Le carnet des droits humains de la Commissaire

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Le carnet des droits de l'homme
Les entreprises commerciales commencent à reconnaître leurs responsabilités en matière de droits de l’homme

Les effets des pratiques commerciales sur les droits de l’homme sont devenus une question centrale pour la protection des droits de l’homme. Depuis longtemps déjà, des inquiétudes ont été exprimées concernant des abus liés au droit du travail, à la santé et à la sécurité au travail et à l’utilisation du travail des enfants par certaines entreprises. La délocalisation et la privatisation de services essentiels auparavant dispensés par les pouvoirs publics, allant de la sécurité à l’éducation et à la protection des enfants, ont ensuite soulevé des questions à propos du maintien des obligations en matière de droits de l’homme et de la responsabilité. Plus récemment, le droit à la vie privée et la liberté d’expression sont devenus des thèmes essentiels s’agissant des entreprises privées qui surveillent et exploitent internet et l’environnement numérique en général, questions qui ont été mises en avant dans un rapport de recherche sur la prééminence du droit sur l’internet, que mon Bureau a publié en 2014.    

Si les Etats restent les derniers garants de la protection des droits de l’homme, il est cependant largement reconnu aujourd’hui que les entreprises doivent également respecter ces droits. Certaines entreprises multinationales sont devenues si puissantes que leurs ressources financières surpassent celles d’Etats de taille moyenne. Une récente étude effectuée par The Economist a révélé que de nombreuses entreprises commencent à se considérer elles-mêmes comme des acteurs importants dans le domaine du respect des droits de l’homme. Cela est en partie dû aux nombreux efforts nationaux et internationaux visant à clarifier les responsabilités du monde des affaires en matière de droits de l’homme.

Cadre de référence « protéger, respecter et réparer »

En 2011, le Conseil des droits de l’homme des Nations unies a adopté à l’unanimité les Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme (ci-après « les Principes directeurs »). Ces principes définissent le cadre de référence « protéger, respecter et réparer » des Nations Unies développé par John Ruggie, qui était à l’époque le Représentant spécial du Secrétaire général de l’ONU sur la question des droits de l’homme et des sociétés transnationales et autres entreprises. Les Principes directeurs se fondent sur trois piliers : l’obligation de l’Etat de protéger les droits de l’homme, la responsabilité des entreprises de respecter les droits de l’homme et le droit des victimes d’accéder à des voies de recours effectives. Ils constituent la première norme mondiale de référence visant à prévenir et à traiter le risque d’effets négatifs de l’activité commerciale sur les droits de l’homme. Les Principes directeurs ne créent pas de nouvelles obligations légales, ils développent plutôt les conséquences des obligations et pratiques existantes pour les Etats et les entreprises.

L’État a le devoir de protéger les individus résidant sur son territoire ou se trouvant sous sa juridiction contre toute atteinte aux droits de l’homme commise par des acteurs non étatiques, notamment les entreprises. Même si les Etats ne sont pas responsables des atteintes aux droits de l’homme commises par des acteurs privés, ils doivent prendre des mesures pour les prévenir, les sanctionner et les réparer par le biais de la législation et des réglementations. Les Principes directeurs affirment également que les entreprises commerciales ont une responsabilité indépendante quant au respect des droits de l’homme, qui est distincte des obligations de l’État. La responsabilité d’une entreprise en la matière inclut le principe de non-nuisance, qui impose de faire preuve d’une diligence raisonnable pour identifier et traiter les répercussions des pratiques commerciales sur les droits de l’homme. Les entreprises doivent prendre toutes les précautions nécessaires et raisonnables pour empêcher tout dommage.

L’accès à des voies de recours pour les individus et groupes de personnes est un élément crucial de ce cadre. Les Etats doivent certes prendre les mesures appropriées pour enquêter, sanctionner et réparer, mais il existe aussi une responsabilité des entreprises, qui doivent mettre en place des mécanismes de plaintes au niveau de l’entreprise elle-même afin de prévoir une alerte précoce et de résoudre les plaintes avant toute escalade. Les Etats ont le devoir spécifique de garantir l’accès à des mécanismes judiciaires et non judiciaires pour assurer des voies de recours efficaces. Les mécanismes non judiciaires sont par exemple les tribunaux des prud’hommes, les médiateurs, les commissions nationales des droits de l’homme ou les instances chargées des questions d’égalité.

Normes européennes

Les Principes directeurs ont été largement approuvés dans le monde entier. En Europe, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a souscrit à ces principes dans une déclaration datant de 2014 et a fait part de son vif soutien pour que les Etats membres les mettent en œuvre. Le 2 mars 2016, il a adopté une recommandation détaillée sur les droits de l’homme et les entreprises. Elle se fonde sur les Principes directeurs et formule des recommandations plus précises pour aider les gouvernements européens à prévenir les violations des droits de l’homme commises par les entreprises et à y remédier, tout en insistant sur les mesures visant à les inciter à respecter ces droits. La recommandation rappelle la pertinence de la Convention européenne des droits de l’homme et de la Charte sociale européenne dans ce domaine. Elle développe plus particulièrement l’accès à des voies de recours judiciaires en s’appuyant sur l’expertise et les normes juridiques du Conseil de l’Europe dans les domaines de la responsabilité civile et pénale, de la réduction des obstacles judiciaires, de l’aide juridictionnelle et des réclamations collectives.

L’Union européenne a reconnu les Principes directeurs comme étant le « cadre politique faisant autorité » dans le domaine de la responsabilité sociale des entreprises. Depuis 2011, la Commission européenne encourage les Etats membres de l’UE à élaborer des plans d’action nationaux (PAN) pour mettre en œuvre les Principes directeurs. Dans sa recommandation, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe exhorte également les Etats membres à développer et à adopter des plans d’action nationaux. En outre, le Comité des Ministres entend partager les PAN et les bonnes pratiques dans ce domaine grâce à un système d’informations devant être alimenté par le Conseil de l’Europe.

Plans d’action nationaux

Neuf pays d’Europe ont déjà publié des PAN sur les entreprises et les droits de l’homme : la Finlande, le Danemark, l’Italie, la Lituanie, les Pays-Bas, la Norvège, l’Espagne, la Suède, et le Royaume-Uni. Neuf autres plans d’action nationaux sont en cours d’élaboration en Azerbaïdjan, en Belgique, en République tchèque, en Allemagne, en Grèce, en Irlande, au Portugal, en Slovénie et en Suisse. Le Groupe de travail de l’ONU sur la question des droits de l’homme et des sociétés transnationales et autres entreprises a publié des recommandations pour l’élaboration d’un PAN.

Le groupe de travail définit un plan d’action national comme étant une stratégie politique mise au point par un État pour la protection contre les effets négatifs des entreprises commerciales sur les droits de l’homme. Le PAN doit refléter les obligations de l’État en vertu du droit international relatif aux droits de l’homme, notamment le principe de non-discrimination, promouvoir le respect des droits de l’homme par les entreprises grâce à des procédures de diligence raisonnable et prévoir un accès effectif à des voies de recours. Le PAN devrait s’attaquer aux atteintes réelles et potentielles aux droits de l’homme qui sont le fait des entreprises dans le pays en définissant des mesures réalistes pour prévenir de tels dommages et y remédier. Une procédure inclusive et transparente impliquant les acteurs concernés est indispensable pour élaborer un plan d’action national et l’examiner et le réviser de manière régulière.

Les PAN sur les entreprises et les droits de l’homme font partie du  travail systématique sur les droits de l’homme au niveau national, que j’ai souvent encouragé lors de mes visites dans les pays. Il ne s’agit pas simplement de documents, mais ils font partie d’un processus continu, inclusif et transparent de mise en œuvre des droits de l’homme. Des experts ont souligné qu’il importait de mettre en place des mécanismes de révision et de suivi pour aider les Etats à produire, mettre en œuvre et évaluer les PAN. En plus de faciliter le partage des bonnes pratiques pour les PAN, la  Recommandation du Comité des Ministres envisage que les parties prenantes étudient sa mise en œuvre dans un délai de cinq ans. Cela fournira une bonne occasion de dresser le bilan des effets des plans d’action nationaux en Europe.

Groupes nécessitant une protection supplémentaire

La Recommandation du Comité des Ministres souligne la nécessité d’offrir une protection additionnelle aux travailleurs, aux enfants, aux peuples autochtones et aux défenseurs des droits de l’homme. Naturellement, les travailleurs sont directement touchés par les activités des entreprises qui les emploient. Les Etats ont l’obligation de demander aux entreprises de respecter les droits de leurs employés. Les instruments européens et internationaux relatifs aux droits de l’homme sont essentiels pour garantir la liberté d’association des travailleurs, leur droit de négociation collective, l’interdiction de la discrimination, du travail des enfants et du travail forcé et la protection de la santé et de la sécurité au travail. Le Comité des droits de l’enfant de l’ONU a fourni des recommandations détaillées sur les obligations des Etats concernant les incidences du secteur des entreprises sur les droits de l’enfant. Il souligne la nécessité pour les Etats de faciliter l’accès des enfants à des mécanismes de recours et la nécessité pour les entreprises d’appliquer une diligence raisonnable en matière de droits de l’enfant.

Les peuples autochtones sont souvent exclus des consultations sur les activités commerciales qui influent sur leurs vies, ce qui peut résulter en une marginalisation économique et sociale encore plus grande. Les entreprises devraient plus particulièrement obtenir le consentement libre et éclairé des peuples autochtones avant d’approuver des projets qui affectent leurs terres, leurs territoires ou d’autres ressources. Les défenseurs des droits de l’homme doivent parfois faire face à des défis et à des risques lorsqu’ils mettent en cause la responsabilité des entreprises. Les Etats ont l’obligation de promouvoir un environnement sûr et favorable pour les défenseurs des droits de l’homme. Les entreprises devraient les consulter sur les effets potentiels de leurs activités économiques sur les droits de l’homme et ne pas entraver leurs activités.

Prochaines étapes

Il est encourageant de constater que les entreprises elles-mêmes deviennent de plus en plus conscientes des effets de leurs activités sur les droits de l’homme. Au-delà de se contenter d’éviter les effets nuisibles, il sera utile de souligner le potentiel des entreprises pour promouvoir les droits de l’homme dans le cadre de leurs opérations, par exemple dans le domaine de la non-discrimination. L’implication de toutes les parties prenantes dans l’adoption et la mise en œuvre des PAN sur les entreprises et les droits de l’homme ne peut qu’accélérer ce processus. Les institutions nationales de défense des droits de l’homme ont également un rôle à jouer. L’Institut danois pour les droits de l’homme a déjà co-rédigé un instrument pour la préparation des plans d’action nationaux et élaboré une boîte à outils spécifique pour l’évaluation des effets des projets commerciaux sur les droits de l’homme.

L’expérience de la mise en œuvre des plans d’action nationaux apportera des éléments précieux aux efforts actuellement déployés par les Nations Unies pour la rédaction d’un instrument juridiquement contraignant en matière de droits de l’homme visant à réglementer les activités des sociétés transnationales et autres établissements commerciaux. Il y a fort à parier que la rédaction d’un tel instrument prendra beaucoup de temps, mais cela ne devrait pas décourager la mise en œuvre active des normes régionales et internationales existantes sur les entreprises et les droits de l’homme, sous la forme des plans d’action nationaux également. Les entreprises commerciales ont un rôle croissant à jouer dans la promotion des droits de l’homme et cette responsabilité devrait être reconnue par les entreprises et les gouvernements de toute l’Europe.  

Nils Muižnieks

Strasbourg 04/04/2016
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