Le carnet des droits humains de la Commissaire

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La pauvreté et les inégalités sont étroitement liées. Les personnes qui vivent dans la pauvreté sont beaucoup plus susceptibles de se trouver dans une situation d’emploi mal rémunéré, de logement médiocre et de soins de santé inadéquats, mais aussi de faire face au chômage et à des obstacles d’apprentissage tout au long de la vie. Le fait de naître dans un foyer à faible revenu limite souvent les possibilités d’évoluer dans la vie, ce qui conduit à une éducation de qualité inférieure et à des emplois précaires. Cette situation peut être aggravée par d’autres facteurs qui affectent le statut socio-économique et les perspectives d’avenir, tels que le sexe, l’âge et le lieu de vie. L’incidence sociétale des inégalités, qui se perpétue à chaque nouvelle génération, est considérable et potentiellement explosive, la confiance dans les institutions publiques étant au plus bas alors même que les tensions et la polarisation s’accentuent. D’après une enquête menée à l’échelle mondiale à la demande d’Oxfam, près des deux tiers de l’ensemble des personnes interrogées estiment que le fossé qui sépare les pauvres des riches devrait être comblé de toute urgence.

Des inégalités en hausse en Europe

ll n’y a pas lieu de verser dans l’autosatisfaction, même sur notre continent européen, qui est relativement riche par rapport à d’autres continents. Les inégalités n’ont cessé de se creuser aussi en Europe, entre les pays comme au sein même des pays. D’après la série d’études thématiques sur les inégalités en Europe, publiée par la Banque de développement du Conseil de l’Europe, les Européens qui se situent dans la tranche des 20 % supérieurs de l’échelle de revenus ont cinq fois plus de revenu national que ceux de la tranche des 20 % inférieurs, les régions de l’Europe du Sud et du Centre-Est étant les plus inégales. Alors que certains pays d’Europe centrale et orientale ont commencé récemment à inverser la tendance à la hausse des inégalités, dans le sud de l’Europe, les inégalités n’ont cessé de s’aggraver. Par ailleurs, la mobilité des revenus a diminué, les 40 % qui se situent au bas de l’échelle ayant moins de chances de sortir de leur segment socio-économique qu’en 2008. Les personnes les plus défavorisées ont moins accès à une éducation de qualité, rendant plus difficile leur réussite sur un marché du travail basé sur un système d’éducation compétitif, d’autant qu’elles subissent souvent le poids de dépenses excessives en matière de logement.

Le Comité européen des droits sociaux a souligné dans ses Conclusions 2017 que les niveaux de pauvreté en Europe étaient trop élevés et que les mesures prises pour remédier à ce problème fondamental étaient insuffisantes. En particulier, les prestations de sécurité sociale (notamment de chômage et de vieillesse) sont largement inférieures au seuil de pauvreté et ce même si l’on tient compte de l’assistance sociale, qui reste trop faible.

Incidence de la pauvreté sur les enfants et sur d’autres groupes vulnérables

D’après l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), le contexte social détermine encore aujourd’hui, dans beaucoup de pays, les chances de réussir dans la vie. Dans les familles à faible revenu, un enfant sur trois vit dans un logement surpeuplé, en raison des coûts du logement ; par ailleurs, les jeunes issus de milieux défavorisés n’ont que 18 % de chances de poursuivre une carrière scientifique. Pour les personnes nées dans les années 1980, les inégalités de revenus sont plus marquées que pour la génération de leurs parents au même âge, qui étaient elles aussi plus marquées encore que pour la génération précédente[1].

Les enfants vivent la pauvreté différemment des adultes. En compromettant leur développement et leur apprentissage, et en augmentant leur risque d’exposition à la maltraitance ou à la négligence, la pauvreté a des effets significatifs et potentiellement durables sur les enfants d’aujourd’hui. Du fait de la crise économique et des mesures d’austérité, le pourcentage d’enfants menacés par la pauvreté dans l’Union européenne a augmenté et est passé à 26,9 % en 2015. Ce chiffre a diminué dans certains pays avec la reprise économique qui a suivi, mais reste très élevé dans d’autres pays.

Lors de ma récente visite en Albanie, j’ai vu un établissement d’aide sociale à Shkodra dans lequel les enfants étaient placés en raison de la pauvreté de leurs parents. Cette situation n’a rien d’unique ; en effet, selon l’UNICEF, le placement d’enfants dans des institutions, notamment en raison de la situation socio-économique de leur famille, reste fréquent dans les pays d’Europe centrale et orientale.

La pauvreté affecte également de manière disproportionnée les membres de la communauté rom. Il ressort d’une enquête de l’Agence des droits fondamentaux de l’UE réalisée en 2016 que 80 % des Roms interrogés étaient exposés au risque de pauvreté (contre 17 % en moyenne pour l’ensemble de la population au sein de l’UE). D’après l’enquête régionale sur les Roms de 2017[2], bien que les Roms et leurs voisins non roms vivant à proximité soient à la fois confrontés à des niveaux élevés de dénuement matériel grave dans plusieurs pays des Balkans non membres de l’UE, l’écart entre ces groupes reste important.

En Estonie, j’ai visité un foyer social pour personnes âgées, à Kohtla-Järve, où beaucoup de résidents n’avaient pas les moyens de vivre de manière autonome ailleurs. Il m’a été dit que la pauvreté et l’exclusion sociale chez les personnes âgées pouvaient empêcher ces dernières de recevoir à domicile les soins de longue durée dont elles ont besoin. En Grèce, j’ai discuté de l’incidence de la crise économique et des mesures d’austérité sur l’accès aux soins de santé et à l’éducation. Les mesures et les politiques d’austérité ont non seulement exacerbé les conséquences humaines déjà graves de la crise économique, mais ont aussi frappé plus durement les groupes de personnes qui étaient déjà vulnérables ou marginalisées.

La lutte contre la pauvreté et les inégalités devrait être au cœur de toutes les politiques publiques

Pour contrer ces tendances néfastes, les États membres du Conseil de l’Europe devraient prendre des mesures déterminées. Tout d’abord, ils devraient collecter des données précises et fiables, ventilées par âge et par sexe, sur l’incidence de la pauvreté sur les personnes comme condition préalable à la conception, la mise en œuvre, le suivi et l’évaluation de politiques efficaces. Il devrait y avoir une volonté d’encourager davantage de personnes, notamment celles qui représentent les groupes à faible revenu les plus marginalisés, à participer aux débats d’orientation sur le sujet et de leur donner les moyens d’agir en ce sens. Des politiques complètes, efficaces et correctement financées devraient être en place au niveau national pour soutenir et promouvoir l’accès à des soins, à une éducation, à des services d’accueil de l’enfance, à un logement et à des équipements publics de qualité, ainsi que l’accès à la justice. Les gouvernements devraient accorder clairement la priorité à l’investissement dans les personnes et dans les lieux laissés pour compte. Ils devraient s’engager sans équivoque, aux côtés d’autres acteurs nationaux et internationaux, à promouvoir une croissance économique durable et inclusive. Par ailleurs, j’encourage vivement les États membres du Conseil de l’Europe qui ne l’ont pas encore fait à ratifier la Charte sociale européenne révisée, l’instrument juridique le plus complet de protection des droits sociaux en Europe.

Ces dernières années, nous avons assisté à une résurgence des débats sur l’idée d’un revenu universel de base, qui implique que chaque membre de la société reçoive sans condition un revenu suffisant pour subvenir à ses besoins essentiels. Cette idée de revenu de base, qui peut remplacer ou compléter le système actuel de protection sociale, n’a jamais été pleinement mise en œuvre dans un pays et n’a pas encore été suffisamment testée. En Europe, la Finlande a testé un régime de revenu de base supplémentaire et des projets pilotes similaires ont été menés dans d’autres pays à une échelle plus limitée ; des débats sont en cours également dans plusieurs États membres du Conseil de l’Europe.

Dans son rapport de mars 2017, le Rapporteur spécial des Nations Unies sur l’extrême pauvreté et les droits de l’homme a indiqué que l’idée d’un revenu universel de base « ne devait pas être rejetée d’emblée au motif qu’elle est utopique »[3] et a encouragé la poursuite des discussions sur les politiques à mener pour atténuer l’insécurité économique et promouvoir les droits de l’homme et la justice sociale. Il a souligné en outre l’importance de faire converger les débats sur le revenu de base et sur les socles de protection sociale[4]. Consciente des difficultés pratiques qu’entraîne un changement aussi radical de la politique sociale, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a suggéré dans un rapport établi sur le sujet que la mise en place d’un revenu de base pouvait garantir l’égalité des chances pour tous plus efficacement que l’actuelle mosaïque de prestations, de services et de programmes sociaux. En ma qualité de Commissaire aux droits de l’homme, j’ai l’intention de contribuer aux débats en cours en mettant l’accent sur les aspects des droits de l’homme à prendre en compte et sur les implications possibles des solutions envisagées.

Mettre fin à la pauvreté sous toutes ses formes et réduire les inégalités au sein des pays et entre les pays sont deux des objectifs de développement durable qui ont été énoncés dans l’initiative « Transformer notre monde : le Programme de développement durable à l’horizon 2030 » adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies le 25 septembre 2015. En adoptant ce document, les dirigeants de la planète se sont engagés à traiter les questions connexes de toute urgence pour que la promesse de « ne laisser personne de côté » se concrétise déjà pour la génération actuelle. Cette année, alors que nous célébrons le 70e anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme, nous devons maintenir le cap sur une vision ambitieuse mais réalisable, à savoir : la dignité, l’égalité et le bien-être pour tous.

Dunja Mijatović


[1] Cadre d’action pour une croissance inclusive, mai 2018, page 22, paragraphe 44.

[2] L’enquête a été menée conjointement par le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD), la Banque mondiale et la Commission européenne.

[3] Rapport du rapporteur spécial sur la pauvreté extrême et les droits de l’homme, A/HRC/35/26, page 197, paragraphe 61.

[4] Les socles de protection sociale sont des séries de garanties basiques de sécurité sociale définies au niveau national qui doivent garantir au minimum que, tout au long de la vie, tous ceux qui sont dans le besoin aient accès aux soins de santé essentiels et à la sécurité du revenu de base qui, ensemble, garantissent un accès effectif aux biens et aux services définis comme nécessaires au niveau national. L’Organisation internationale du travail a publié en 2012 sa Recommandation sur les socles de protection sociale.

Strasbourg 24/07/2018
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