Le carnet des droits humains de la Commissaire

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Le carnet des droits de l'homme
Le droit des personnes âgées à la dignité et à l’autonomie dans le cadre des soins

Les personnes âgées ont exactement les mêmes droits que toute autre personne. Pourtant, la mise en œuvre de leurs droits est entravée par plusieurs obstacles spécifiques. Ainsi, les personnes âgées sont souvent victimes d’une discrimination fondée sur l’âge, de formes particulières d’exclusion sociale et d’une marginalisation économique due à des pensions insuffisantes, et sont plus vulnérables à l’exploitation et aux abus, y compris de la part de leur propre famille.

Pour lever ces obstacles, il est nécessaire d’apporter des réponses politiques spécifiques dans le contexte du vieillissement démographique rapide qui s’observe à l’échelle de la planète, mais plus particulièrement en Europe, où l’âge médian est déjà le plus élevé du monde : selon les estimations de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), 25 % des Européens seront âgés de 65 ans ou plus d’ici à 2050 (contre 14 % en 2010). Face à cette évolution, la question des droits de l'homme des personnes âgées est examinée de plus près dans le système des Nations Unies, mais aussi au Conseil de l'Europe, par exemple sous la forme d’une recommandation du Comité des Ministres sur la promotion des droits de l'homme des personnes âgées, adoptée en 2014.

Il est nécessaire de reconnaître que l’existence de nombreux stéréotypes sur les personnes âgées, qui les présentent comme impotentes, en mauvaise santé ou dépendantes, peut être un problème en soi et que nombre de personnes âgées font mentir ces stéréotypes : par exemple, Claudio Arrau, l’un des plus grands pianistes du XXe siècle, a continué à faire des tournées, à enregistrer et à étendre son répertoire bien après ses 80 ans. Il faut cependant aussi reconnaître que, pour beaucoup d’entre nous, le processus de vieillissement entraîne naturellement une plus grande fragilité, parfois accompagnée de déficiences cognitives, ce qui réduit l’indépendance à laquelle nous tenons tant et augmente les besoins en matière de soins. Lorsqu’une aide devient nécessaire pour accomplir les actes de la vie quotidienne, comme faire les courses, cuisiner, manger, faire le ménage ou prendre un bain, et que cet état se prolonge, alors s’impose une prise en charge de longue durée.

Soins de longue durée

La Charte sociale européenne, qui est le texte de référence pour les droits sociaux en Europe, a été la première convention internationale à prévoir explicitement les soins aux personnes âgées. Les États ayant accepté l’article 23 de la Charte sociale révisée (ou l’article 4 du protocole additionnel de 1988 à la Charte de 1961) sont soumis à l’obligation de permettre aux personnes âgées de demeurer le plus longtemps possible des membres à part entière de la société. Cela suppose de leur permettre de mener une existence indépendante dans leur environnement habituel aussi longtemps qu'elles le souhaitent et que cela est possible, en adaptant leur logement à leur état de santé et en leur donnant accès aux soins de santé et aux services dont elles ont besoin. Aux personnes âgées vivant en institution, les États doivent garantir l'assistance appropriée, dans le respect de la vie privée, et la participation à la détermination de leurs conditions de vie. Malheureusement, seuls 20 États membres ont accepté cette disposition à ce jour.

Ainsi que l’Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe (APCE) l’a reconnu en mai 2017 dans une résolution consacrée à la question des droits humains des personnes âgées et de leur prise en charge intégrale, l’accès des personnes âgées à des soins de santé et à des soins de longue durée de qualité reste un défi en Europe.

Le Réseau européen des institutions nationales des droits de l'homme (ENNHRI) mène depuis 2015 un projet très intéressant sur les droits de l'homme des personnes âgées qui reçoivent des soins de longue durée. En juin 2017, le réseau a publié un rapport qui s’appuie sur le travail de suivi réalisé par six de ses membres (les institutions nationales des droits de l'homme de Belgique, de Croatie, d’Allemagne, de Hongrie, de Lituanie et de Roumanie). Le rapport montre que, malgré de bonnes pratiques et malgré les efforts et le dévouement de nombreux soignants, des problèmes de droits de l'homme ont été identifiés dans des institutions dans les six pays (ce constat avait déjà été fait lors de recherches similaires menées par 11 autres membres de l’ENNHRI il y a quelques années). Ces problèmes sont notamment imputables au manque de ressources et au défaut d’application d’une approche fondée sur les droits de l'homme à la conception et à la prestation des soins de longue durée.

Bien entendu, les soins de longue durée ne sont pas dispensés uniquement en institution et les personnes dont l’état nécessite de tels soins doivent pouvoir choisir leur milieu de vie et recevoir des aides adaptées. Des dispositions particulièrement importantes à cet égard figurent dans la Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes handicapées, ratifiée par 45 des 47 États membres du Conseil de l'Europe et par l’UE : en plus de reconnaître les besoins des personnes âgées dans son article 25 (intitulé « Santé »), elle énonce le droit à l’autonomie de vie et à l’inclusion dans la société dans son article 19. Ce droit, associé à la dignité et à l’autodétermination, doit orienter la conception des services de soins de longue durée, y compris en institution, où, selon des estimations, la majorité des résidents présentent une forme de handicap.

Cependant, les recherches et les analyses portant sur les réformes des politiques nationales brossent un tableau très inquiétant : malgré l’urgence de repenser les soins de longue durée face au vieillissement démographique rapide que connaît l’Europe, de nombreux États membres ne se préparent pas sérieusement à relever les futurs défis mais se contentent d’improviser, en bricolant des solutions à court terme. Ce manque d’anticipation risque d’aggraver encore les problèmes d’accès aux soins de longue durée (parfois réservés aux personnes qui ont les besoins les plus importants ou qui peuvent se payer ces soins) et de compromettre la qualité des services et la protection des droits de l'homme et de la dignité des bénéficiaires.

Il est établi que les personnes âgées sont très vulnérables aux abus, y compris dans le cadre des soins de longue durée : d’après les estimations de l’OMS, au moins 4 millions de personnes âgées sont victimes de mauvais traitements en Europe chaque année. Dans une affaire concernant une infirmière en gériatrie qui avait été licenciée après avoir engagé une action pénale contre son employeur pour carences dans les soins administrés (Heinisch c. Allemagne, 21 juillet 2011), la Cour européenne des droits de l'homme a reconnu ce problème et estimé ce qui suit : « Dans des sociétés dont une part toujours plus importante de la population âgée fait l’objet d’une prise en charge institutionnelle, la divulgation d’informations sur la qualité et les insuffisances de cette prise en charge revêt une importance capitale pour la prévention des abus en raison de la vulnérabilité particulière des patients concernés, qui ne sont pas toujours en mesure de signaler eux-mêmes les dysfonctionnements pouvant affecter les soins qui leur sont prodigués. »

Dans ce contexte, si les membres de l’ENNHRI ayant collaboré au rapport susmentionné n’ont pas relevé d’indices de torture ou d’abus délibérés, des pratiques inquiétantes ont cependant été détectées dans les six pays, ce qui soulève de sérieux doutes concernant le respect de la dignité, le droit au respect de la vie privée, à l’autonomie et à la participation, et l’accès à la justice. Parmi les nombreuses pratiques inquiétantes décrites dans le rapport figurent les suivantes : des agressions physiques et verbales ; l’absence de soins médicaux adaptés et la surmédication ; des portes verrouillées de l’extérieur ; le fait de ne pas respecter l’intimité des résidents, en donnant le bain à plusieurs résidents en même temps, par exemple ; des économies réalisées sur le chauffage ou la nourriture ; et le fait d’empêcher les résidents de soumettre des plaintes. Il n’est pas exclu que certains de ces cas de négligence soient d’une gravité telle qu’ils constituent une violation de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme (interdiction des traitements inhumains ou dégradants).

Il est urgent que les États membres réexaminent de manière approfondie, avec la participation des personnes âgées, leur stratégie relative aux soins de longue durée, afin de la rendre plus respectueuse des droits de l'homme, en s’inspirant notamment de la Charte sociale révisée (dont ils devraient accepter l’article 23 s’ils ne l’ont pas encore fait), de la recommandation de 2014 du Comité des Ministres et de la résolution de 2017 de l’APCE. En plus de doter leur système de soins de longue durée des ressources nécessaires pour qu’il soit accessible et d’un coût abordable, les États doivent prendre en compte les besoins de formation des professionnels concernés, ainsi que des soignants non professionnels, et veiller à ce que les personnes âgées puissent faire de véritables choix ; par exemple, si elles souhaitent rester chez elles, il faut s’attacher à éviter l’isolement social (la canicule de 2003, qui a causé de nombreux décès de personnes âgées en France, a rappelé de manière dramatique combien l’isolement pouvait être dangereux). Il faut veiller tout particulièrement à ce que les services de soins de longue durée fassent régulièrement l’objet d’un contrôle indépendant, fondé sur des droits et des principes clairs que les personnes âgées puissent facilement faire respecter elles-mêmes. J’encourage les États membres et les soignants à tirer pleinement parti de la boîte à outils de l’ENNHRI pour mener à bien ce processus.

Soins palliatifs

Les soins palliatifs représentent un autre aspect important du droit des personnes âgées à la dignité et à l’autonomie dans le cadre de leur prise en charge. Ils visent à améliorer la qualité de vie des patients et de leur famille en cas de maladie limitant l’espérance de vie, notamment en atténuant la douleur et les symptômes, mais aussi en apportant un soutien psychosocial. Cette priorité distingue les soins palliatifs de la médecine curative, qui vise d’abord à guérir la maladie ou à prolonger la vie du patient et fait passer le bien-être subjectif du patient au second plan. Il est toutefois possible d’administrer parallèlement des soins palliatifs et un traitement curatif.

Certes, les soins palliatifs concernent des personnes de tous âges atteintes de maladies limitant l’espérance de vie, dont le cancer, mais le manque de mesures spécifiques destinées à soulager la douleur ou à permettre aux malades en phase terminale de mourir dans la dignité affecte naturellement les personnes âgées de manière disproportionnée, puisque le vieillissement augmente le risque de maladie chronique ou incurable provoquant une douleur modérée à importante. Compte tenu des projections démographiques, l’Europe devrait aussi se sentir particulièrement concernée par la question des soins palliatifs.

Au niveau international se dessine une nette tendance à considérer que les soins palliatifs doivent faire partie intégrante des services de santé et que le refus de dispenser de tels soins emporte violation des droits de l'homme. Les Rapporteurs spéciaux de l’ONU sur la torture et sur la santé ont déclaré que le refus de soulager la douleur pouvait constituer un traitement cruel, inhumain ou dégradant. Au sein du Conseil de l'Europe, la recommandation susmentionnée du Comité des Ministres sur les droits de l'homme des personnes âgées comporte un chapitre consacré aux soins palliatifs, dans lequel figure la disposition suivante : « Toute personne âgée nécessitant des soins palliatifs devrait avoir le droit d’y accéder, sans retard injustifié, dans un environnement conforme à ses besoins et préférences, y compris à la maison et dans les établissements de soins de longue durée. »

Pourtant, l’accès aux soins palliatifs et aux traitements antidouleur reste problématique. Human Rights Watch signale des carences dans le domaine des soins palliatifs, qui s’observent dans de nombreux pays européens et se traduisent notamment par l’absence de politique en la matière et de formation des soignants au traitement de la douleur, ainsi que par des problèmes de réglementation et de disponibilité des opioïdes. Je constate avec satisfaction que l’Arménie et l’Ukraine, où ces problèmes causaient inutilement de grandes souffrances jusqu’à tout récemment, progressent désormais sur la bonne voie. En revanche, beaucoup d’autres pays restent confrontés à des problèmes similaires.

Concernant plus spécialement les personnes âgées, un rapport de l’OMS montre comment la douleur est fréquemment sous-évaluée chez les sujets âgés, en particulier chez les personnes atteintes de démence, et souligne qu’il est courant de ne pas informer les patients et de ne pas les associer à la prise de décisions, que l’offre de soins à domicile est insuffisante et qu’il est difficile d’avoir accès à des services spécialisés et à des soins palliatifs en institution. En outre, une politique de soins palliatifs défaillante conduit à soumettre souvent inutilement des personnes âgées à des examens, à des traitements, à des hospitalisations et à des séjours en soins intensifs, parfois contre leur gré. Ces pratiques sont pénibles et coûteuses pour le patient, pour sa famille et pour la société. Tous les États membres auraient besoin de repenser en profondeur leur politique de soins palliatifs afin de remédier à ces dysfonctionnements.

Une question importante à cet égard est celle des « directives anticipées » ou du « testament de vie ». Il s’agit de documents qui permettent à une personne d’exprimer librement sa volonté, concernant la planification des soins, par exemple, de manière à ce que sa volonté puisse être respectée lorsque cette personne ne sera plus en mesure de l’exprimer elle-même, parce qu’elle ne sera plus consciente ou plus capable de prendre des décisions. Ces documents peuvent être particulièrement utiles aux personnes âgées atteintes d’affections dégénératives comme la maladie d’Alzheimer. Leur valeur a été reconnue à maintes reprises par le Conseil de l'Europe, mais les pratiques varient considérablement d’un État membre à l’autre. Je salue la tenue récente, en Italie, d’un débat sur cette question, qui a abouti à l’adoption d’une loi sur le « testament biologique » (« biotestamento »). Un tel débat serait nécessaire dans bien d’autres États membres.

Le point commun de toutes ces questions est la nécessité de garantir aux personnes âgées la dignité, l’autonomie et l’autodétermination dans le cadre des soins et du choix du traitement, compte tenu des particularités de leur situation en matière de droits de l'homme. Beaucoup estiment que cette situation requiert l’élaboration d’un instrument juridique international à caractère contraignant. Je constate avec satisfaction que l’ONU est en train d’évaluer ce besoin. En outre, j’approuve sans réserve l’appel lancé récemment par l’APCE, qui préconise d’organiser une évaluation analogue au sein du Conseil de l'Europe, en y associant les personnes âgées.

Nils Muižnieks

Références :

Strasbourg 18/01/2018
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