire, qu'il s'agisse d'une infraction pénale ou d'un délit civil, provoquant un dommage matériel ou moral, peut donner lieu à une action en réparation devant les juridictions civiles de droit commun. En vertu de l'article 41 du code civil, toute personne victime d'un dommage peut demander réparation à l'auteur présumé de l'infraction qui lui a porté préjudice en commettant un acte illégal, que ce soit délibérément, par négligence ou par imprudence. En vertu des articles 46 et 47, les juridictions civiles peuvent accorder réparation au titre des préjudices matériels ou moraux respectivement.
III. TEXTES INTERNATIONAUX

    A. Convention des Nations unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

48.  L'article 13 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, adoptée par les Nations unies le 10 décembre 1984, dispose que tout Etat partie

    « assure à toute personne qui prétend avoir été soumise à la torture sur tout territoire sous sa juridiction le droit de porter plainte devant les autorités compétentes dudit Etat qui procéderont immédiatement et impartialement à l'examen de sa cause. Des mesures seront prises pour assurer la protection du plaignant et des témoins contre tout mauvais traitement ou toute intimidation en raison de la plainte déposée ou de toute déposition faite ».

L'article 12 de ladite Convention prévoit que tout Etat partie veille à ce que

    « les autorités compétentes procèdent immédiatement à une enquête impartiale chaque fois qu'il y a des motifs raisonnables de croire qu'un acte de torture a été commis sur tout territoire sous sa juridiction. »
    B. Déclarations publiques adoptées par le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants

49.  Dans sa déclaration publique relative à la Turquie adoptée le 15 décembre 1992 (CPT/inf (93) 1), le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (« CPT ») a conclu après trois visites en Turquie :

    « A la lumière de toutes les informations en sa possession, le CPT ne peut que conclure que la pratique de la torture et d'autres formes de mauvais traitements graves de personnes détenues par la police reste largement répandue en Turquie (...) » (paragraphe 21)

Le CPT a souligné les termes « personnes détenues par la police ». En effet, il a entendu moins d'allégations – et mis en évidence moins de données médicales – en relation avec des tortures ou d'autres formes de mauvais traitements graves prémédités par des membres de la gendarmerie (paragraphe 24). Il a estimé que « le phénomène de la torture et d'autres formes de mauvais traitements des personnes privées de liberté en Turquie concerne, à l'heure actuelle, principalement la police (et, dans une moindre mesure, la gendarmerie). Il y a tout lieu de croire que c'est là un problème profondément enraciné » (paragraphe 25).
50.  Dans sa deuxième déclaration publique, datant du 6 décembre 1996, le CPT constate que quelques progrès ont été accomplis dans la mise en œuvre des remèdes qu'il avait préconisés mais que « la traduction des paroles dans des actes prend un temps considérable » (paragraphe 2).
Il y note que, lors de visites effectuées en Turquie en 1996, ses délégations ont trouvé des preuves manifestes que la police turque pratiquait la torture et d'autres formes de mauvais traitements graves (paragraphe 2). Il conclut que les informations dont il dispose

    « (...) démontrent que le recours à la torture et à d'autres formes de mauvais traitements graves continue d'être chose fréquente dans les postes de police en Turquie. Tenter – comme d'aucuns ont coutume de le faire – de présenter la question comme un problème d'actes isolés pouvant être commis dans n'importe quel pays, serait se mettre en contradiction flagrante avec les faits ».(paragraphe 10)
    C. Thèses d'Amnesty International

51.  Dans ses observations écrites à la Cour (paragraphe 6 ci-dessus), Amnesty International indique que le viol d'une détenue par un agent de l'Etat en vue notamment de lui extorquer des renseignements ou des aveux ou bien l'humiliation, la punition ou l'intimidation de la victime sont considérés comme des actes de torture dans les interprétations contemporaines des normes en matière de droits de l'homme. Cette organisation renvoie à cet égard à la décision Fernando and Raquel Mejia v. Peru rendue le 1er mars 1996 par la Commission interaméricaine des droits de l'homme (rapport no 5/96, affaire 10 970) en vertu de l'article 5 de la Convention américaine relative aux droits de l'homme, ainsi qu'aux comptes rendus du Rapporteur spécial des Nations unies sur la torture et au fait que le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie a approuvé des actes d'accusation pour torture fondés sur des allégations de viol de femmes détenues.
Amnesty International attire également l'attention sur les normes juridiques actuellement appliquées sur le plan international aux allégations de viol émanant de détenus, notamment sur les articles 11 et 12 de la Convention des Nations unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, adoptée en 1984 (paragraphe 48 ci-dessus).

PROCÉDURE DEVANT LA COMMISSION
52.  Dans sa requête du 21 décembre 1993 à la Commission (no 23178/94), Mme Aydın se plaignait d'avoir subi des mauvais traitements et d'avoir été violée, ce qu'elle considère comme des actes de torture interdits par l'article 3 de la Convention, et d'avoir été privée du droit de recours à un tribunal, garanti par l'article 6. Elle dénonçait également l'absence de recours interne effectif pour faire redresser les atteintes à ses droits, au mépris de l'article 13.

53.  La Commission a retenu la requête le 28 novembre 1994. Dans son rapport du 7 mars 1996 (article 31), elle exprime l'avis qu'il y a eu violation de l'article 3 de la Convention (vingt-six voix contre une), qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention (dix-neuf voix contre huit), qu'aucune question distincte ne se pose sur le terrain de l'article 13 de la Convention (dix-neuf voix contre huit) et que la Turquie n'a pas respecté les obligations qui lui incombent en vertu de l'article 25 § 1 de la Convention (vingt-cinq voix contre deux). Le texte intégral de son avis et des trois opinions séparées dont il s'accompagne figure en annexe au présent arrêt4.
CONCLUSIONS PRÉSENTÉES À LA COUR
54.  Dans son mémoire et ses observations orales devant la Cour, le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes et de l'abus du droit de recours individuel. A titre subsidiaire, il demande à la Cour de conclure que les allégations de la requérante étaient infondées.
La requérante, pour sa part, prie la Cour de dire qu'elle a été victime de violations des articles 3, 6, 13 et 25 de la Convention et que le Gouvernement n'a pas respecté les obligations qui lui incombent en vertu des articles 28 § 1 a) et 53 de la Convention. Elle sollicite également une satisfaction équitable au titre de l'article 50 de la Convention.
EN DROIT
I. SUR LES EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES DU GOUVERNEMENT

    A. Exception de non-épuisement des voies de recours internes

55.  Dans son mémoire, le Gouvernement demande à la Cour de rejeter les griefs de la requérante au motif qu'elle n'aurait pas utilisé normalement les recours internes effectifs que le droit turc lui offrait. Il critique la décision de la Commission de déclarer la requête recevable alors que l'intéressée n'a même pas tenté d'engager devant les juridictions civiles ou administratives une action en indemnisation des dommages qu'elle a prétendument subis en détention (paragraphes 44-47 ci-dessus).
56.  Pour étayer sa thèse selon laquelle les griefs devraient être déclarés irrecevables, le Gouvernement accorde une grande importance au fait qu'à l'époque où l'intéressée a soumis sa requête à la Commission, le procureur avait ouvert une enquête sur ses allégations, laquelle se poursuivait d'ailleurs activement. La décision de la Commission de retenir la requête puis son avis sur le fond ne tiendraient aucunement compte des mesures prises actuellement en vertu du code turc de procédure pénale (paragraphes 42-43 ci-dessus) afin d'établir si la version de la requérante quant aux faits survenus à l'époque était véridique, et seraient contraires au principe de subsidiarité qui fonde le système de la Convention.
57.  La déléguée de la Commission rappelle à la Cour que, conformément à sa procédure habituelle, la Commission a invité le Gouvernement à soumettre ses observations sur la recevabilité de la requête. Celui-ci n'ayant pas répondu, il échet maintenant de le considérer comme forclos à contester la recevabilité des griefs soumis à la Cour.
58.  La Cour partage le point de vue de la déléguée de la Commission. Elle relève que, comme l'indique la décision de la Commission sur la recevabilité, le Gouvernement a en fait bénéficié d'un allongement du délai accordé pour soumettre des observations sur la recevabilité. Malgré cela, il n'a formulé aucune remarque à ce sujet. Il se trouve donc forclos à soulever devant la Cour des exceptions portant sur la recevabilité de la requête (voir l'arrêt Loizidou c. Turquie du 23 mars 1995 (exceptions préliminaires), série A no 310, p. 19, § 44).

    B. Exception d'abus de procédure

59.  En liaison avec sa première exception, le Gouvernement affirme que les griefs allégués sont une pure fiction et que la requête adressée aux institutions de Strasbourg a été délibérément rédigée à l'initiative de certaines associations hostiles à la politique gouvernementale dans le Sud-Est de la Turquie, afin de tourner les recours nationaux et l'exigence de la Convention y afférente. La requête aurait en fait été présentée dans un but de propagande, pour dénigrer la Turquie en accréditant l'idée que les recours internes seraient dénués d'efficacité.
60.  Comme pour la première exception préliminaire, la Cour estime qu'il faut considérer le Gouvernement comme forclos à soulever la seconde à ce stade car il ne l'a pas formulée au stade de l'examen de la recevabilité par la Commission.

61.  Il y a donc lieu de rejeter les exceptions préliminaires du Gouvernement. La Cour procédera à l'examen au fond des griefs de la requérante.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

    A. Etablissement des faits

62.  La Commission estime que les éléments de preuve qu'elle a attentivement examinés (paragraphe 40 ci-dessus) corroborent le récit qu'a fait la requérante des événements survenus selon elle entre le 29 juin et le 1er juillet 1993. L'intéressée prie la Cour d'accepter les faits établis par la Commission, tandis que le Gouvernement conteste la manière dont cette dernière a évalué les preuves en sa possession et critique vigoureusement ses conclusions.

    B. Arguments des comparants
    1. La Commission

63.  La déléguée a souligné devant la Cour que la Commission était parvenue à ses conclusions à l'issue d'un examen méticuleux des preuves et en appliquant le critère énoncé par la Cour dans l'affaire Irlande c. Royaume-Uni (arrêt du 18 janvier 1978, série A no 25, pp. 64-65, §§ 160-161) pour conclure à une violation de l'article 3 de la Convention, à savoir s'il est prouvé au-delà de tout doute raisonnable (beyond reasonable doubt) que la requérante a été emmenée à la gendarmerie de Derik le jour dit et qu'elle y a été violée et y a subi des mauvais traitements pendant sa détention.
La déléguée rappelle à la Cour que la Commission a désigné trois délégués pour tenir des auditions à Ankara en juillet 1995 et à Strasbourg en octobre de la même année (paragraphe 39 ci-dessus), afin d'entendre les principaux témoins, notamment la requérante et son père. Les délégués ont contre-interrogé le procureur sur la manière dont celui-ci a mené l'enquête, questionné les médecins ayant examiné la requérante, sondé la véracité du récit des deux gendarmes de service à la gendarmerie de Derik à l'époque des faits et examiné les pages du registre des gardes à vue conservé à la gendarmerie. La Commission a soigneusement comparé les déclarations fournies par la requérante au procureur, à l'Association de défense des droits de l'homme de Diyarbakır et aux délégués avec celles formulées par son père et sa belle-sœur. Elle a certes relevé des incohérences, mais pas de nature à porter atteinte à la crédibilité de la requérante et de son père. Les preuves convaincantes, précises et concordantes portées à sa connaissance lui ont permis de conclure que la requérante avait bien été détenue à l'époque considérée et que, pendant sa détention, celle-ci avait été violée et soumise aux mauvais traitements décrits dans le rapport de la Commission (paragraphe 40 ci-dessus).

    2. La requérante

64.  L'intéressée prie la Cour d'accepter les faits établis par la Commission. Les forces de sécurité l'ont emmenée de son village, le 29 juin 1993, avec son père et sa belle-sœur et elle a été détenue à la gendarmerie de Derik jusqu'au 1er juillet 1993. Pendant sa garde à vue, elle a subi des tortures : viol et mauvais traitements graves.

    3. Le Gouvernement

65.  Dans son mémoire, le Gouvernement critique la manière dont la Commission a examiné les preuves. Il affirme que les éléments recueillis par les délégués ne suffisent pas à étayer le constat selon lequel la requérante a été soumise à des tortures, à savoir un viol et des mauvais traitements.
66.  Devant la Cour, le Gouvernement a tenté de saper les faits établis par la Commission en mettant l'accent sur les incohérences et contradictions que présentent les témoignages fournis aux délégués par la requérante et son père. Ces témoignages comporteraient des faiblesses graves concernant, premièrement, la date et l'heure auxquelles la famille Aydın aurait été emmenée et, deuxièmement, le viol et les mauvais traitements prétendument subis par la requérante pendant sa détention. Au sujet de la garde à vue supposée, tout d'abord, aucun des villageois n'a été en mesure de confirmer le récit de l'intéressée et, ce qui est surprenant, personne n'a reconnu aucun des gardes de village des environs censés avoir participé à la scène. Le père de la requérante a indiqué aux délégués, lors de l'audition d'Ankara, que l'un des villageois avait également été détenu avec sa famille, sans toutefois donner son nom. La Commission a pris le parti de ne pas tenir compte du fait que la requérante n'a pas reconnu la gendarmerie de Derik lorsque des photographies lui en ont été montrées, alors qu'elle avait indiqué dans sa déposition n'avoir plus de bandeau sur les yeux à sa sortie du bâtiment. En outre, la Commission aurait mis en cause sans raison la crédibilité des gendarmes de service à l'époque de la détention alléguée et critiqué à tort l'exactitude du registre des gardes à vue.

67.  Quant au viol et aux mauvais traitements prétendument subis en détention, le Gouvernement souligne que ni le Dr Akkuş ni le Dr Çetin n'ont constaté sur le corps de la requérante de contusions ou de blessures révélant un viol ou une agression brutale. L'intéressée affirme s'être débattue pendant le viol présumé. Or ni ses poignets ni son dos ou ses organes génitaux ne montraient de marques indiquant un recours à la violence pour vaincre sa résistance. Les ecchymoses figurant sur les faces internes de ses cuisses pouvaient avoir d'autres causes que le fait de lui écarter les jambes de force pour se livrer à une agression sexuelle. De fait, le rapport rédigé par des membres de la faculté de médecine de l'université d'Hacettepe (paragraphe 39 ci-dessus), remis à la Commission par le Gouvernement, indique que ces contusions pourraient être dues au fait que la requérante montait un âne. Certes, les examens médicaux ont confirmé la déchirure de l'hymen, mais cela ne justifie pas de conclure que la défloration s'est produite au cours du viol présumé. Il est de fait impossible, médicalement parlant, de dater la défloration lorsque sept jours se sont écoulés depuis la première rupture de l'hymen. Si la requérante n'avait pas attendu aussi longtemps qu'elle l'a fait avant de se rendre chez le procureur, l'examen médical aurait permis d'obtenir des résultats plus complets. Or le retard avec lequel elle a accompli sa démarche a provoqué la disparition d'éléments de preuve d'une importance cruciale et a rendu impossible toute confirmation médicale de son récit.
68.  De surcroît, le viol présumé n'a pas empêché la requérante de se marier et de concevoir un enfant peu après cet événement. Selon le Gouvernement, sa décision de se marier et son aptitude à mener une vie sexuelle active si peu de temps après cette expérience, qu'elle présente comme traumatisante, ne cadrent pas vraiment avec le comportement d'une personne victime d'un viol. Il est tout aussi surprenant que, compte tenu de son milieu culturel, la prétendue perte de sa virginité n'ait pas constitué un obstacle à son mariage.
69.  En conséquence, le Gouvernement demande à la Cour de rejeter les constatations de la Commission ainsi que les allégations de la requérante pour manque de preuve convaincante.

    C. Appréciation de la Cour au sujet des preuves et des faits établis par la Commission

70.  La Cour relève qu'aux termes de sa jurisprudence constante, l'établissement et la vérification des faits incombe en premier lieu à la Commission (articles 28 § 1 et 31 de la Convention). Si la Cour n'est pas liée par les constatations du rapport et demeure libre d'apprécier les faits elle-même à la lumière de tous les éléments qu'elle possède, elle n'use de ses propres pouvoirs en la matière que dans des circonstances exceptionnelles
(voir, entre autres, l'arrêt Aksoy c. Turquie du 18 décembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-VI, p. 2272, § 38). De telles circonstances peuvent notamment survenir lorsque la Cour, à la suite d'un examen approfondi des preuves sur lesquelles la Commission a établi les faits, estime que ces derniers ne sont pas prouvés au-delà de tout doute raisonnable.
71.  En l'occurrence, il convient de rappeler que la Commission est parvenue à ses constatations après que trois délégués eurent procédé à l'audition des principaux témoins à Ankara et à Strasbourg. A ces occasions, les délégués ont pu interroger les témoins, observer leurs réactions et leur comportement et évaluer la véracité et la valeur probante de leurs déclarations ainsi que leur crédibilité en général. Ils ont également été en mesure de juger si les témoignages de la requérante et de son père demeuraient dignes de foi en dépit des questions que les représentants du Gouvernement leur ont posées lors de ces auditions.
72.  La Commission est parvenue à ses conclusions en se fondant sur le critère approprié, à savoir celui de la preuve au-delà de tout doute raisonnable. Certes, comme le Gouvernement l'a relevé, les témoignages de la requérante et de son père présentent certaines contradictions. Cependant, il convient de noter que la Commission avait connaissance de ces contradictions mais n'a pas jugé qu'elles étaient importantes au point de porter atteinte à la crédibilité du récit de la requérante (paragraphe 40 ci-dessus). Après avoir procédé elle-même à un examen minutieux des éléments rassemblés par la Commission, il apparaît à la Cour qu'une grande cohérence se dégage au contraire des récits fournis par la requérante, son père et sa belle-sœur au procureur, d'une part, et par la requérante et son père aux délégués, d'autre part, ce qui rend hautement improbable que l'intéressée ait monté ses allégations de toutes pièces.
73.  La Cour estime devoir accepter les faits établis par la Commission car elle est convaincue, au vu des éléments de preuve examinés par elle, que la Commission pouvait à juste titre conclure que les allégations de la requérante étaient prouvées au-delà de tout doute raisonnable, sachant qu'une telle preuve peut résulter d'un faisceau d'indices suffisamment graves, précis et concordants (arrêt Irlande c. Royaume-Uni précité, pp. 64-65, § 161). A cet égard, elle note également que le Gouvernement n'a pas été en mesure de présenter de preuves, rassemblées au cours de l'enquête pénale ouverte sur la plainte de la requérante (paragraphe 56 ci-dessus), de nature à contredire cette conclusion, et que les éléments médicaux invoqués par lui ne peuvent servir à réfuter l'affirmation de la requérante selon laquelle elle a été violée pendant sa garde à vue (paragraphe 67 ci-dessus).

    1. Arguments des comparants

      a) La requérante

74.  L'intéressée soutient que le viol et les mauvais traitements qu'elle a subis donnent lieu à des atteintes distinctes à l'article 3 de la Convention devant toutes deux être qualifiées de torture. L'article 3 est ainsi libellé :

    « Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

75.  La requérante était âgée de dix-sept ans à l'époque des faits. Elle resta les yeux bandés, isolée de son père et sa belle-sœur, pendant toute la durée de sa détention. Elle subit alors l'humiliation d'un viol et ressent encore les conséquences psychologiques d'un tel acte de torture.
De plus, des inconnus lui arrachèrent ses vêtements, l'interrogèrent, la rouèrent de coups, la menacèrent et la violentèrent. On l'obligea à entrer dans un pneu que l'on fit tourner et on l'arrosa avec de puissants jets d'eau glacée. Compte tenu de son sexe, de son âge et de sa vulnérabilité, elle demande à la Cour de dire que les souffrances physiques et l'humiliation sexuelle calculées et délibérées dont elle a été victime présentaient un tel degré de gravité qu'elles constituent un acte de torture supplémentaire.
76.  Selon elle, enfin, le fait que les autorités n'aient pas procédé à une enquête effective sur sa plainte pour torture représente en soi une violation de l'article 3 de la Convention.

      b) Le Gouvernement

77.  Le Gouvernement affirme que ces allégations ne sont pas prouvées (paragraphe 65 ci-dessus).

      c) La Commission

78.  La Commission conclut que les mauvais traitements qui ont été délibérément infligés à la requérante lorsqu'elle a été frappée, placée dans un pneu et arrosée de jets d'eau, ainsi que l'humiliation de se voir arracher ses vêtements, tombent sans doute aucun dans le champ d'application de l'article 3. La Commission estime également que le viol commis sur un détenu par un agent de l'Etat ou un représentant de l'autorité doit être considéré comme un traitement ou une peine revêtant une extrême gravité. Pareille infraction touche la victime au cœur même de son intégrité physique et morale et ne peut qu'être qualifiée de forme particulièrement cruelle de mauvais traitement entraînant de très grandes souffrances physiques et morales.
79.  La Commission constate que la requérante a été victime de tortures infligées par des agents de l'Etat, au mépris de l'article 3.

    2. Appréciation de la Cour

80.  La Cour rappelle avoir accepté les faits établis par la Commission, à savoir que la requérante a été placée en détention par les forces de sécurité puis violée et soumise à diverses formes de mauvais traitements pendant sa garde à vue (paragraphe 73 ci-dessus).
81.  Comme elle l'a relevé à de nombreuses reprises, l'article 3 de la Convention consacre l'une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques et, à ce titre, prohibe en termes absolus la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants. L'article 3 ne prévoit aucune exception à cette valeur fondamentale et, d'après l'article 15, il ne souffre nulle dérogation, même en cas de danger public menaçant la vie de la nation ou de soupçon – aussi bien fondé soit-il – de terrorisme ou autre activité répréhensible pesant sur une personne (voir par exemple l'arrêt Aksoy précité, p. 2278, § 62).
82.  Pour déterminer s'il y a lieu de qualifier de torture une forme particulière de mauvais traitement, il faut tenir compte de la distinction que comporte l'article 3 entre cette notion et celle de traitements inhumains ou dégradants. Il apparaît que cette distinction a été incluse dans la Convention pour marquer de l'infamie spéciale de la « torture » les seuls traitements inhumains délibérés provoquant de fort graves et cruelles souffrances (arrêt Irlande c. Royaume-Uni précité, p. 66, § 167).
83.  Pendant sa détention, la requérante fut violée par un individu dont l'identité n'a pas encore été établie. Le viol d'un détenu par un agent de l'Etat doit être considéré comme une forme particulièrement grave et odieuse de mauvais traitement, compte tenu de la facilité avec laquelle l'agresseur peut abuser de la vulnérabilité de sa victime et de sa fragilité. En outre, le viol laisse chez la victime des blessures psychologiques profondes qui ne s'effacent pas aussi rapidement que pour d'autres formes de violence physique et mentale. La requérante a également subi la vive douleur physique que provoque une pénétration par la force, ce qui n'a pu manquer d'engendrer en elle le sentiment d'avoir été avilie et violée sur les plans tant physique qu'émotionnel.
84.  Pendant sa garde à vue à la gendarmerie de Derik, des membres des forces de sécurité ont aussi soumis la requérante à une série d'expériences particulièrement terrifiantes et humiliantes, eu égard à son sexe, à sa jeunesse et aux circonstances dans lesquelles elle a été détenue. Elle est restée en garde à vue pendant trois jours, apeurée et désorientée par le bandeau qui lui couvrait les yeux, dans un état permanent de douleur physique et d'angoisse provoquées par les coups accompagnant les séances d'interrogatoire et l'incertitude sur son sort. On la montra aussi nue, dans des circonstances humiliantes, ce qui ne pouvait qu'accentuer son sentiment de vulnérabilité, et elle fut même arrosée de violents jets d'eau alors qu'on la faisait tourner dans un pneu.

85.  La requérante et sa famille doivent avoir été emmenées de leur village et conduites à la gendarmerie de Derik dans un but précis, qui ne peut s'expliquer que par la situation régnant dans la région en matière de sécurité (paragraphe 14 ci-dessus) et le besoin des forces de sécurité d'obtenir des informations. Les souffrances infligées à la requérante au cours de sa détention doivent être considérées comme destinées à atteindre ces objectifs ou des buts apparentés.
86.  Dans ces conditions, la Cour est convaincue que l'ensemble des actes de violence physique et mentale commis sur la personne de la requérante et celui de viol, qui revêt un caractère particulièrement cruel, sont constitutifs de tortures interdites par l'article 3 de la Convention. La Cour serait d'ailleurs parvenue à la même conclusion pour chacun de ces motifs pris séparément.
87.  En conclusion, il y a eu violation de l'article 3 de la Convention.
88.  Quant au grief de la requérante selon lequel le fait que les autorités n'aient pas conduit d'enquête efficace sur les traitements qu'elle a subis pendant sa garde à vue emporte une violation distincte de l'article 3 (paragraphe 76 ci-dessus), la Cour considère qu'il convient de l'examiner sous l'angle des articles 6 et 13 de la Convention.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 6 § 1 ET 13 DE LA CONVENTION
89.  La requérante affirme avoir été privée d'un accès effectif à un tribunal pour obtenir réparation des souffrances subies lors de sa détention à la gendarmerie de Derik, en raison des insuffisances de l'enquête ouverte sur sa plainte. Elle prie la Cour de dire que la Turquie a enfreint l'article 6 § 1 de la Convention.
90.  Elle demande également à la Cour de conclure à la violation de l'article 13 de la Convention au motif que le système de recours en vigueur dans l'Etat défendeur ne lui a pas permis de faire valoir de manière effective son droit de ne pas être soumise à la torture.
91.  L'article 6 § 1 dispose, en ses passages pertinents :

    « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

92.  L'article 13 est ainsi libellé :

    « Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l'octroi d'un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l'exercice de leurs fonctions officielles. »

93.  Tout en affirmant que l'octroi d'une réparation ne constitue qu'un aspect des obligations dont l'Etat défendeur doit s'acquitter en vertu de l'article 3, la requérante soutient que, pour avoir une quelconque chance d'obtenir gain de cause devant une juridiction civile ou administrative, il faut au préalable que la plainte ait fait l'objet d'une enquête pénale valable. Même sans tenir compte du fait que le droit administratif turc la dispense de l'obligation, exigée en droit civil, d'établir l'existence d'une faute de la part d'un agent de l'Etat (paragraphes 44-47 ci-dessus), elle resterait tenue de prouver devant les juridictions administratives qu'elle a subi des tortures pendant sa détention. Or l'enquête pénale qui a été menée ne lui permettait en aucun cas d'apporter des preuves à cet effet. Le procureur n'a pas interrogé les gendarmes en poste à la gendarmerie de Derik, où elle a été détenue, n'a pas recherché si des habitants de Tasit avaient été témoins des faits survenus dans le village le 29 juin 1993 et n'a rien tenté pour déterminer s'il y avait matière à intervenir. Les différents examens médicaux ordonnés par le procureur et les rapports établis par les médecins ne correspondaient aucunement à ce que doit être une enquête sur une plainte pour viol, car ils visaient à déterminer si l'intéressée était vierge et non si elle avait été victime d'un tel acte.
94.  La requérante plaide en outre que le droit interne de l'Etat défendeur ne lui garantit aucun recours effectif en ce qui concerne d'autres méfaits commis à son encontre et constitutifs de violations de la Convention, mais ne pouvant passer pour des droits de caractère civil au sens de l'article 6 § 1. Elle évoque par exemple le fait d'avoir eu les yeux bandés pendant toute la durée de sa garde à vue. Elle demande de plus à la Cour de dire que les insuffisances de l'enquête pénale emportent violation non seulement de l'article 6 mais aussi de l'article 13 de la Convention, car elles révéleraient les problèmes du système de recours dans son ensemble. En particulier, elles montreraient qu'il n'existe pas de politique indépendante et rigoureuse en matière d'enquête et de poursuites, la pratique courante de l'intimidation des plaignants, de leurs conseillers et des témoins, et l'absence de critères professionnels pour l'enregistrement des éléments de preuve médicaux.
95.  Le Gouvernement maintient que le droit pénal, civil et administratif offrait à la requérante des moyens adéquats pour faire redresser ses griefs. Citant les dispositions pertinentes du code de procédure pénale (paragraphes 42-43 ci-dessus), il souligne que le procureur était juridiquement tenu d'enquêter sur les infractions alléguées, de recueillir des preuves, d'interroger les témoins et, le cas échéant, d'engager des poursuites lorsque les preuves laissaient croire à la culpabilité d'un suspect. En ce qui concerne les lacunes alléguées de l'enquête pénale ouverte sur la plainte de la requérante, il insiste sur le fait que le procureur a adressé cette dernière tout d'abord au Dr Akkuş puis au Dr Çetin, gynécologue (paragraphes 24-25), et ce dès qu'elle eut déposé plainte. Les deux médecins ont conclu qu'à
ce stade, il était impossible de dater la déchirure de l'hymen. Un troisième examen médical confirma ce point de vue (paragraphe 26 ci-dessus). Le Gouvernement souligne que le retard avec lequel la requérante a déposé plainte auprès du procureur a empêché d'obtenir des éléments médicaux confirmant ou réfutant son récit. Parallèlement à ses initiatives visant à obtenir des éléments de preuve médicaux, le procureur s'enquit auprès de la gendarmerie de Derik si la requérante et des membres de sa famille y avaient été détenus à l'époque des faits et demanda qu'on lui envoie le registre des gardes à vue pour l'étudier (paragraphes 27-28 ci-dessus).
96.  Le Gouvernement signale que la disparition de la requérante de la région de Derik a gêné l'enquête, empêchant en particulier un examen sur le plan psychologique. Malgré cela, l'enquête se poursuit et l'intéressée a la possibilité d'attaquer en justice toute décision de ne pas poursuivre un suspect.
97.  De plus, conformément au principe de la responsabilité objective de l'administration, le droit administratif turc permet à une personne lésée telle que la requérante d'obtenir réparation d'un viol et de mauvais traitements infligés par un agent de l'Etat sans devoir identifier le coupable (paragraphes 44-46 ci-dessus).
98.  La Commission pense, comme la requérante, que la conduite d'une enquête pénale adéquate sur sa plainte était une condition préalable indispensable pour qu'elle puisse obtenir réparation devant les juridictions civiles ou administratives. Le procureur s'est comporté avec une retenue inacceptable envers les forces de sécurité en négligeant d'interroger les gendarmes de service à la gendarmerie de Derik à l'époque des faits allégués. De plus, il n'a pas exploré d'autres pistes qui auraient peut-être permis de corroborer le récit que la requérante avait fait de sa détention. La manière dont les éléments de preuve médicaux ont été enregistrés et la teneur des rapports des médecins n'étaient en outre pas satisfaisants compte tenu de la nature de l'infraction en cause. Les graves insuffisances constatées à tous les stades de l'enquête ont empêché la requérante d'obtenir un accès effectif à un tribunal pour faire statuer sur son droit de caractère civil à réparation, au mépris de l'article 6 de la Convention. Vu cette conclusion, la Commission n'a pas estimé nécessaire d'examiner le grief de la requérante sous l'angle de l'article 13.

    A. Article 6 § 1 de la Convention

99.  La Cour rappelle que l'article 6 § 1 consacre le « droit à un tribunal », dont le droit d'accès, à savoir le droit de saisir le tribunal en matière civile, ne constitue qu'un aspect (voir, par exemple, l'arrêt Les saints monastères c. Grèce du 9 décembre 1994, série A no 301-A, pp. 36-37, § 80). De plus, l'article 6 § 1 s'applique à une action civile en réparation pour des mauvais traitements prétendument commis par des agents de l'Etat (voir, par exemple, l'arrêt Aksoy précité, p. 2285, § 92).
100.  La requérante n'a jamais intenté d'action en réparation des souffrances qu'elle a subies pendant sa garde à vue, que ce soit en matière civile ou administrative. En revanche, elle s'est montrée prête à saisir une juridiction pénale afin de traduire les coupables en justice et, au moins au début de l'enquête pénale, à coopérer avec ceux qui la dirigeaient. Elle a expliqué qu'elle n'avait même pas tenté de former une action en réparation parce qu'elle n'avait aucune chance de gagner, étant donné l'absence de preuve que des agents de l'Etat l'avaient violée et soumise à des mauvais traitements et qu'une telle preuve était impossible à obtenir vu la manière dont le procureur menait l'enquête.
101.  Il apparaît à la Cour qu'au titre de l'article 6 § 1 de la Convention, la requérante se plaint en substance de ce que le procureur n'a pas procédé à une enquête effective qui, même sans conduire à des poursuites, aurait à tout le moins permis de prouver qu'elle avait subi un préjudice pendant sa garde à vue et lui aurait donné quelque chance d'obtenir gain de cause dans une action en réparation.
102.  La Cour estime donc qu'il convient d'examiner ce grief dans le cadre de l'obligation de caractère général que l'article 13 fait peser sur les Etats, à savoir celle de fournir un recours effectif en ce qui concerne les violations de la Convention. Elle relève à cet égard que, pour la requérante, l'octroi d'une indemnité ne suffirait pas à compenser la gravité de la violation dont elle a été victime, ni à absoudre l'Etat défendeur de ses autres obligations au titre de l'article 3 de la Convention.

    B. Article 13 de la Convention

103.  La Cour rappelle d'emblée que l'article 13 garantit l'existence en droit interne d'un recours permettant de se prévaloir des droits et libertés de la Convention, tels qu'ils peuvent s'y trouver consacrés. Cette disposition a donc pour conséquence d'exiger un recours interne habilitant l'instance nationale compétente à connaître du contenu du grief fondé sur la Convention et à offrir le redressement approprié, même si les Etats
contractants jouissent d'une certaine marge d'appréciation quant à la manière de se conformer aux obligations que leur fait cette disposition. La portée de l'obligation découlant de l'article 13 varie en fonction de la nature du grief que le requérant fonde sur la Convention. Toutefois, le recours exigé par l'article 13 doit être « effectif » en pratique comme en droit, en ce sens particulièrement que son exercice ne doit pas être entravé de manière injustifiée par les actes ou omissions des autorités de l'Etat défendeur (arrêt Aksoy précité, p. 2286, § 95).
En outre, la nature du droit garanti par l'article 3 de la Convention a des implications pour l'article 13. Eu égard à l'importance fondamentale de la prohibition de la torture et à la situation particulièrement vulnérable des victimes de tortures (paragraphes 81 et 83 ci-dessus), l'article 13 impose aux Etats, sans préjudice de tout autre recours disponible en droit interne, une obligation de mener une enquête approfondie et effective au sujet des cas de torture.
En conséquence, lorsqu'un individu formule une allégation défendable de tortures subies aux mains d'agents de l'Etat, la notion de « recours effectif » implique, outre le versement d'une indemnité là où il convient, des investigations approfondies et effectives propres à conduire à l'identification et à la punition des responsables et comportant un accès effectif du plaignant à la procédure d'enquête. Certes, la Convention ne contient aucune disposition expresse du genre de celle consacrée à l'article 12 de la Convention contre la torture ou autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants adoptée en 1984 par les Nations unies, qui impose une obligation de procéder « immédiatement à une enquête impartiale » chaque fois qu'il y a des motifs raisonnables de croire qu'un acte de torture a été commis (paragraphe 48 ci-dessus). Toutefois, pareille exigence découle implicitement de la notion de « recours effectif », au sens de l'article 13 (arrêt Aksoy précité, p. 2287, § 98).
104.  Eu égard à ces principes, la Cour note que la requérante dépendait entièrement du procureur, et des policiers agissant sous ses ordres, pour la collecte des preuves nécessaires à une confirmation de sa version des faits. Le procureur avait juridiquement compétence pour interroger les membres des forces de sécurité à la gendarmerie de Derik, convoquer les témoins, se rendre sur les lieux, rassembler les éléments de médecine légale et prendre toute autre mesure indispensable pour établir si le récit de l'intéressée était véridique. Son rôle était fondamental, non seulement dans le cadre de poursuites à l'encontre des auteurs des infractions, mais également pour que la requérante puisse utiliser d'autres recours afin d'obtenir réparation du préjudice subi. Pour que ces recours soient effectifs, il fallait au préalable que le procureur s'acquitte correctement de ses fonctions.
105.  La requérante, son père et sa belle-sœur se sont plaints au procureur des traitements qu'ils avaient subis pendant leur garde à vue. L'intéressée a précisé dans sa déclaration qu'elle avait été violée et torturée à la gendarmerie de Derik (paragraphe 23 ci-dessus). Même si elle ne présentait aucune marque visible de torture, on pouvait raisonnablement attendre du procureur qu'il cherche à évaluer le degré de gravité de ses allégations, sachant que ses proches avaient aussi rendu compte des traitements qu'ils soutenaient avoir subis. Dans ces conditions, il aurait dû être conscient de la nécessité de mener rapidement une enquête approfondie et effective propre à établir si la plainte de la requérante était fondée et à identifier et punir les responsables.
106.  Le code turc de procédure pénale, combiné avec le code pénal, oblige clairement le procureur à enquêter sur les allégations de torture, de viol et de mauvais traitements (paragraphes 41-43 ci-dessus). Or le magistrat s'est contenté de mener une enquête superficielle en vue de déterminer si les déclarations de la requérante étaient véridiques et d'assurer que les coupables soient poursuivis et condamnés. Même si on ne lui a pas communiqué le nom des villageois qui auraient pu voir emmener la famille Aydın le 29 juin 1993, on aurait pu s'attendre à ce qu'il prenne de sa propre initiative des mesures pour trouver les éventuels témoins oculaires. Il semblerait qu'il ne se soit même pas rendu à Tasit pour reconnaître l'endroit où s'était produit l'incident à cette date et vérifier si la disposition des lieux concordait avec celle décrite par la requérante ou les autres membres de sa famille dans leurs déclarations. De plus, il n'a pris aucune mesure sérieuse pour déterminer si des membres de la famille Aydın avaient été détenus à la gendarmerie de Derik comme ils l'affirmaient. Il n'a interrogé aucun gendarme au tout début de l'enquête, qui en est la phase cruciale. Il s'est contenté de mener son enquête à ce sujet par des échanges de courrier avec les responsables de la gendarmerie (paragraphes 27-28 ci-dessus). Il a accepté trop facilement leur réponse lorsqu'ils ont indiqué que la famille Aydın n'avait pas été détenue et il a admis sans broncher la fiabilité du registre des gardes à vue. S'il avait été plus entreprenant, il se serait demandé pour quelle raison le registre contenait si peu de rubriques pour l'année 1993 eu égard à la situation régnant dans la région en matière de sécurité (paragraphes 27-28 ci-dessus). Le fait qu'il n'ait pas recherché à la gendarmerie de preuves confirmant les faits allégués et son attitude déférente envers les membres des forces de sécurité doivent être considérés comme constituant de graves défauts de l'enquête.
107.  Il semblerait qu'en ordonnant trois examens médicaux aussi rapprochés dans le temps, le procureur ait avant tout voulu établir si la requérante avait perdu sa virginité. Or les examens auraient en fait dû cherché à montrer si elle avait été victime d'un viol, ce qui est précisément ce dont elle se plaignait. A cet égard, il convient de noter que ni le Dr Akkuş ni le Dr Çetin n'étaient particulièrement habitués à examiner des victimes de viol (paragraphes 24-25 ci-dessus). Ils n'indiquent ni l'un ni l'autre dans leur rapport assez sommaire s'ils ont demandé à la requérante d'expliquer ce qui lui était arrivé ou pourquoi elle avait des ecchymoses sur les cuisses. Aucun d'eux n'a exprimé d'avis sur le point de savoir si ces contusions concordaient avec une allégation de rapport sexuel forcé (paragraphes 24-25 ci-dessus). En outre, il n'ont en aucune façon tenté d'évaluer si, psychologiquement parlant, son attitude correspondait à celle d'une personne victime d'un viol.
La Cour constate que, pour qu'une enquête sur une allégation de viol commis en garde à vue par un agent de l'Etat soit approfondie et effective, il faut aussi que la victime soit examinée, avec tous les égards nécessaires, par des médecins possédant des compétences particulières en ce domaine et dont l'indépendance ne soit pas limitée par des instructions données par les autorités de poursuite quant à la portée de l'examen qu'ils doivent pratiquer. Or on ne saurait conclure que les examens médicaux ordonnés par le procureur aient satisfait à cette exigence.
108.  On a affirmé que l'enquête se poursuit et que l'absence de la requérante des environs de Derik l'a entravée pendant un certain temps (paragraphe 96 ci-dessus). L'intéressée a également refusé de se soumettre à un nouvel examen comportant un volet psychologique (paragraphe 96 ci-dessus). Pour la Cour, cela ne saurait justifier les graves défauts et l'inertie qui ont caractérisé l'enquête à ses tout débuts, pendant la phase cruciale qui a suivi le dépôt de la plainte. Le procureur avait alors les moyens juridiques pour agir rapidement et rassembler toutes les preuves requises y compris, le cas échéant, sur les plans de la psychologie et du comportement. La décision de suspendre l'enquête en raison de l'absence de la requérante ne saurait pas non plus se justifier vu la gravité de l'infraction en cause.
109.  Compte tenu des considérations ci-dessus, force est de conclure qu'aucune enquête approfondie et effective n'a été menée sur les allégations de la requérante, ce qui a amoindri l'efficacité des autres recours dont elle aurait pu se prévaloir en raison du rôle central qu'occupe le procureur dans le système de recours en général, y compris les actions en réparation.
En conclusion, il y a eu violation de l'article 13 de la Convention.
IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 25 § 1 DE LA CONVENTION
110.  La requérante affirme que les autorités ont harcelé et intimidé de diverses manières tant elle-même que des membres de sa famille en raison de sa décision d'engager une action auprès des institutions de la Convention. Il y aurait donc eu ingérence dans le droit de recours individuel que lui garantit l'article 25 § 1 de la Convention, ainsi libellé :

    « La Commission peut être saisie d'une requête adressée au Secrétaire Général du Conseil de l'Europe par toute personne physique, toute organisation non gouvernementale ou tout groupe de particuliers, qui se prétend victime d'une violation par l'une des Hautes Parties Contractantes des droits reconnus dans la présente Convention, dans le cas où la Haute Partie Contractante mise en cause a déclaré reconnaître la compétence de la Commission dans cette matière. Les Hautes Parties Contractantes ayant souscrit une telle déclaration s'engagent à n'entraver par aucune mesure l'exercice efficace de ce droit. »

111.  A l'appui de ses dires, elle explique comment des membres de sa famille et elle-même ont été à maintes reprises convoqués au poste de police, à la direction de la sûreté et au bureau du procureur pour y être interrogés sur la teneur de sa requête à la Commission. Après qu'elle eut quitté son village, on demanda sans cesse son adresse à son père. On perquisitionna à son domicile à deux reprises et son mari fut placé deux fois en garde à vue et frappé par des policiers. Elle allègue en outre que, selon des voisins, les forces de sécurité auraient jeté des pierres sur la maison de son beau-père. En novembre 1996, à la suite de la parution du rapport de la Commission et alors que la Cour avait fixé la date de l'audience en son affaire, les autorités tentèrent de la contraindre à subir un quatrième examen médical à Istanbul, la menaçant de l'y conduire par la force si elle s'y refusait (paragraphes 7-8 ci-dessus). La requérante demande à la Cour de dire que cette dernière mesure d'intimidation constituait une nouvelle violation de l'article 25.
112.  Le Gouvernement s'inscrit en faux contre la manière dont la requérante interprète les contacts que les autorités ont eus avec elle et des membres de sa famille pendant la période considérée. Aucune preuve de source indépendante n'a jamais été apportée pour étayer son allégation selon laquelle elle-même et sa famille auraient été l'objet de mesures d'intimidation et de harcèlement ou son domicile perquisitionné. De fait, le Gouvernement a rejeté ces allégations dans une lettre adressée à la Commission le 12 décembre 1995, cette dernière lui ayant demandé sa position officielle à ce sujet, laquelle n'a pas varié. Il rappelle qu'aux termes du code turc de procédure pénale, le procureur était, et reste tenu, avec la police, de mener une enquête sur la plainte déposée par la requérante en personne. Ce n'est pas parce que cette dernière s'est adressée aux institutions de la Convention pour faire redresser ses griefs que l'enquête interne est close. Pour que celle-ci aboutisse, il était fondamental d'interroger la requérante et son père sur les événements qui se sont d'après eux produits et de vérifier que leur récit était véridique. Aucune pression n'a jamais été exercée sur la requérante et sa famille. En réalité, les autorités se sont efforcées de faciliter sa comparution devant les délégués de la Commission à Strasbourg en octobre 1995, d'une part, en tentant d'entrer en contact avec elle par l'intermédiaire de son père pour l'informer de l'imminence de l'audition et, d'autre part, en accélérant la délivrance de son passeport.
113.  Quant à l'allégation de la requérante selon laquelle les autorités auraient tenté d'exercer sur elle des pressions en novembre 1996 pour l'amener à subir un quatrième examen médical à Istanbul, le Gouvernement souligne une fois de plus la nécessité de poursuivre l'enquête sur sa plainte pour viol en lui faisant passer un examen psychologique. Celui-ci n'avait rien d'obligatoire et les autorités ont d'ailleurs respecté son souhait de ne pas s'y soumettre.
114.  La Commission estime que la requérante et sa famille se plaignaient sincèrement de mesures de harcèlement et d'intimidation et avaient subi de fortes pressions dans des circonstances risquant de compromettre à l'avenir la participation de la requérante à la procédure engagée devant elle, ce qui avait rendu plus difficile à celle-ci l'exercice du droit de recours individuel. Certes, aucune preuve de source indépendante ne vient étayer ces allégations, mais la Commission constate néanmoins que le Gouvernement n'a à aucun moment avancé de raisons plausibles pour justifier les contacts que les autorités ont eus avec la requérante et sa famille. De surcroît, alors qu'il avait été invité par la Commission à commenter les allégations d'intimidation et de harcèlement, le Gouvernement n'en a rien fait.
115.  La Cour souligne que, pour que le mécanisme de recours individuel instauré à l'article 25 de la Convention soit efficace, il est de la plus haute importance que les requérants, déclarés ou potentiels, soient libres de communiquer avec la Commission, sans que les autorités les pressent en aucune manière de retirer ou modifier leurs griefs (voir l'arrêt Akdivar et autres c. Turquie du 16 septembre 1996, Recueil 1996-IV, p. 1219, § 105).
116.  Il convient de noter que la requérante, pas plus que sa famille, n'a présenté de preuve concrète et indépendante des mesures d'intimidation ou de harcèlement destinées à l'empêcher de poursuivre la procédure qu'elle avait engagée devant les institutions de la Convention. La Commission s'est largement appuyée sur le fait que les autorités se sont contentées d'opposer un simple démenti à ses allégations selon lesquelles sa maison avait été perquisitionnée, son mari battu par des policiers et les autorités avaient pris contact avec sa famille et elle-même à maintes reprises sans raison valable pour les interroger au sujet de sa requête à la Commission. Cependant, le Gouvernement a réaffirmé devant la Cour que ces griefs d'intimidation et de harcèlement ne sont pas établis. Il reconnaît que des contacts et des interrogatoires ont eu lieu, mais s'est efforcé de les justifier en invoquant les besoins de l'enquête sur la plainte de la requérante et la nécessité de faciliter la comparution de celle-ci aux auditions tenues par les délégués.

117.  Dans ces conditions, la Cour estime, à la lumière des éléments dont elle dispose, que les faits ne sont pas suffisamment établis pour lui permettre de conclure que les autorités de l'Etat défendeur ont intimidé ou harcelé la requérante ou des membres de sa famille dans des circonstances destinées à la pousser à retirer ou modifier sa requête ou à l'entraver de toute autre manière dans l'exercice du droit de recours individuel.
En conséquence, il n'y a pas eu violation de l'article 25 § 1 de la Convention.
V. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 28 § 1 a) ET 53 DE LA CONVENTION
118.  Dans son mémoire, la requérante demande à la Cour de dire que le Gouvernement a failli à ses engagements au titre des articles 28 § 1 a) et 53 de la Convention. L'article 28 § 1 a) dispose :

    « Dans le cas où la Commission retient la requête :
    a) afin d'établir les faits, elle procède à un examen contradictoire de la requête avec les représentants des parties et, s'il y a lieu, à une enquête pour la conduite efficace de laquelle les Etats intéressés fourniront toutes facilités nécessaires, après échange de vues avec la Commission ; »

L'article 53 est ainsi libellé :

    « Les Hautes Parties Contractantes s'engagent à se conformer aux décisions de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties. »

119.  La requérante fait valoir à l'appui de sa requête qu'elle a été l'objet de nouvelles mesures d'intimidation et de harcèlement à la suite de l'adoption par la Commission de son rapport du 7 mars 1996, où celle-ci concluait que le Gouvernement avait enfreint l'article 25 de la Convention. En outre, l'intimidation et le harcèlement au sujet de la procédure devant la Cour se sont poursuivis alors même que la Cour avait conclu dans l'arrêt Akdivar du 16 septembre 1996 (cité au paragraphe 115 ci-dessus) que le gouvernement défendeur ne s'était pas conformé à l'article 25 de la Convention. Dans ces conditions, elle douterait sérieusement de la bonne foi du Gouvernement et de sa volonté de respecter ses engagements au titre de la Convention.
120.  Eu égard à sa conclusion quant à l'article 25 (paragraphe 117 ci-dessus), la Cour estime qu'il n'y a pas lieu d'examiner les griefs de la requérante sous l'angle des articles 28 § 1 a) et 53.
VI. SUR LA PRATIQUE ADMINISTRATIVE ALLÉGUÉE DE VIOLATION DE LA CONVENTION
121.  La requérante demande non seulement à la Cour de conclure à des violations individuelles des articles 3, 6 § 1, 13 et 25 de la Convention, mais la prie aussi de dire qu'elle a été victime de violations aggravées de ces articles en raison de l'existence d'une pratique de violation tolérée au niveau officiel.
122.   L'intéressée fait notamment référence à la déclaration publique émise par le CPT en décembre 1992, où celui-ci conclut que la pratique de la torture et d'autres formes de mauvais traitements graves de personnes en garde à vue est largement répandue en Turquie (paragraphes 49-50 ci-dessus). Devant la Cour, elle a signalé la dernière déclaration publique du CPT, en date du 6 décembre 1996, confirmant que la torture et les mauvais traitements restent pratique courante dans les postes de police en Turquie (paragraphe 50 ci-dessus). Les autorités n'ont pris aucune mesure pour remédier à cet état de choses. Elles ont systématiquement pris le parti de nier pareilles allégations avec comme conséquence l'absence d'enquête adéquate et indépendante en vue de traduire les coupables en justice. Il s'en est suivi un déni des recours effectifs, y compris l'accès à un tribunal pour demander réparation. Les plaignants et les personnes leur apportant leur concours seraient aussi régulièrement l'objet de mesures d'intimidation, ce qui les dissuaderait de se prévaloir des voies juridiques internes pour exposer leurs griefs et rendrait en pratique illusoires les recours internes.
123.  La requérante souligne en outre que, dans une forte proportion d'affaires pendantes devant les institutions de la Convention mettant l'Etat défendeur en cause, les requérants se plaignent de menaces et de mesures d'intimidation et de harcèlement après avoir fait usage du droit que leur garantit l'article 25 de la Convention. Les médecins et juristes aidant ces requérants à exposer leurs griefs seraient également la cible de telles pressions.
124.  La Cour estime que les preuves établies par la Commission ne sont pas suffisantes pour lui permettre de se prononcer sur l'existence d'une pratique administrative de violation des articles de la Convention invoqués par la requérante.
VII. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 50 DE LA CONVENTION
125.  La requérante sollicite une satisfaction équitable au titre de l'article 50 de la Convention, ainsi libellé :

    « Si la décision de la Cour déclare qu'une décision prise ou une mesure ordonnée par une autorité judiciaire ou toute autre autorité d'une Partie Contractante se trouve entièrement ou partiellement en opposition avec des obligations découlant de la (...) Convention, et si le droit interne de ladite Partie ne permet qu'imparfaitement d'effacer les conséquences de cette décision ou de cette mesure, la décision de la Cour accorde, s'il y a lieu, à la partie lésée une satisfaction équitable. »
    A. Préjudice matériel et moral

126.  La requérante affirme avoir déboursé la somme de 50  livres sterling (GBP) pour quitter Derik et se rendre dans une autre ville afin de se soustraire aux mesures d'intimidation et de harcèlement dont elle avait été victime (paragraphe 111 ci-dessus). Il s'agit là de l'indemnisation du préjudice matériel.
127.  Quant au dommage moral, elle réclame 30 000 GBP à titre de réparation de l'angoisse mentale et de la douleur physique qu'elle a subies en raison des mauvais traitements qui lui ont été infligés pendant sa garde à vue, ainsi que 30 000 GBP pour les souffrances psychologiques persistantes et physiques causées par le viol. Elle demande en outre à la Cour d'ordonner le versement de 30 000 GBP à une organisation caritative turque, à titre de dommages-intérêts pour la pratique de mauvais traitements constitutifs de torture et pour celle d'intimidation dans le cadre de la procédure devant les institutions de la Convention. Enfin, elle invite la Cour à exprimer sa condamnation des graves violations des articles 3 et 25 de la Convention dont elle a été victime par l'octroi d'une somme de 30 000 GBP à titre de dommages-intérêts punitifs.
128.  Devant la Cour, la requérante a demandé que la somme globale qu'elle sollicite en réparation du préjudice matériel et moral, à savoir 120 050 GBP, soit libellée en livres sterling à convertir en livres turques au taux de change en vigueur à la date du versement. A titre subsidiaire, si la Cour décidait d'exprimer en livres turques la somme allouée, il conviendrait de fixer le taux d'intérêts moratoires à 95 % eu égard au taux d'inflation extrêmement élevé que connaît la Turquie.
129.  Le Gouvernement prie la Cour de rejeter les demandes de la requérante car celle-ci n'a pas réussi à prouver ses allégations. Cela étant, il suggère qu'au cas où la Cour conclurait que la Turquie a violé la Convention, un tel constat constitue en soi une satisfaction équitable. Quoi qu'il en soit, la Cour devrait s'abstenir d'octroyer à la requérante une somme qui conduirait à l'enrichir injustement compte tenu du niveau des salaires en Turquie et de la situation économique du pays de manière générale.
130.  La déléguée de la Commission déclare que la Cour devrait allouer une réparation importante vu la gravité de l'atteinte à l'article 3 et l'importance fondamentale du droit qui s'y trouve consacré.

131.  La Cour ayant conclu à la non-violation de l'article 25 (paragraphe 117 ci-dessus), il échet de rejeter la demande de réparation du dommage matériel émise par la requérante. En outre, sa demande relative au préjudice moral doit se limiter au fait que l'intéressée a été victime d'une violation de l'article 3 de la Convention. A cet égard, et compte tenu de la gravité de la violation de la Convention subie par la requérante pendant sa garde à vue et du préjudice psychologique durable que son viol peut être réputé lui avoir causé, la Cour décide de lui allouer la somme de 25 000 GBP à titre de réparation du dommage moral, à convertir en livres turques au taux de change en vigueur à la date du règlement.

    B. Frais et dépens

132.  La requérante réclame au total 43 360 GBP en remboursement des frais et dépens qu'elle affirme avoir engagés de manière nécessaire et raisonnable pour présenter sa requête devant les institutions de la Convention. Cette somme recouvre les honoraires de ses représentants au Royaume-Uni (30 000 GBP), de ses représentants en Turquie (3 000 GBP) et ceux facturés par l'association Kurdish Human Rights Project pour ses travaux de recherche et d'assistance (6 000 GBP), ainsi que les débours divers (traduction, photocopies, télécommunications, rapport médical, etc., y compris les frais exposés directement par la requérante – 4 360 GBP).
A l'audience, la requérante a demandé que les sommes accordées à ses représentants au Royaume-Uni leur soient versées directement en livres sterling et que les autres postes des frais et dépens exprimés dans cette devise soient convertis en livres turques à la date du paiement, dans les deux cas sur la base d'un taux d'intérêts moratoires de 8 %.
133.  Le Gouvernement considère que la somme réclamée par la requérante est exagérément élevée parce qu'elle a désigné des représentants installés au Royaume-Uni. Des avocats turcs auraient pu s'occuper de son affaire à un moindre coût, ce qui aurait permis d'éviter des frais d'interprétation, de traduction et de télécommunications. Il conteste également que l'association Kurdish Human Rights Project ait droit à des frais et dépens car elle n'a pas été mandatée pour représenter la requérante.
134.  La déléguée de la Commission ne s'est pas prononcée sur ce point.
135.  La Cour considère que la somme sollicitée par les représentants dûment mandatés par la requérante installés au Royaume-Uni a été nécessairement et raisonnablement exposée (34 360 GBP). Elle l'accorde donc en totalité, plus tout montant pouvant être dû au titre de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA), moins le montant versé par le Conseil de l'Europe au
titre de l'assistance judiciaire, non prise en compte dans leur demande. De plus, elle alloue également en totalité la somme réclamée par ses représentants en Turquie (3 000 GBP). Quant aux frais demandés par l'association Kurdish Human Rights Project, la Cour n'est pas convaincue que la participation de celle-ci à la procédure justifie l'octroi d'une somme. Elle rejette donc sa demande.

    C. Intérêts moratoires

136.  Selon les informations dont dispose la Cour, le taux légal en vigueur au Royaume-Uni à la date d'adoption du présent arrêt est de 8 % l'an. La Cour estime que c'est ce taux qu'il convient d'appliquer au montant accordé à titre de frais et dépens aux représentants britanniques de la requérante ainsi qu'à celui alloué en livres sterling à ses représentants turcs, à convertir en livres turques au taux en vigueur à la date du versement.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Rejette, par dix-huit voix contre trois, l'exception préliminaire de non-épuisement des voies de recours internes ;
2. Rejette, à l'unanimité, l'exception préliminaire d'abus de procédure ;
3. Dit, par quatorze voix contre sept, qu'il y a eu violation de l'article 3 de la Convention ;
4. Dit, par seize voix contre cinq, qu'il y a eu violation de l'article 13 de la Convention ;
5. Dit, par vingt voix contre une, qu'il n'y a pas lieu d'examiner le grief de la requérante au titre de l'article 6 § 1 de la Convention ;
6. Dit, à l'unanimité, qu'il n'y a pas eu violation de l'article 25 § 1 de la Convention ;
7. Dit, à l'unanimité, qu'il ne s'impose pas d'examiner les griefs de la requérante au titre des articles 28 § 1 a) et 53 de la Convention ;
8. Dit, par dix-huit voix contre trois,

    a) que l'Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois, en réparation du préjudice moral, 25 000  (vingt cinq mille) livres sterling, à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement ;

    b) que ce montant sera à majorer d'un intérêt simple de 8 % l'an, à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement ;

9. Dit, par seize voix contre cinq,

    a) que l'Etat défendeur doit verser directement aux représentants de la requérante au Royaume-Uni, dans les trois mois, pour frais et dépens, 34 360 (trente-quatre mille trois cent soixante) livres sterling, plus tout montant pouvant être dû au titre de la TVA, moins 19 145 (dix-neuf mille cent quarante-cinq) francs français à convertir en livres sterling au taux applicable à la date du prononcé du présent arrêt, et à ses représentants en Turquie 3 000 (trois mille) livres sterling, à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement ;
    b) que ce montant sera à majorer d'un intérêt simple de 8 % l'an, à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement ;

10. Rejette, à l'unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le 25 septembre 1997.

    Signé : Rolv Ryssdal
    Président

Signé : Herbert Petzold

    Greffier

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 51 § 2 de la Convention et 53 § 2 du règlement A, l'exposé des opinions séparées suivantes :

    – opinion partiellement concordante et partiellement dissidente de M. Matscher ;
    – opinion partiellement concordante et partiellement dissidente de M. Pettiti ;
    – opinion dissidente commune à MM. Gölcüklü, Matscher, Pettiti, De Meyer, Lopes Rocha, Makarczyk et Gotchev (en ce qui concerne les sévices allégués (article 3 de la Convention)) ;
    – opinion dissidente commune à MM. Gölcüklü, Pettiti, De Meyer, Lopes Rocha et Gotchev (en ce qui concerne les voies de recours (article 13 de la Convention)) ;
    – opinion dissidente individuelle de M. Gölcüklü ;
    – opinion dissidente individuelle de M. De Meyer.

Paraphé : R. R.
Paraphé
: H. P.

    OPINION PARTIELLEMENT CONCORDANTE ET PARTIELLEMENT DISSIDENTE DE M. LE JUGE MATSCHER

1. J'approuve la décision de la grande chambre relative au rejet des exceptions préliminaires du gouvernement défendeur.
2. Nul doute que si les faits dénoncés étaient prouvés, ils constitueraient une violation extrêmement grave de l'article 3 de la Convention.
Pourtant, à mon avis, cette condition est loin d'être remplie, même en reconnaissant que les délégués de la Commission qui ont conduit l'enquête sur les lieux se sont trouvés devant une situation difficile, au vu des déclarations contradictoires des deux côtés et des intérêts divergents de l'un et de l'autre, en particulier du manque de coopération efficace de la part du gouvernement défendeur. Toutefois, face à de telles déclarations contradictoires, une enquête « pénale » doit être menée d'une manière bien plus approfondie et plus objective, et elle doit prendre en considération tous les éléments en cause pour arriver à des conclusions fiables.
Je passe outre les incohérences et inexactitudes de détail dans les dépositions des deux côtés. Mais certains points soulevés dans les opinions dissidentes communes ci-après laissent perplexes et jettent des doutes sérieux sur la véracité de la version des faits telle que présentée par la requérante avec l'appui de l'Association des droits de l'homme de Diyarbakır et acceptée en substance par la Commission et la Cour.
Dans ces conditions, et sans être en mesure de dire quelle a été la « vérité » dans la présente affaire, je suis loin d'être convaincu que les allégations de la requérante sont prouvées au-delà de tout doute raisonnable, ce qui me conduit à conclure qu'une violation de l'article 3 de la Convention ne peut pas être constatée, faute de preuves suffisantes des faits sur lesquels elle se fonde.
3. Je rejoins la majorité de la grande chambre lorsqu'elle constate une violation de l'article 13 de la Convention.
4. Je rejoins également la majorité en ce qui concerne le constat d'absence de violation de l'article 25 § 1 et ses décisions au sujet des articles 6 § 1, 28 § 1 a) et 53 de la Convention.
5. Je souscris à l'octroi du dommage moral (point 8 du dispositif), mais ai voté contre l'octroi d'une somme élevée pour couvrir les honoraires des représentants de la requérante au Royaume-Uni parce qu'à mon avis, le recours à ceux-ci n'était nullement nécessaire (point 9 du dispositif).

OPINION PARTIELLEMENT CONCORDANTE ET PARTIELLEMENT DISSIDENTE DE M. LE JUGE PETTITI

J'ai voté avec la majorité sur les points 1, 2 (exceptions préliminaires), 5 (article 6), 6, 7, 8, 9 et 10 du dispositif.
J'ai voté avec la minorité la non-violation des articles 3 et 13.
Concernant l'article 3 de la Convention
Je me rallie à l'opinion dissidente commune ci-après en ce qui concerne l'article 3. Je considère, comme mes confrères, que l'enquête n'a pas apporté la certitude nécessaire de la réalité des faits, telle qu'habituellement exigée par la jurisprudence de la Cour.
Si les faits avaient été établis avec certitude, il est évident qu'il se serait agi alors d'une violation d'une extrême gravité.
Concernant l'article 13 de la Convention
La requérante disposait d'un recours qu'elle a utilisé (plainte au parquet), qui a donné lieu à une ouverture d'information non clôturée.
Je rejoins les observations formulées dans l'opinion dissidente commune ci-après relative à l'article 13 sur les lacunes de l'enquête, les négligences du parquet, les erreurs et négligences de la plaignante. Certes, le recours n'a pas été, à ce jour, effectif, mais les responsabilités quant à cette absence d'effectivité sont, dans une certaine mesure, partagées ; en sorte qu'il apparaît que les conditions requises pour l'application de l'article 13 ne sont pas réunies dans le cas d'espèce.

OPINION DISSIDENTE COMMUNE À MM. LES JUGES GÖLCÜKLÜ, MATSCHER, PETTITI, DE MEYER, LOPES ROCHA, MAKARCZYK ET GOTCHEV (EN CE QUI CONCERNE LES SÉVICES ALLÉGUÉS (ARTICLE 3 DE LA CONVENTION))*

1. Détention des trois intéressés
La requérante, son père et sa belle-sœur Ferahdiba affirment avoir été privés de leur liberté du 29 juin au 2 juillet 1993 et avoir été détenus pendant ces trois jours à la gendarmerie de Derik6.
Les dénégations pures et simples des gendarmes de Derik et l'absence, dans leur registre des détentions, de toute mention concernant les trois intéressés ne suffisent pas à démontrer le contraire.
Il n'en demeure pas moins que les seules relations dont nous disposons quant à l'arrestation, la détention et la mise en liberté de trois membres de la famille Aydın sont celles, non corroborées par des témoignages de tiers, de ces trois personnes elles-mêmes.
Celles-ci affirment avoir été d'abord conduites à la « place du village » ou à la « place près de l'école » avec « les autres villageois »7. L'un de ceux-ci, « un jeune homme », aurait, selon ce qu'a déclaré le père de la requérante en juillet 1995, été emmené avec les trois autres membres de la famille Aydın 8.
Le dossier ne contient à ce sujet aucune déclaration d'aucun de ces « autres villageois », ni, en particulier, de ce « jeune homme ». De même, il ne contient, plus généralement, aucun témoignage de personnes autres que les trois intéressés eux-mêmes concernant l'arrestation de ceux-ci, leur absence pendant trois jours ou leur retour au village.

Ni M. Özenir, procureur à Derik à l'époque des faits allégués, ni l'Association des droits de l'homme de Diyarbakır, ni la Commission elle-même n'ont recueilli à ce sujet d'autres témoignages que ceux des trois intéressés eux-mêmes.
Le dossier présente ainsi, sur un point qu'il est permis de considérer comme essentiel, une lacune regrettable.
2. Mauvais traitements
La requérante, son père et sa belle-sœur allèguent avoir subi, pendant leur détention, des sévices dont ils se sont plaints auprès du procureur de Derik le 8 juillet 1993.
Celui-ci les fit examiner, le jour même de la plainte, par le Dr Akkuş, de l'hôpital public de Derik9. La requérante fut aussi examinée le lendemain par le Dr Çetin, gynécologue à l'hôpital public de Mardin10, et, un peu plus d'un mois plus tard, le 13 août 1993, par un médecin de la clinique gynécologique de Diyarbakır11.
Il résulte des rapports et témoignages du Dr Akkuş et du Dr Çetin que chacun des trois intéressés présentait diverses lésions six ou sept jours après la date indiquée comme étant celle de leur libération12.
Relatives à des lésions qui n'étaient donc plus très récentes, les constatations de ces médecins ne sont pas incompatibles avec les allégations des intéressés, mais elles n'autorisent aucune conclusion précise quant à ce qui avait pu causer les lésions.
3. Le cas particulier de la requérante
L'accusation la plus grave est sans doute celle selon laquelle la requérante aurait été violée au cours de sa détention. C'est ce qu'elle déclara dès le 8 juillet 1993 au procureur de Derik, en précisant qu'on avait « détruit sa virginité »13.

L'examinant au cours de l'après-midi de ce même jour, le Dr Akkuş a constaté des déchirures à l'hymen et des contusions sur les faces internes des cuisses14. Le lendemain, le Dr Çetin a relevé, lui aussi, des traces de défloration, en indiquant que celles-ci étaient déjà cicatrisées et que la défloration devait remonter à plus d'une semaine15.
Il y avait donc eu (des) rapport(s) sexuel(s) ou (des) tentative(s) de rapport(s) sexuel(s) à une date antérieure au 2 juillet 1993. Mais où, quand et avec qui ? Forcés ou non ?
Les constatations, plutôt sommaires, du Dr Akkuş et du Dr Çetin, ainsi qu'à plus forte raison celles faites plus d'un mois plus tard à la clinique de Diyarbakır, furent faites lorsque les pénétrations ne pouvaient plus être datées avec certitude. De toute manière, elles ne suffisent pas à démontrer qu'il y ait eu viol, ou tentative de viol, par l'un ou l'autre des gendarmes de Derik ou dans les locaux de la gendarmerie de Derik.
Les choses se compliquent quelque peu en ce que, d'une part, d'après ses propres déclarations de 1993 et de 1995, la requérante s'est mariée avec son cousin Adidin Aydın quelques jours seulement après ce qui se serait passé à la gendarmerie de Derik16, ce qui peut surprendre dans le contexte culturel de la région, et en ce que, d'autre part, elle a eu un premier enfant très peu de temps, semble-t-il, après ce mariage17.
A ce propos, il n'est pas sans intérêt de noter que, selon sa déclaration du 1er avril 1994 à l'Association des droits de l'homme de Diyarbakır, la requérante se serait fait examiner, peu après son mariage, par le Dr Önat, gynécologue en cette ville, afin d'établir, par « diverses méthodes », si l'enfant qu'elle attendait à ce moment était bien de son mari18.

On peut regretter qu'elle n'ait pas pareillement consulté, aussitôt après les sévices allégués, un médecin plus diligent, plus qualifié ou mieux équipé que ses confrères Akkuş et Çetin. On peut aussi se demander si l'Association des droits de l'homme de Diyarbakır n'aurait pas pu encore penser à cela en temps utile.
4. Conclusion
Il résulte de ce qui précède qu'il n'a été produit aucune preuve de source indépendante étayant les allégations de la requérante, de son père et de sa belle-sœur et qu'il n'a pas été démontré, « au-delà de tout doute raisonnable »19, que ces allégations correspondent à la réalité.
La preuve de la détention, des mauvais traitements et, plus particulièrement, du viol n'a pas été fournie avec toute la rigueur que la Cour se doit à elle-même d'exiger.
Dans une matière aussi grave, compte tenu notamment du cadre conflictuel dans lequel l'affaire se situe20, une impression de « crédibilité », telle que celle laissée par la requérante et par son père à la Commission21, ne peut suffire.

OPINION DISSIDENTE COMMUNE À MM. LES JUGES GÖLCÜKLÜ, PETTITI, DE MEYER, LOPES ROCHA ET GOTCHEV (EN CE QUI CONCERNE LES VOIES DE RECOURS (ARTICLE 13 DE LA CONVENTION))*

1. Aperçu chronologique
Les faits allégués auraient eu lieu entre le 29 juin et le 2 juillet 1993.
La requérante, son père et sa belle-sœur ont porté plainte le 8 juillet 1993 auprès du procureur de Derik, M. Özenir23.
Celui-ci a procédé à diverses mesures d'instruction, notamment les 8, 9, 13 et 22 juillet, 12 août et 9 décembre 1993, 18 janvier, 17 février, 18 avril, 13, 18 et 26 mai 199424. Son successeur ou un autre procureur en aurait encore accompli en janvier et mai 199525.
La famille Aydın , « une fois libérée »26, a quitté Tasit pour Derik-Kale, où elle se trouvait déjà, semble-t-il, le 15 juillet 199327. De là, la requérante et son mari, ainsi que Ferahdiba et le mari de celle-ci, sont partis en mars ou avril 1994, sans laisser d'adresses28.
La requête à la Commission a été introduite le 21 décembre 1993, en vertu d'un mandat de représentation déjà donné par la requérante à l'Association des droits de l'homme de Diyarbakır, le 15 juillet 199329.

2. L'enquête du procureur
Les problèmes que pose la présente affaire résultent surtout de l'insuffisance de l'enquête faite (pour autant qu'elle l'ait été) par le procureur de Derik à la suite des plaintes des trois intéressés.
Elle est déficiente sur deux points essentiels : il s'est contenté trop facilement des dénégations des gendarmes et de ce que lui apprenaient (ou n'apprenaient pas) leurs registres et n'a pas pris la peine d'interroger ou de faire interroger d'autres villageois de Tasit.
Quant à ce deuxième point, M. Özenir a affirmé en juillet 1995 que les Aydın ne lui ont jamais parlé d'autres villageois30. En effet, aucun de ses procès-verbaux d'audition n'en fait état, mais, d'une part, cela ne prouve pas nécessairement que les Aydın ne lui en ont pas parlé et, d'autre part, même s'ils ne l'ont pas fait, on peut, de toute manière, s'étonner de ce que le procureur ne semble pas avoir recueilli ou tenté de recueillir des renseignements à Tasit au sujet de ce qui avait pu s'y passer31.
En fait, le procureur n'a pas fait grand-chose d'autre que requérir des examens médicaux32, qui devenaient de plus en plus inutiles au fur et à mesure que le temps s'écoulait.
Ainsi cette affaire, dans laquelle nous manquons d'éléments permettant de constater, au-delà de tout doute raisonnable, une violation des droits garantis par l'article 3, soulève plutôt des questions en ce qui concerne le droit d'accès à la justice, garanti par l'article 6, et le droit à un recours effectif, garanti par l'article 13.

3. Comportement de la requérante et de l'Association des droits de l'homme de Diyarbakır
Mais cela fait alors surgir des problèmes d'un autre genre.
D'une part, la requérante n'est allée porter plainte qu'environ huit jours après les faits allégués, lorsqu'il n'était déjà plus possible d'encore déterminer avec quelque précision la date de la pénétration33. Elle ne s'est pas fait examiner en temps utile quant au viol par un gynécologue qualifié, comme elle le fit un peu plus tard quant à la paternité de son mari34. Elle a disparu de la région peu après les faits allégués35.
D'autre part, rien n'indique que l'Association des droits de l'homme de Diyarbakır, qui s'affirme saisie de l'affaire dès le 15 juillet 1993, quinze jours environ après les faits allégués, et chargée depuis lors de représenter la requérante, ait fait quelque chose pour faire activer l'enquête, notamment en s'adressant aux supérieurs hiérarchiques de M. Özenir ou à d'autres autorités turques et, plus particulièrement, en recueillant ou tentant de recueillir elle-même des témoignages d'autres villageois au sujet des événements qui se seraient produits à Tasit le 29 juin 199336.
La présence des autres villageois au moment de l'arrestation est déjà explicitement mentionnée dans la toute première déclaration faite à l'Association par la requérante, également le 15 juillet 1993, selon ses représentants37. Cela étant, comment se fait-il que l'Association n'ait pas cherché à en retrouver l'un ou l'autre38 ?
Par ailleurs, elle ne semble avoir à aucun moment pensé à engager une procédure civile ou administrative.
Elle s'est contentée de laisser mijoter l'affaire pendant un peu plus de cinq mois, pour la porter alors directement devant la Commission, le 21 décembre 1993, moins de six mois après les faits allégués.
Il est, dans ces conditions, difficile de considérer que les voies de recours internes ont été épuisées. Il se comprend même qu'on puisse, à cet égard, parler d'abus de procédure.

Même si l'on estime qu'il y a, sur ces points, forclusion, en ce que l'Etat défendeur a négligé de faire valoir ses exceptions devant la Commission au stade de l'examen de la recevabilité de la requête39, ce comportement de l'Association dont il s'agit affaiblit considérablement ses thèses quant à la violation des articles 6 et 13.
4. Conclusion
Les insuffisances manifestes de l'enquête permettent-elles de conclure qu'il y a eu violation du droit d'accès à la justice ou du droit à un recours effectif ?
Nous estimons qu'on ne peut, en l'espèce, faire abstraction des comportements de la requérante et, surtout, de ceux des représentants de celle-ci. Ces comportements n'ont guère facilité l'enquête et plutôt contribué à la vouer à l'échec. Ils nous empêchent de constater une violation aussi bien de l'article 6 que de l'article 13.

OPINION DISSIDENTE INDIVIDUELLE DE M. LE JUGE GÖLCÜKLÜ

1.  Bien que la conclusion à laquelle j'arrive dans l'opinion dissidente commune ci-dessus me dispense de considérer les autres points de cette affaire, notamment sous l'angle des articles 6 et/ou 13, je trouve pourtant utile d'exposer le système turc en ce qui concerne les voies de recours internes.
2.  La requérante se plaint de l'absence des voies de recours internes effectives et adéquates, donc de la violation des articles 6 et/ou 13 de la Convention.
3.  Je tiens à préciser à cet égard qu'en cas d'allégations de torture et de mauvais traitements comme dans le cas d'espèce, trois voies de recours sont disponibles en droit turc qui auraient pu porter remède aux griefs de la requérante. La première est la voie pénale. Il est vrai que la requérante a porté plainte devant les autorités compétentes et a voulu déclencher des poursuites pénales contre les prétendus responsables des agissements incriminés.
4.  Cependant, la requérante s'est contentée simplement et uniquement de dénoncer les faits allégués, et cela d'une façon incomplète, et n'a rien tenté d'autre pour faire avancer l'enquête du procureur. Non seulement elle n'a été d'aucune utilité à cet effet, mais encore elle a fait son possible pour entraver les procédures en disparaissant pendant près d'un an sans laisser d'adresse. Il est contraire à toute logique juridique d'interpréter ce comportement négatif de la requérante à son avantage.
5.  Je tiens à noter que l'enquête pénale déclenchée par le procureur à la suite de la plainte de la requérante est toujours pendante. En cas de non-lieu du procureur, pour quelque motif que ce soit, l'intéressée aurait la possibilité de faire opposition devant le président de la cour d'assises du lieu.
6.  En second lieu, la requérante aurait pu introduire un recours en dommages-intérêts soit devant les juridictions administratives contre l'Etat, soit devant les tribunaux de l'ordre judiciaire contre les personnes responsables des mauvais traitements allégués.
7.  Les juridictions administratives, si elles avaient été saisies par la requérante, auraient pu condamner l'administration, sur la base de la responsabilité objective de l'Etat, ou pour faute de service, à réparer les préjudices causés à l'intéressée lors de sa garde à vue. Cette procédure administrative aurait eu, en plus, des effets positifs dans le domaine de l'enquête pénale en cours, les deux actions se basant sur les mêmes faits matériels.
8.  En ce qui concerne l'efficacité, surtout du recours du contentieux administratif, outre que je me réfère notamment à mon opinion dissidente dans l'arrêt Akdivar et autres c. Turquie (16 septembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV, p. 1234, §§ 16 et suiv.), je tiens à donner ci-

après des exemples significatifs pour montrer qu'il m'est impossible de souscrire à la conclusion de la majorité en ce qui concerne les articles 6 et/ou 13.
9.  Inspirés des mêmes préoccupations que les arrêts administratifs français, les jugements et arrêts soumis à l'examen peuvent être globalement analysés comme suit :
a) dans la totalité des arrêts et jugements joints et qui ne sont que des exemples non exhaustifs de la jurisprudence administrative, l'organe judiciaire a tranché en faveur des victimes ;
b) ces arrêts et jugements reposent sur des dispositifs très détaillés, faisant état d'un raisonnement juridique extrêmement sensible aux droits et intérêts des demandeurs en réparation, victimes de différents actes liés au terrorisme ;
c) les faits constituant la base de ces décisions sont très diversifiés : morts violentes, tirs de feu aériens (A24), voies de fait, blessures, dommages matériels ;
d) dans la plupart des cas, le dispositif de ces décisions renvoie à l'article 125 de la Constitution, aux termes duquel tout acte ou décision de l'administration est susceptible d'un contrôle juridictionnel ;
e) les décisions ne font pas de distinction entre les actes commis par le PKK (par exemple A13), par les forces de sécurité (A5) ou par des personnes non identifiées (par exemple A3, A17, A24), les décisions se plaçant dans une optique plus globale dépassant la recherche de la faute de service (A25) ou même la responsabilité objective de l'administration : l'argument moteur du raisonnement de la justice administrative repose sur la théorie du « risque social » ;
f) la théorie du risque social telle que développée dans les arrêts et jugements soumis comprend les éléments suivants :
– l'Etat doit assurer l'ordre public et le bien-être de la population ;
– dans un contexte de violence terroriste, il arrive que l'Etat ne puisse pas assurer cette fonction primordiale, même si des pouvoirs exceptionnels sont reconnus aux forces de sécurité dans le cadre de la législation sur l'état d'urgence (notamment A3, A13, A14) ;
– si, dans de telles circonstances, certaines personnes subissent des violences, torts, pertes, dommages corporels ou matériels, elles doivent être indemnisées même si elles ont fait preuve de négligence ou d'imprudence et indépendamment de l'identité de l'auteur de ces actes, qu'ils soient criminels ou licites. La seule causalité à établir dans ces cas est celle du dommage allégué et du fait générateur et non pas du dommage et de l'auteur présumé (par exemple A17). Il s'agit là de la responsabilité
collective de l'Etat de droit (notamment A14) vis-à-vis de l'individu qui devient victime du seul fait qu'il appartient à la collectivité (notamment A14 et A16) .
Dans un jugement dont les faits de base consistent en des dommages subis à la suite d'un tir de feu aérien par des avions non identifiés, le tribunal constate que « Puisque les faits sont établis, la responsabilité de la réparation du dommage subi à la suite du feu ouvert, soit par des avions appartenant aux forces militaires turques, soit en raison d'une protection insuffisante de l'espace aérien par des avions non identifiés, incombe à l'administration. » (jugement du tribunal administratif de Van du 30 mars 1994, affaire no 1992/407, no 1991/171) ;
g) les arrêts rendus par le Conseil d'Etat rejettent justement les pourvois de l'administration, à savoir le ministère de l'Intérieur, et confirment les jugements rendus par les tribunaux administratifs conformément aux principes énoncés ci-dessus ;
h) à noter, par ailleurs, que ces arrêts et jugements sont également conformes aux critères du « délai raisonnable » ;
i) l'examen de ces arrêts et jugements est encore amplement significatif d'un autre point de vue qui dépasse les conclusions parfaitement concordantes sur la théorie de la responsabilité collective de l'administration : l'examen de l'arrière-plan factuel de ces décisions fait ressortir l'ampleur du phénomène terroriste, sa violence, ses moyens de combat souvent « aveugles », sournois et perfides visant à semer la panique et l'insécurité parmi la population, n'épargnant ni vies humaines ni biens matériels ;
j) la théorie du risque social a été depuis ces arrêts développée et appliquée à des situations apparues dans d'autres régions. Par exemple, la quatrième chambre du tribunal administratif d'Ankara, dans son jugement relatif à l'assassinat par des inconnus du journaliste Uğur Mumcu (affaire no 1995/460, jugement no 1996/1319), a appliqué le principe du risque social et condamné l'administration à verser à la famille du défunt un montant élevé au titre du dommage subi.
Naturellement, la théorie du risque social n'a pas remplacé la théorie de la faute administrative dans les cas où cette faute a pu être constatée. A titre d'exemple, l'arrêt rendu par le Conseil d'Etat (affaire no 1996/6148, jugement no 1996/8745 et affaire no 1995/831, jugement no 1996/845 du tribunal administratif de Sivas) dans deux affaires qui concernaient l'invalidité de deux personnes à la suite des tirs de feu de soldats, a statué sur la responsabilité pour faute de l'administration et reconnu la nécessité de la réparation.

(A3)

TRIBUNAL ADMINISTRATIF DE DIYARBAKιR
Affaire no 1992/223
Jugement no 1994/21

Requérants : 1. Hüsna Kara. 2. Ahmet Kara. 3. Meryem Kara. 4. Leyla Kara. 5. Gülbehar Kara. 6. Salih Kara. 7. Hami Kara. 8. Hamit Kara

          Ville de Hilâl Kasabasi, Uludere – Şιrnak

Avocat : Me Nusret Senem, Karanfil Sok. no 3/34, Kιzιlay – Ankara

Défendeurs : 1. Ministère de l'Intérieur – Ankara. 2. District de Şιrnak – Şιrnak

Résumé de la requête : Demande de dommages et intérêts et de satisfaction morale en raison du meurtre, par des personnes non identifiées, du parent des requérants, résultant d'une faute de l'administration qui n'a pas pu assurer dans les faits de la cause la sécurité des citoyens, ce qui a privé les requérants de leur soutien matériel. Les requérants demandent 120 millions de livres turques (TRL) de dommage matériel, 50 millions de TRL de dommage moral pour la veuve du défunt, 30 millions de TRL de dommage matériel et 20 millions de TRL de dommage moral pour chacun des six enfants du défunt, 50 millions de TRL de dommage moral pour le frère, soit au total 300 millions de TRL de dommage matériel et 220 millions de TRL de dommage moral, ainsi que les intérêts moratoires à partir de la date du meurtre.

Résumé de la défense : Le défunt, maire de Hilâl, n'avait averti aucune autorité civile ou militaire de son voyage, n'avait demandé aucune mesure de protection, malgré les actes de terrorisme qui sévissaient dans la région, se comportant avec beaucoup de désinvolture ; aucune faute n'incombant à l'administration dans un tel cas imprévisible, celle-ci ne saurait être tenue de dédommager les requérants parce qu'elle s'est contentée de mesures générales ; il faut tenir compte également du fait que le défunt ne pouvant être toute sa vie réélu maire, les demandes de réparation indiquées dans le rapport d'expertise sont exagérées ; pour tous ces motifs, l'administration demande le rejet de cette action.

AU NOM DE LA NATION TURQUE

Le tribunal administratif de Diyarbakır, saisi de la présente affaire, a décidé comme suit :
Le tribunal a été saisi d'une demande de dommage matériel s'élevant à 300 millions de TRL au total et de dommage moral s'élevant à 220 millions de TRL au total, ainsi que de paiement des intérêts moratoires à partir de la date du meurtre du parent des requérants, assassiné par des personnes non identifiées, ce qui les a privés de leur soutien matériel.
L'examen du dossier fait ressortir que le défunt Yakup Kara, [père], époux et frère des requérants, maire de la ville de Hilâl, située dans le district d'Uludere de la province de Şιrnak, alors qu'il conduisait sa voiture immatriculée 06-S-63S1 vers 10 heures le 28 juin 1991 sur la route Uludere-Şιrnak, a été arrêté par des personnes non identifiées et assassiné avec cinq autres personnes, après avoir été emmené de force dans un coin montagneux ; malgré la non-identification des auteurs des meurtres, il ressort de l'ordonnance d'incompétence ratione materiae rendue par le procureur de la République de Şιrnak, le 10 juillet 1991 (no 1991/95), ainsi que du dossier d'instruction préparatoire de la cour de sûreté de l'Etat de Diyarbakιr (1991/1239) que les assassinats avaient été commis par les membres de l'organisation terroriste et séparatiste.
L'obligation de l'administration de verser des dommages-intérêts en raison des préjudices particuliers et extraordinaires causés aux individus pendant l'accomplissement du service public, constitue un principe bien connu du droit administratif. Cette responsabilité juridique ne découle pas seulement du principe de la faute ou de la théorie de la faute de service ; l'administration peut être tenue responsable sans exiger la condition de la faute. En principe, l'administration est tenue de réparer les dommages résultant directement de l'exécution du service. Cependant, par exception à cette règle, dans certains cas, l'administration doit la réparation même sans exiger de lien de causalité pour les dommages qui concernent ses activités et qu'elle n'a pas pu prévenir comme elle devait le faire. Ce principe du risque social est fondé sur la conception de la responsabilité collective et reconnu par la doctrine et par la jurisprudence.
Il est bien connu que les actions terroristes se concentrant notamment dans une région du pays sont dirigées contre l'Etat, qu'elles ont pour objectif la destruction de l'ordre constitutionnel de l'Etat et que les dommages subis ne découlent pas d'inimitiés personnelles à l'encontre des personnes et des institutions.
Les personnes qui subissent des dommages en raison de ces actions, sans qu'elles-mêmes y soient impliquées, sont victimes non pas de leurs propres fautes et actes, mais du bouleversement que traverse la société. En bref, c'est l'appartenance à cette société qui engendre le dommage. Ainsi l'administration doit-elle réparer les dommages en question sur la base du principe du risque social car elle n'a pas été en mesure de les prévenir comme elle le devait. En fait, que l'administration associe la société à la réparation des dommages subis de cette façon est conforme aussi bien au principe de l'équité qu'à celui de l'Etat social.
Il ressort des faits de la cause que les dommages subis par les requérants ne découlent pas de leurs propres actes mais de leur qualité de membres d'un Etat, dont l'intégrité territoriale est menacée par des activités terroristes d'une grande ampleur. Pour ces motifs, même si aucune faute ne pouvait être imputée à l'administration, celle-ci doit réparer les dommages extraordinaires subis par les individus dans les lieux où règne l'état d'urgence.
Vu ces considérations, même si la notion de perte du soutien de famille est une notion hypothétique, il faut tenir compte, dans le calcul du dommage matériel, du niveau des revenus à la date du décès dans les limites définies dans le rapport d'expertise du 7 février 1993 et, par ailleurs, accéder à la demande de préjudice moral pour compenser, ne serait-ce que partiellement, la douleur, la tristesse et les troubles psychologiques ressentis par la jeune veuve, les enfants et le frère en raison du décès.
Pour les motifs énoncés, le tribunal a décidé :
i) d'accueillir la demande de 300 millions de TRL au titre du préjudice matériel, à raison de 120 millions de TRL pour la veuve et 30 millions de TRL pour chacun des enfants, plus les intérêts moratoires à partir du 7 avril 1992, date de la saisine du tribunal ;
ii) d'accueillir en partie la demande de 220 millions de TRL au titre du préjudice moral, à raison de 9 millions de TRL pour la veuve et 6 millions de TRL pour chacun des six enfants et 5 millions de TRL pour le frère Hamit Kara, soit un total de 50 millions de TRL ; de rejeter la demande pour le surplus.

[Le tribunal statue également sur les taxes et frais de justice]

Ce jugement a été prononcé le 25 janvier 1994 à l'unanimité :

Président Membre Membre
Bilâl Uslu Ahmet Çoranoğlu Ali iza Yeğenoğlu
Matricule 26692 Matricule 32807 Matricule 32918
Signature Signature Signature

(Décompte de frais de justice

Au total 5 176 400 TRL)

(A5)

TRIBUNAL ADMINISTRATIF DE DIYARBAKIR
Affaire no 1990/870
Jugement no 1994/31

Requérante : Sabriye Kara (pour elle-même et pour ses cinq enfants)

Représentant : Me Fethi Gümüs – Diyarbakır

Défendeur : Ministère de l'Intérieur – Ankara

Résumé de la requête : Demande de versement d'une indemnité de 50 millions de TRL au titre du dommage matériel et 7 millions de TRL au titre du dommage moral subis par les requérants par suite de la mort du chef de famille Sabri Kara, tué par les gendarmes près de Diyarbakır.

Résumé de la défense : L'incident en question ne découle pas d'une faute de l'administration ; il faut par conséquent rejeter la requête.

AU NOM DE LA NATION TURQUE

Le tribunal administratif de Diyarbakır, saisi de la présente affaire, a décidé comme suit :
Les requérants demandent le versement d'une indemnité de 50 millions de TRL au titre du dommage matériel et de 7 millions de TRL au titre du dommage moral subis par eux du fait de la mort du chef de famille, Sabri Kara, tué par les gendarmes près de Diyarbakır.
La Constitution de la République de Turquie souligne dans son préambule que chaque citoyen turc bénéficie, conformément aux impératifs d'égalité et de justice sociale, des droits et libertés fondamentaux énoncés dans la Constitution, et possède dès sa naissance le droit et la faculté de mener une vie décente au sein de la culture nationale, de la civilisation et de l'ordre juridique et de s'épanouir matériellement et spirituellement dans cette voie. Elle prévoit dans son article 125 que l'administration est tenue de réparer tout dommage résultant de ses actes et mesures. Cette disposition englobe non seulement les fautes de service, mais également la responsabilité de l'administration en l'absence de faute.
Il ressort de l'examen de la présente affaire que le chef de famille a été sommé par les gendarmes de s'arrêter à un barrage routier, le 11 août 1989 à 23 heures, près de Diyarbakır. N'obéissant pas aux avertissements de ceux-ci, il a été tué au volant de son véhicule par des tirs de sommation. Le conseil administratif de district, saisi de l'affaire, a décidé qu'il y avait lieu de juger les gendarmes responsables de la mort de Sabri Kaya. Cette décision, confirmée par le Conseil d'Etat, a ensuite été annulée par la troisième cour d'assises de Diyarbakır, qui a décidé d'acquitter les inculpés. Les requérants ont déféré la présente affaire devant notre tribunal en faisant valoir le dommage moral qu'il ont subi en raison du décès de leur chef de famille et le dommage matériel découlant de la perte du soutien que leur assurait ce dernier.
Conformément à l'expertise effectuée sur demande de notre tribunal, il a été décidé de verser une indemnité de 14 millions de TRL à Sabriye Kara, l'épouse du défunt, 8 millions de TRL à Kutbettin, 6 millions de TRL à Cebelli, 5 millions de TRL à Mahmut, 4 millions de TRL à Ramazan et 3 millions de TRL à Gülistan, les enfants du défunt, soit au total 42 098 574 TRL au titre du dommage matériel.
Par ailleurs, eu égard au modèle de la famille moderne formée du père, de la mère et des enfants, il est évident que la perte d'un des membres de cette famille engendre des effets négatifs du point de vue matériel et moral sur le reste de la famille. Le versement d'une indemnité au titre du dommage moral subi par les membres de la famille constitue, en ce sens, une mesure visant à la protection de la famille. Il est décidé, par conséquent, d'octroyer une indemnité morale de 7 millions de TRL au total à la famille du défunt.
A la lumière des observations qui précèdent, le tribunal accueille la demande en réparation. L'administration concernée doit donc verser aux requérants 42 098 574 TRL au titre de dommage matériel et 7 millions de TRL au titre de dommage moral (...)

Président adjoint Membre Membre

(Frais du jugement)

(...)

(A13)

TRIBUNAL ADMINISTRATIF DE DIYARBAKIR
Affaire no 1990/263
Jugement no 1991/658

Requérante : Behiye Toprak

Représentant : Me Zafer Akdag

Défendeur : Ministère de l'Intérieur – Ankara

Résumé de la requête : La requérante réclame 45 millions de TRL et 7 millions de TRL au titre des dommages matériel et moral qu'elle a subis avec ses deux enfants du fait de la mort de son mari, Mehmet Toprak, tué par des terroristes sur la route de Midyat à Dargeçit le 30 août 1988.

Résumé de la défense : Cette affaire constitue un cas isolé de trouble de l'ordre public. L'administration ne peut être avertie à l'avance de cette sorte d'acte isolé en vue de prendre les mesures préventives nécessaires. Elle ne saurait donc être blâmée pour la mort de Mehmet Toprak. C'est à la requérante qu'il incombe d'engager une action en justice contre les auteurs du crime. Il n'existe aucun dommage que l'administration soit tenue de réparer. Il échet de rejeter la requête.

AU NOM DE LA NATION TURQUE

Le tribunal administratif de Diyarbakır, saisi de la présente affaire, a décidé comme suit :
Conformément à l'article 125 de la Constitution, l'administration est tenue de réparer tout dommage résultant de ses actes et mesures. Cette obligation est valable non seulement pour les pertes résultant de fautes de l'administration mais également en l'absence de toute faute.
Il est notoire que les actes anarchistes ou terroristes se produisant sur notre territoire visent l'Etat. Ils ont pour but de diviser le territoire du pays et d'anéantir l'ordre constitutionnel. Les personnes morales ou physiques subissant des dommages en raison de ce type d'actes ne peuvent être tenues pour responsables de ces dommages, qui ne résultent d'aucune faute de leur part. Ces dommages sont la conséquence de la situation actuelle de troubles ou d'attentats armés organisés par des organisations terroristes. Les incidents provoqués de façon délibérée par des organisations illégales ne peuvent passer pour des actes isolés troublant l'ordre public.
Les citoyens sont victimes de ces actes du simple fait de leur appartenance à la communauté. En ce cas, la responsabilité de l'administration va au-delà d'une faute dans le service public mais relèverait plutôt du principe de « risque social ». Selon ce principe, même si l'administration ne peut être tenue pour responsable, elle doit dédommager du préjudice subi par les tierces parties, étant donné qu'elle a failli à son obligation de le prévenir.
Conformément à l'article 2 a) de la loi no 2559 sur les attributions et obligations de la police et à l'article 7 a) de la loi no 2803 sur les attributions et obligations de la gendarmerie, l'administration doit veiller à l'organisation des services publics placés sous sa responsabilité, garantir l'existence des moyens nécessaires à son fonctionnement effectif et empêcher les pertes en prenant des mesures appropriées.
Il est impossible que les citoyens sachent à l'avance l'heure et le lieu où sera perpétré un acte terroriste et préviennent les autorités afin qu'elles décident des mesures qui s'imposent.
L'administration doit prendre des dispositions en vue de protéger la vie et les biens des citoyens contre de tels incidents.
Mehmet Toprak fut arrêté alors qu'il se rendait en voiture de Midyat à Dargeçit et tué par des terroristes le 30 août 1988. Il apparaît clairement, dans cette affaire, que l'administration défenderesse n'a pas pris les mesures de sécurité nécessaires sur la route reliant Midyat et Dargeçit. En ce sens, elle a failli au devoir, que lui impose la loi, de garantir la sécurité des citoyens. En conséquence, l'administration doit fournir une indemnisation pour le préjudice matériel et moral subi par les plaignants.

(...)

10 décembre 1991

(A14)

CONSEIL D'ÉTAT – 10e section
Affaire no 1992/3066
Jugement no 1993/3774

Appelant : Ministère de l'Intérieur – Ankara

Défenderesse : Behiye Toprak

Résumé de la position de l'appelant : Le 10 décembre 1991, le tribunal administratif de Diyarbakır a alloué 45 millions de TRL pour dommage matériel et 7 millions de TRL pour dommage moral à la défenderesse, Behiye Toprak et à ses deux enfants, pour le préjudice subi en raison de la mort de Mehmet Toprak, mari de la défenderesse, tué par des terroristes alors qu'il circulait sur la route reliant Midyat à Dargeçit le 30 août 1988. L'appelant a saisi le Conseil d'Etat d'un pourvoi en cassation de la décision d'allouer une réparation.

(...)

Procureur général du Conseil d'Etat : Ülkümen Osmanağaoğlu

Avis du procureur général : Le préjudice subi par la famille de Mehmet Toprak, tué par des terroristes, ne résultait pas de ce que l'administration ne lui avait pas assuré sa protection. Il convenait cependant de considérer cet incident en fonction de son contexte, à savoir les actions terroristes et séparatistes survenant en Turquie et de tenir compte du principe de la responsabilité au sens strict. La demande en réparation de l'appelant devait être accueillie conformément aux principes énoncés dans le préambule et les articles 2, 3, 17 et 125 de la Constitution.

La 10e section du Conseil d'Etat décide comme suit.

(...)

Le tribunal administratif de Diyarbakır a dit dans son jugement que le préjudice subi par les défendeurs ne résultait pas d'une faute du défunt, mais au contraire d'actions prévues à l'avance par des organisations illégales dans le but de détruire l'ordre constitutionnel de l'Etat et de diviser le pays. Le tribunal a jugé que l'administration devait indemniser les dommages causés par les actes de tiers.
Conformément au principe du « risque social », les autorités sont tenues de prévenir de tels dommages en prenant des mesures de protection et de dissuasion. Il a été clairement établi que Mehmet Toprak fut arrêté alors qu'il était au volant de sa voiture pour se rendre de Midyat à Dargeçit et tué par des terroristes le 30 août 1988. Il fut victime d'un acte de terrorisme du simple fait qu'il appartenait à la collectivité. Il est aussi clair que l'administration n'a pas pris les mesures de sécurité nécessaires sur la route reliant Midyat à Dargeçit. A cet égard, elle a failli à son obligation de protéger les citoyens. En conséquence, l'administration doit indemniser les victimes pour le préjudice matériel et moral qu'elles ont subi.

(...)

Dans sa décision, le tribunal administratif a fait référence au principe de la faute d'un agent de l'Etat et au concept de « risque social » pour décider que l'administration devait indemniser la défenderesse.
L'espèce doit être examinée en fonction des circonstances et des principes pertinents.
Dans les Etats où règne la prééminence du droit, un principe bien connu de droit administratif veut que les autorités réparent les dommages causés par des tiers. La responsabilité légale ne découle pas seulement de la notion de faute ou de la théorie de la faute des agents de l'Etat ; l'administration a également une responsabilité stricte. Elle doit octroyer des dommages-intérêts lorsqu'il existe un lien de causalité entre le dommage et des actes d'agents de l'Etat.
L'administration doit aussi verser des dommages-intérêts – même en l'absence de lien de causalité – pour les dommages touchant à sa sphère d'activité et qu'elle n'a pas pu prévenir comme elle le doit. Ce principe, fondé sur le concept de la responsabilité collective et dénommé « risque social », a été élaboré dans la jurisprudence.
Il est notoire que certaines régions du pays connaissent des actes terroristes dirigés contre l'Etat dans le but de détruire l'ordre constitutionnel. Les pertes qui en résultent ne sont pas le fruit d'une hostilité dirigée personnellement contre les victimes ni d'une faute de la victime. Ces personnes ne deviennent victimes que par leur simple appartenance à la collectivité (...)
Les autorités doivent porter leur part du fardeau et atténuer les conséquences des actes de terrorisme en versant des indemnités pour les dommages subis, conformément au principe de l'équité et de l'état social.
Il se justifiait donc d'allouer une réparation.
Partant, le Conseil d'Etat décide à l'unanimité de rejeter le pourvoi en cassation du jugement rendu par le tribunal administratif.

13 octobre 1993

(A16)

TRIBUNAL ADMINISTRATIF DE DIYARBAKIR
Affaire no 1991/720
Jugement no 1992/616

Requérants : Cemil Kaya, Osman Kaya

Avocat : Me Ismet Milli, Gevran Cad. 29 – Diyarbakır

Défendeur : Ministère de l'Intérieur – Ankara

Résumé de la requête : Demande de 60 millions de TRL de dommages-intérêts avec intérêts moratoires légaux en raison du dommage subi à la suite de la destruction par le feu de la maison, de la grange, de l'étable et des meubles des requérants au cours d'un affrontement survenu en février 1990, au village de Batı Karakoç, entre les forces de sécurité et les terroristes.

Résumé de la défense : Demande de rejet de l'action, celle-ci étant dépourvue de fondement juridique.

AU NOM DE LA NATION TURQUE

Le 19 novembre 1991, ayant été convoqués par courrier et communiqué du tribunal administratif de Diyarbakır, le requérant Osman Kaya et Maître Necat Andaç se sont présentés à l'audience publique, à l'issue de laquelle il a été décidé que :
Les requérants ont demandé 30 millions de TRL de dommages matériels en réparation du dommage subi au cours d'un affrontement entre les forces de sécurité et les terroristes dans le village de Batı Karakoç, dans la province de Diyarbakır.
L'article 125 de la Constitution dispose que « l'administration est tenue de réparer tout dommage résultant de ses actes et mesures ».
Il est notoire que les actes anarchistes ou terroristes se produisant sur notre territoire visent l'Etat. Ils ont pour but de diviser le territoire du pays et d'anéantir l'ordre constitutionnel. On sait et on constate qu'en fait, les dommages subis par les personnes et les institutions ne proviennent pas d'une inimitié personnelle dirigée à leur encontre.
Il s'ensuit que les dommages subis par les personnes physiques ou morales ne résultent pas d'une faute de leur part mais des actes armés de groupes formés pour faire usage de la violence dans le but de fomenter des troubles sociaux, détruire l'ordre constitutionnel et diviser le pays par le biais de faits violents longuement prémédités. Les actes ne sont pas des incidents isolés troublant l'ordre public, mais des actions planifiées d'avance par des organisations illégales. En bref, ce n'est pas l'individu qui est la cause du préjudice.
On peut prétendre que, puisque ce n'est pas un acte de l'administration qui génère le dommage, une faute quelconque ne saurait lui être imputée.
Cependant, de nos jours, la responsabilité de l'administration n'est pas limitée exclusivement au principe de la faute commise, elle peut découler également du principe du « risque social ». D'après ce principe, l'administration est tenue de remédier aux dommages qui ne découlent pas de ses faits et actes mais des actes de tierces personnes qu'elle n'arrive pas à prévenir, alors qu'il est de son devoir de le faire.
L'administration est chargée de mettre en place préalablement le dispositif nécessaire pour l'accomplissement du service public dont la compétence et la responsabilité lui incombent. Elle est tenue de mettre à la disposition de cette organisation les moyens matériels, humains et financiers et empêcher ce type de préjudice par des mesures de prévention, de protection et de dissuasion prises par la police et la gendarmerie, conformément à l'article 2 a) de la loi no 2559 sur les attributions et obligations de la police et la loi no 2803 sur les attributions et obligations de la gendarmerie.
Il est évident qu'on ne peut demander à l'administration de savoir à l'avance quand et où se produiront de tels incidents, qui se répètent depuis des années et ont conduit à l'état d'urgence, et de prendre les mesures nécessaires. D'autre part, il est évident que l'administration doit prendre les mesures destinées à protéger efficacement la vie et les biens des personnes pour les incidents connus ou attendus.
L'examen des pièces du dossier révèle que la maison d'Osman Kaya a été détruite, que les huit lits, les provisions, l'engrais, les kilims et les rideaux avaient intégralement brûlé ainsi que sept chaises, que la valeur de la maison était de 20 000 TRL, celle des provisions de 5 millions de TRL et des chèvres de 700 000 TRL et que Cemil Kaya n'avait subi aucun préjudice. Selon le rapport établi par les autorités de la province de Diyarbakır d'après les déclarations des personnes ayant subi des dommages, le préjudice d'Osman Kaya s'élevait à 26 500 000 TRL, et il fallait admettre que son dommage matériel était de 26 500 000 TRL.
L'avocat des requérants a demandé que 30 millions de TRL soient versés à Cemil Kaya, Osman Kaya habitant une maison lui appartenant. Cependant, tenant compte du fait que Cemil Kaya, à aucun moment des faits, ne s'est prévalu d'un préjudice, la somme de 20 millions de TRL sera versée à Osman Kaya.
Pour les motifs énoncés plus haut, il a été décidé à l'unanimité de rejeter la demande de Cemil Kaya, d'accéder partiellement à la demande de dommages-intérêts d'Osman Kaya en lui versant 26 500 000 TRL et en rejetant le surplus, avec des intérêts moratoires sur la somme de 26 500 000 TRL à partir du 27 octobre 1991, date à laquelle sa demande fut rejetée par l'administration ; s'agissant des honoraires versés au moment de la saisine, de radier les 150 000 TRL et compléter la somme de 155 000 TRL ; en ce qui concerne les frais de justice s'élevant à 181 700 TRL, de les partager proportionnellement entre le requérant et le défendeur, à raison de 167 948 TRL pour le défendeur et 213 752 TRL pour le requérant ; pour les honoraires d'avocat, de demander au défendeur de verser 1 564 000 TRL au requérant.

Prononcé le 19 novembre 1992

Président Membre Membre
Orhan Erdost Nilgün Kurtoğlu Mehmet Gökpinar
26375 27475 32730
Signature Signature Signature

Frais de justice
Droits de saisine 7 700
Droits pour le jugement 265 000
Frais PTT 8 900
Frais de dossier 15 000
Fonds 5 000

          381 700

(A17)

CONSEIL D'ÉTAT – 10e section
Affaire no 1993/1740
Arrêt no 1994/2555

Requérant : Cemil Kaya, Quartier du 19 mai, rue 1034, no 61, Yüreğir – Adana

Défendeur : Ministère de l'Intérieur – Ankara

Résumé de la requête : A la suite du procès relatif à la demande de versement d'une indemnité de 60 millions de TRL avec intérêts, au titre du dommage subi par suite de la destruction de la maison, du grenier et de l'étable des requérants ainsi que de tous les biens meubles se trouvant dans la maison lors des combats qui ont eu lieu en février 1990 entre les forces de sécurité et les terroristes, au village de Batıkaraç, le tribunal administratif de Diyarbakır a décidé, par son jugement no 1992/616 (affaire no 1991/720), que la responsabilité de l'administration ne doit pas être comprise uniquement au sens de la faute de service ou de la responsabilité objective liées à des conditions strictes mais qu'elle engage également le principe dit du « risque social ». Conformément à ce principe, l'administration est tenue d'indemniser les dommages causés par les tiers qu'elle avait l'obligation de prévenir, même si ceux-ci ne résultent pas de sa faute. En l'occurrence, la maison d'Osman Kaya, un des requérants, a été détruite et ses biens meubles, à savoir huit matelas, les réserves alimentaires, l'engrais, les tapis, les rideaux ont été entièrement détruits et ses sept chèvres tuées. Le tribunal a tenu compte de l'estimation du requérant selon laquelle sa maison valait 20 millions de TRL, les denrées alimentaires 5 millions et les chèvres 700 000. Il a précisé qu'aucun dommage subi par Cemil Kaya, un autre requérant, n'avait pu être établi, que dans le rapport dressé par les autorités de la province de Diyarbakır, conformément aux déclarations des requérants, il est souligné que le dommage subi par Osman Kaya est de 26 500 000 TRL, qu'il n'existe aucune référence à Cemil Kaya qui n'a, à aucun stade de l'affaire, déclaré avoir été lésé, qu'il convient, par conséquent, de rejeter les allégations de celui-ci. La demande d'Osman Kaya étant partiellement acceptée, il a été décidé que l'administration concernée versera une indemnité de 26 500 000 TRL avec intérêts à partir de la date où la requête a été rejetée, à savoir le 27 octobre 1991.
Cemil Kaya a demandé la cassation de la décision concernant le rejet de sa requête. Il allègue que la maison détruite au moment des faits lui appartenait et qu'Osman Kaya s'y était installé provisoirement.

Résumé de la défense : Rejet du pourvoi en cassation pour défaut de fondement.

Juge responsable : Yakup Bal

Procureur général du Conseil d'Etat : Ülkümen Osmanağaoğlu

Opinion du procureur général : Les points soulignés dans le pourvoi en cassation sortent du cadre des raisons mentionnées à l'article 49 § 1 de la loi no 2577 relative à la procédure administrative. Ils ne sont pas de nature à entraîner l'annulation de la décision en question, eu égard aux arguments juridiques sur lesquels s'appuie cette décision. Pour ces raisons, il convient d'entériner la décision du tribunal administratif et de rejeter le pourvoi en cassation.

AU NOM DE LA NATION TURQUE

La 10e section du Conseil d'Etat, saisie de la présente affaire, a décidé comme suit :
Les décisions définitives des tribunaux administratifs et des services du fisc ne peuvent être cassées que pour les motifs énoncés à l'article 49 de la loi no 2577 relative à la procédure administrative tel qu'amendé par la loi no 3622.
La décision étant conforme à la procédure et à la loi, et les motifs fondant le pourvoi n'exigeant pas son annulation, le Conseil d'Etat décide à l'unanimité le 6 juin 1994 de rejeter le pourvoi en cassation.

Président Membre Membre Membre Membre

(A24)

TRIBUNAL ADMINISTRATIF DE VAN
Affaire no 1992/408
Jugement no 1994/170

Requérant : Mizgin Yılmaz

Avocat : Mehmet Ekinci

Partie défenderesse : Ministère de la Défense – Ankara

Résumé de la requête : Le requérant demande 60 millions de TRL au titre du dommage matériel causé à son véhicule par des tirs ouverts depuis des avions survolant le district de Silo, situé dans la province de Hakkari, le 29 juin 1992.

AU NOM DE LA NATION TURQUE

Le tribunal administratif de Van a décidé comme suit :
En vertu de l'article 125 de la Constitution, l'administration est tenue de réparer tout dommage résultant de ses actes et mesures. Cette obligation s'étend non seulement aux dommages résultant de fautes dans le service public mais également à ceux non causés par des fautes.
L'article 35 de la loi no 211 relative au service interne des forces armées turques dispose que leur rôle est de protéger la patrie turque ainsi que la République turque.
(...)
Il est établi par les parties que trois personnes ont trouvé la mort, que treize autres ont été blessées et que des dommages matériels importants ont été causés par des tirs ouverts depuis des avions survolant la région de Silo, dans la province de Hakkari, le 29 juin 1992. Il ne fait pas de doute que cet incident s'est bien produit.
La protection de l'existence et de l'indépendance de l'Etat, ainsi que la sauvegarde de la vie et des biens des citoyens, sont les principaux devoirs d'un Etat. Celui-ci est tenu de protéger ses frontières et de prendre des mesures nécessaires en vue de prévenir les dangers extérieurs. Il doit instituer toute organisation appropriée dans ce but.
L'administration, qui a l'obligation de remplir ses fonctions d'une manière effective, est responsable devant la loi des dommages causés par ses dysfonctionnements ou omissions. En l'occurrence, l'administration a précisé que l'appartenance nationale des avions n'avait pas pu être établie. Néanmoins, les forces armées turques, qui sont chargées de la protection du
pays, doivent également exercer un contrôle effectif sur l'espace aérien national en vue de sauvegarder la vie et les biens des citoyens.
Si le tir est ouvert à partir d'avions non identifiés appartenant à un pays étranger, l'administration est tenue pour responsable d'une mauvaise protection de l'espace aérien national. Dans le cas contraire, les avions des forces armées turques participent directement aux tirs. Dans un cas comme dans l'autre, la responsabilité des forces armées est clairement engagée. Prenant en compte les principes généraux du droit constitutionnel et du droit administratif en vigueur en Turquie, l'administration doit réparer les dommages causés lors de l'incident, qui résulte soit d'une omission de sa part soit de son manque d'efficacité.
Lorsque l'administration n'a pas pris les mesures nécessaires pour assurer la protection des citoyens, la loi lui impose de réparer les dommages résultant d'une faute dans le service public.

(...)

(A25)

TRIBUNAL ADMINISTRATIF DE VAN
Affaire n° 1994/492
Jugement no 1994/365

Requérante : Gül Akkuş en son nom et au nom de ses enfants mineurs Cafer Kaplan, Serkan Kaplan, Mehmet Siddik Kaplan et Dilaver Kaplan

      Village de Pertefküle – Tatvan

Avocats : Mes Sevket Epözdemir et Levent Nasir, avenue Cumhuriyet – Tatvan

Défendeur : Ministère de l'Intérieur – Ankara

Résumé de la requête : Demande en réparation de 200 millions de TRL (190 millions de TRL au titre du dommage matériel et 10 millions de TRL au titre du dommage moral), plus intérêts légaux, en raison du fait que Macit Kaplan est décédé des suites de ses blessures à l'hôpital où il a été transporté après avoir reçu des coups de feu tirés par des membres des forces de sécurité le 25 janvier 1991 devant les bureaux du gouverneur du district de Tatvan, afin de disperser une manifestation non autorisée.

Résumé de la défense : Le ministère défendeur demande le rejet de la requête, arguant que les balles provenant de l'arme d'un policier et ayant causé la mort de la victime ne visaient pas une personne ou une foule mais que cet acte découlait d'un pouvoir conféré par la loi en vue de disperser une manifestation non autorisée.

AU NOM DE LA NATION TURQUE

Après examen du dossier et à l'issue d'une audience publique à laquelle les deux parties ont assisté, le tribunal administratif de Van a décidé de confirmer son jugement initial, dont la cassation avait été demandée par l'administration défenderesse et qui avait été partiellement infirmé par la 10e section du Conseil d'Etat le 29 novembre 1993 (affaire no 1992/4259, jugement no 1993/4754) au motif que la requérante Gül Akkuş n'était pas mariée avec le défunt mais vivait avec lui en concubinage et qu'elle ne devait pas par conséquent bénéficier des dommages et intérêts accordés par le tribunal en son jugement du 16 juin 1992 (affaire no 1991/259, jugement no 1992/157).
La requérante a introduit sa demande de 190 millions de TRL pour dommage matériel et de 10 millions de TRL pour dommage moral à la suite du décès de son soutien de famille au cours de la dispersion d'une manifestation non autorisée le 25 janvier 1991 à Tatvan.
Protéger la vie et les biens de l'individu constitue l'un des principaux devoirs de l'Etat. L'administration est tenue de réparer tout dommage résultant de ses actes et mesures, conformément à l'article 125 de la Constitution.
Il ressort de l'examen des faits que Macit Kaplan est décédé à l'hôpital des suites des blessures provoquées par des coups de feu tirés par les membres des forces de sécurité en vue de disperser une manifestation illicite. L'administration doit verser des dommages-intérêts sur la base de la faute de service, même si la mort n'a pas été provoquée avec préméditation.
Macit Kaplan, qui est mort à la suite d'un acte qui n'était pas lié à la dispersion de la manifestation non autorisée, n'était pas marié avec la requérante Gül Akkuş. Cependant, il a été établi qu'il vivait maritalement avec elle, qu'ils avaient quatre enfants portant son nom et qu'il était le soutien matériel de la requérante, ce que personne n'a contesté.
Eu égard aux réalités sociales de notre pays, le tribunal a conclu que puisque la requérante vivait maritalement avec le défunt depuis longtemps, qu'elle en avait quatre enfants et que celui-ci assurait sa subsistance, il fallait accorder à la concubine une réparation matérielle et morale.
D'ailleurs, la jurisprudence bien établie du Conseil d'Etat confère le droit de demander des dommages-intérêts même en cas de mariage religieux, qui constitue un mode de vie familiale accepté par la société.
Par ces motifs, le tribunal décide de ne pas se conformer à l'arrêt de la 10e section du Conseil d'Etat et de confirmer son jugement initial.
Le tribunal conclut que, l'opposition formulée par l'administration défenderesse n'étant pas fondée, il fallait prendre en considération le montant de 160 626 429 TRL tel que défini dans le rapport d'expertise qu'il avait demandé.
Quant à la demande de préjudice moral, il estime qu'il s'agit d'une satisfaction visant à alléger la douleur ressentie par les personnes ayant perdu leur parent. Par ces motifs, il accorde une indemnité de 800 000 TRL et rejette la demande pour le surplus.

A la lumière des motifs énoncés plus haut, le tribunal a décidé le 21 juin 1994 à l'unanimité qu'il convenait de verser à la requérante la somme de 160 626 429 TRL avec intérêts moratoires légaux de 30 % et 800 000 TRL sans intérêts moratoires à titre de dommage matériel et de satisfaction morale respectivement (...)

Présidente Membre Membre
Emine Aktepe Kalender Türeoglu Ibrahim Topuz
27053 32730 33626
Signature Signature Signature

(Frais de justice détaillés)

(...)

(Total 2 096 964 TRL)

OPINION DISSIDENTE INDIVIDUELLE
DE M. LE JUGE DE MEYER

Pour les raisons indiquées dans l'opinion dissidente commune ci-dessus relative aux voies de recours (article 13 de la Convention), j'estime qu'il y avait lieu :
1) d'accueillir l'exception préliminaire de non-épuisement des voies de recours internes ;
2) cette exception étant rejetée, d'examiner le grief que la requérante tirait de l'article 6 § 1 de la Convention et de le déclarer non fondé ;
3) de ne pas octroyer la satisfaction équitable prévue à l'article 50 de la Convention.

Note 1 1.  Rédigé par le greffe, il ne lie pas la Cour.
Note 2 Notes du greffier
Note .  L'affaire porte le n° 57/1996/676/866. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
Note 3 .  Le règlement A s'applique à toutes les affaires déférées à la Cour avant l'entrée en vigueur du Protocole n° 9 (1er octobre 1994) et, depuis celle-ci, aux seules affaires concernant les Etats non liés par ledit Protocole. Il correspond au règlement entré en vigueur le 1er janvier 1983 et amendé à plusieurs reprises depuis lors.
Note 4 .  Note du greffier : pour des raisons d'ordre pratique il n'y figurera que dans l'édition imprimée (Recueil des arrêts et décisions 1997), mais chacun peut se le procurer auprès du greffe.
Note * Abréviations utilisées dans les notes :
Note R : rapport de la Commission ; MR : mémoire de la requérante ; CR 0795 : compte rendu des auditions tenues par les délégués de la Commission à Ankara les 12, 13 et 14 juillet 1995 ; CR 1095 : compte rendu des auditions tenues par les délégués de la Commission à Strasbourg les 18 et 19 octobre 1995.
Note 6 .  Il convient peut-être de noter en passant qu'ils ne semblent pas avoir allégué la violation de l'article 5 de la Convention.
Note 7 .  Déclarations de la requérante du 15 juillet 1993 à l'Association des droits de l'homme de Diyarbakır (MR  annexe 1) et du 19 octobre 1995 devant les délégués de la Commission (CR 1095, p. 30). Déclaration du père de la requérante lors de sa comparution devant ceux-ci en juillet 1995 (CR 0795, p. 11).
Note 8 .  CR 0795, p. 5.
Note 9 .  Paragraphe 24 de l'arrêt. MR annexe 3. CR 0795, pp. 36-54. R §§ 50 et 84.
Note 10 .  Paragraphe 25 de l'arrêt. MR annexe 3. CR 0795, pp. 55-69. R §§ 51 et 85.
Note 11 .  Paragraphe 26 de l'arrêt. MR annexe 3.
Note 12 .  MR annexe 3. CR 0795, pp. 39-69. R §§ 138-145.
Note 13 .  MR annexe 2. R § 61. Les déclarations de la requérante au sujet du nombre des viols (« choses sales ») qu'elle aurait subis varient. Elle ne semble en mentionner qu'un seul dans sa déclaration du 15 juillet 1993 à l'Association des droits de l'homme de Diyarbakır (MR annexe 1. R § 64). Il y en aurait eu trois, selon ce qu'elle a dit au procureur de Derik le 8 juillet 1993 (MR annexe 2. R § 61), deux selon ce qu'elle a dit devant les délégués de la Commission le 19 octobre 1995 (CR 1095, p. 35).
Note 14 .  MR annexe 3. R § 84. Paragraphe 24 de l'arrêt.
Note 15 .  MR annexe 3. R § 85. Paragraphe 25 de l'arrêt.
Note 16 .  Ce mariage aurait eu lieu, selon ce qu'elle déclara à Strasbourg en octobre 1995, « quatre ou cinq jours » après qu'elle eut recouvré sa liberté (CR 1095, p. 46. R § 106). Selon son audition du 12 août 1993 par le procureur de Derik, le mariage aurait eu lieu « quinze jours » avant cette audition (MR annexe 2. R § 62).
Note 17 .  Le 19 octobre 1995, la requérante déclare avoir deux enfants, l'un âgé de deux ans (donc né au plus tard en octobre 1993), l'autre de trois mois (CR 1095, pp. 30 et 49). Fin 1996, elle en a déjà trois, selon les pièces adressées par l'avocat Osman Baydemir en novembre 1996 à Human Rights Project (MR annexe 4). Le père de la requérante, interrogé le 12 juillet 1995, estimait, à ce moment-là, que le premier enfant était « dans sa seconde année » (CR 0795, p. 35), ce qui semble correspondre à ce qu'en a dit la requérante elle-même le 19 octobre 1995. Si tout cela est exact, elle a dû concevoir le premier enfant assez longtemps avant la fin de juin 1993, c'est-à-dire à un moment nettement antérieur à celui auquel les gendarmes de Derik auraient « détruit sa virginité », selon sa déclaration du 8 juillet 1993 devant le procureur de Derik.
Note 18 .  MR annexe 1.
Note 19 .  Paragraphe 70 de l'arrêt.
Note 20 .  Paragraphe 14 de l'arrêt.
Note 21   R § 180.
Note * Abréviations utilisées dans les notes :
Note R : rapport de la Commission ; MR : mémoire de la requérante ; CR 0795 : compte rendu des auditions tenues par les délégués de la Commission à Ankara les 12, 13 et 14 juillet 1995 ; CR 1095 : compte rendu des auditions tenues par les délégués de la Commission à Strasbourg les 18 et 19 octobre 1995.
Note 23 .  Paragraphe 23 de l'arrêt. R §§ 50, 61, 67 et 74. Les dépositions sont reproduites à l'annexe 2 au MR.
Note 24 .  Paragraphes 24 à 28, 30, 32 et 33 de l'arrêt. R §§ 50 à 58, 61, 62, 67 à 71, 74 et 77. MR annexes 1 et 2. CR 0795, pp. 88 et 118.
Note 25 .  CR 0795, p. 116. R § 75 et paragraphe 34 de l'arrêt.
Note 26 .  R § 66. Déclaration de la requérante, recueillie par l'Association des droits de l'homme de Diyarbakır le 1er avril 1994, reproduite à l'annexe 1 au MR.
Note 27 .  Ce lieu de résidence est mentionné dans la déposition non datée, recueillie par l'Association des droits de l'homme de Diyarbakır, selon les représentants de la requérante, le 15 juillet 1993, et reproduite à l'annexe 1 au MR. R § 63.
Note 28 .  Déclarations du père de la requérante du 18 mai 1994, reproduites à l'annexe 2 au MR. R §§ 69 et 71.
Note 29 .  R § 63.
Note 30 .  CR 0795, p. 117.
Note 31 .  En juillet 1995, le père de la requérante a déclaré que le procureur de Derik aurait interrogé le muhtar de Tasit et deux autres villageois (CR 0795, p. 21). M. Özenir a nié l'avoir fait ; il semble plutôt qu'après son départ de Derik (juin 1994), un de ses successeurs aurait réclamé le témoignage du muhtar de Tasit et des voisins de la famille Aydın et que cela aurait eu lieu vers le début de 1995 (CR 0795, p. 116). Quoi qu'il en soit, le résultat de cette demande, un peu tardive s'il fallait encore préciser les circonstances de l'arrestation des intéressés en 1993, ne figure pas au dossier.
Note 32 .  La majorité semble reprocher au procureur d'avoir, en ordonnant les examens médicaux de juillet 1993, « avant tout voulu établir si la requérante avait perdu sa virginité », alors que c'était « précisément » d'un viol qu'elle se plaignait (paragraphe 107 de l'arrêt). On voit mal en quoi cette distinction peut être particulièrement pertinente dans les circonstances de l'affaire. De plus, il y a lieu d'observer que, d'une part, les pièces adressées par le procureur aux médecins n'ont pas été produites devant la Cour et, d'autre part, que la requérante s'était plainte, dans sa déclaration au procureur du 8 juillet 1993, de ce qu'on l'avait « violée » et, précisément aussi, « détruit sa virginité » (MR annexe 2).
Note 33 .  Voir opinion dissidente commune relative à l’article 3 ci-dessus, point 3.
Note 34 .  Ibidem.
Note 35 .  Voir ci-dessus, point 1.
Note 36 .  Voir opinion dissidente commune relative à l’article 3 ci-dessus, point 1.
Note 37 .  R §§ 63 et 64. MR annexe 1.
Note 38 .  La même question peut d'ailleurs être posée en ce qui concerne la Commission, saisie de l'affaire depuis décembre 1993.
Note 39 . Paragraphes 55 à 61 de l'arrêt.