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Retour Les remarques critiques à l’encontre des religions ne doivent pas tomber sous le coup de la loi pénale

Point de vue

Selon des comptes rendus de presse, la célèbre petite sirène du port de Copenhague a été retrouvée dernièrement coiffée d’un foulard. Personne n’a revendiqué ce geste provocateur ; peut-être s’agissait-il d’une simple plaisanterie, peut-être était-ce un message s’inscrivant dans le débat sur le manque de respect vis-à-vis des musulmans. Quoi qu’il en soit, cela vient rappeler que le débat sur la manière de combiner liberté d’expression et respect des religions n’est pas clos.

Je fais partie de ceux qui ont estimé que la publication des « caricatures danoises » était un geste irresponsable reflétant un sentiment d’islamophobie. Ces caricatures ont causé un tort considérable, et les musulmans en ont été profondément blessés. Pourtant, je n’ai pas été favorable à ce que le quotidien Jyllands-Posten soit poursuivi en justice. De même, je n’ai pas considéré que les dessins en question illustraient la nécessité de lois plus sévères contre le blasphème. Selon moi, il faut s’efforcer de traiter les conflits de ce genre par un dialogue libre et ouvert.

Assurément, ce fut là un cas limite. La liberté d’expression définie par l’Article 10 de la Convention européenne des Droits de l'Homme n’est pas absolue. La liberté comporte en effet des devoirs et des responsabilités et peut être soumise à des restrictions ayant pour but de protéger l’ordre public et les droits d’autrui si cela est à la fois nécessaire dans une société démocratique et régi par la loi.

L’article en question précise que la liberté peut être limitée si c’est nécessaire « à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire. »

Ces dispositions peuvent se révéler difficiles à interpréter dans telle ou telle affaire. Une chose est claire, cependant : tout discours de haine est proscrit. La Cour européenne des Droits de l'Homme a affirmé que la liberté d’expression ne donnait aucun droit de tenir un discours de haine, qui « est incompatible avec les valeurs de la Convention, notamment la tolérance, la paix sociale et la non-discrimination »(1). Une recommandation de 1997 du Comité des Ministres du Conseil de l'Europe part d’un raisonnement identique, et le Conseil de l’Union européenne a adopté la même position dans une récente décision-cadre condamnant le discours de haine intentionnel.

Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques va jusqu’à imposer aux États d’interdire l’incitation à la haine raciale et religieuse (article 20) ; l’essentiel, ici, réside dans l’incitation délibérée pouvant entraîner une discrimination ou des violations à l’égard d’autrui. Le Pacte définit soigneusement la notion de discours de haine comme étant « tout appel à la haine nationale, raciale ou religieuse qui constitue une incitation à la discrimination, à l'hostilité ou à la violence ».

Dans la pratique, il est peut-être encore difficile, parfois, de fixer les limites entre un discours de haine et d’autres types de critiques. Néanmoins, nul n’a l’intention de faire en sorte que soient interdites des déclarations gênantes et irritantes d’une manière générale. La Cour a bien précisé, dans une conclusion fréquemment citée, que la liberté d’expression valait non seulement pour des informations et idées inoffensives, « mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population »(2) . C’est là une interprétation importante.

L’interdiction de l’information et de l’expression d’opinions doit être perçue comme une mesure exceptionnelle qui doit être décidée par des moyens démocratiques lorsqu’elle est considérée comme une nécessité absolue. A défaut, des déclarations inopportunes risqueraient d’être censurées parce que tel personnage influent ne les apprécie pas.

La liberté d’expression est un droit de l'homme essentiel au bon fonctionnement de la démocratie elle-même. Nous en connaissons la nécessité par expérience, lorsqu’il s’agit d’exposer des problèmes de société, d’examiner les actions des personnes au pouvoir et de favoriser la tolérance. Ces valeurs doivent être protégées, même au prix d’accepter des commentaires douteux de la part des médias.

L’Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe a décidé d’établir un rapport sur la législation relative au blasphème, aux insultes religieuses et aux discours de haine à l’encontre de personnes en raison de leur religion, et il a été demandé à la Commission de Venise de dresser un panorama des lois et pratiques nationales en la matière.

Dans un rapport préliminaire, la Commission de Venise(3) écrit que : « les groupes religieux doivent tolérer, tout comme les autres groupes de la société, les déclarations et débats publics critiques envers leurs activités, leurs enseignements et leurs croyances, à condition que ces critiques ne constituent pas des insultes délibérées et gratuites, ni des incitations à troubler la paix publique ou à faire de la discrimination à l'encontre des adeptes d’une religion donnée ».

Telle semble être la situation juridique aujourd'hui en Europe :
• Pratiquement tous les États membres du Conseil de l'Europe ont une législation contre l’incitation à la haine, y compris la haine au motif de la religion.
• La plupart des États ont mis en place des dispositions plus strictes ou plus sévères en cas d’incitation à la haine par le biais des médias.
• Les insultes à caractère religieux sont érigées en infraction pénale dans un peu plus de la moitié des États membres.
• La négation de certains faits historiques, tels que l’Holocauste et le génocide en général, constitue un délit dans plusieurs pays.
• Le blasphème n’est qualifié d’infraction que dans une minorité d’États membres, et, dans ces derniers, les poursuites pour ce motif sont aujourd’hui rares.

La Commission de Venise en conclut qu’il n’est point besoin d’une nouvelle législation spécifique sur le blasphème, les insultes à caractère religieux et l’incitation à la haine religieuse. Il est préférable de concentrer les efforts sur une application complète, correcte et non discriminatoire de la législation générale existante.

C’est là une sage conclusion. Une nouvelle législation donnerait en l’effet l’impression d’aller dans le sens d’un surcroît de restriction de la liberté d’expression, alors que comme l’indique par ailleurs la Commission, la possibilité de discuter ouvertement de questions controversées constitue un élément vital de la démocratie. Ce qui s’impose, en fait, c’est de réexaminer les lois en vigueur pour veiller à éliminer celles qui sont restrictives.

Ainsi que la Commission de Venise le souligne à juste titre, il appartient aux tribunaux nationaux d’appliquer la législation de manière non discriminatoire. Les juges nationaux doivent construire sur les principes énoncés par la Cour et, dans le cadre de leur contrôle de proportionnalité, tenir compte de l’impact des opinions comme du contexte dans lequel elles s’expriment. A la lumière des arrêts rendus dans les affaires Giniewski et Aydin Tatlav(4), force est d’examiner soigneusement l’effet inhibiteur que risque d’avoir toute sanction de nature à décourager auteurs ou éditeurs d’exprimer des avis non conformistes sur les religions.

La Commission de Venise a aussi annoncé son intention de réfléchir à des mesures alternatives susceptibles d’assurer un bon équilibre entre les droits de tous les groupes et individus. Afin de ne pas compromettre le droit à la liberté d’expression, on pourrait envisager des moyens supplémentaires ou complémentaires de traiter tout conflit éventuel relatif aux religions en mettant l’accent sur la prévention des insultes.

Dans certains pays, les médias ont souscrit à des codes d’éthique et créé des conseils de supervision aux fins d’auto-régulation. Ces codes pourraient être rédigés ou réécrits en fonction des nouveaux défis à relever. Ils pourraient mentionner le rôle joué par les journalistes dans la promotion d’un climat permanent de compréhension et de tolérance entre cultures et religions. Il conviendrait aussi d’adopter des cadres de co-régulation intéressant à la fois les médias, la société civile et les pouvoirs publics.

Thomas Hammarberg

Notes
1. Décision sur la recevabilité de la requête n° 23131/03 par Norwood contre Royaume-Uni, 16 novembre 2004 (en français seulement).
2. Handyside contre Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 49.
3. Étude 406/2006, CDL-AD(2007)006. Rapport préliminaire sur les législations nationales d’Europe relatives au blasphème, aux insultes à caractère religieux et à l’incitation à la haine religieuse, adopté par la Commission de Venise à sa 70ème session plenière(Venise, 16 et 17 mai 2007).
4. Giniewski c. France, 31 janvier 2006, § 55 ; Aydin Tatlav c. Turquie, 2 mai 2006, § 30 (en français seulement).

Strasbourg 11/06/2007
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