Le carnet des droits humains de la Commissaire

Retour Les migrants en situation de vide juridique en Europe ont le droit de vivre dans la dignité

Le carnet des droits de l'homme
Le commissaire Muižnieks visite des demandeurs d'asile déboutés qui campent dans une église vide à La Haye en 2014

Le commissaire Muižnieks visite des demandeurs d'asile déboutés qui campent dans une église vide à La Haye en 2014

Dans certains pays, on les appelle les « personnes invisibles », dans d’autres, les « fantômes ». Partout en Europe, nombre de migrants, surtout des demandeurs d'asile déboutés, vivent dans une situation de vide juridique et social qui perdure, sans perspectives à long terme. Les autorités refusent de les régulariser ou de leur accorder un quelconque statut juridique, mais souvent ces migrants ne peuvent pas retourner dans leur pays d’origine et ce pour diverses raisons, le plus souvent par peur d’y être persécutés. De manière générale, ces personnes désespérées vivent dans des conditions déplorables, sont totalement exclues de la société, n’ont pas de permis de séjour et n’ont pas les moyens de subvenir à leurs besoins élémentaires en matière de logement, de nourriture, de santé et d’éducation. En définitive, elles sont privées de toute possibilité de vivre dans la dignité.

Au cours de mes visites, j’ai rencontré certaines de ces personnes et j’ai été frappé par leur détresse. Par exemple, lorsque je me suis rendu au Danemark en 2013, j’ai visité un centre d’accueil pour demandeurs d'asile dont les pensionnaires de longue durée étaient principalement des personnes qui avaient été déboutées du droit d’asile mais ne pouvaient pas être expulsées, faute de papiers d’identité ou pour d’autres raisons. Ce centre comptait ainsi 29 pensionnaires qui y résidaient depuis plus de 15 ans. Lors de ma visite à Chypre en 2015, j’ai été marqué par la situation de 67 réfugiés et demandeurs d'asile déboutés, essentiellement des Kurdes d’Irak et de Syrie, mais aussi des personnes originaires du Soudan et d’Ethiopie, qui vivaient depuis près de 18 ans sur une base militaire britannique. Ni Chypre ni le Royaume-Uni ne leur avaient accordé de permis de séjour de longue durée. En 2014, aux Pays-Bas, j’ai constaté avec une vive inquiétude que des migrants vivaient dans des conditions très précaires dans une église désaffectée. Certains d’entre eux avaient été placés en détention à plusieurs reprises, durant plusieurs mois, sans que cette détention aboutisse à une expulsion. Des cas similaires s’observent dans d’autres pays européens. Ce problème est aggravé par l’augmentation des arrivées de migrants, notamment de demandeurs d'asile.

Les principales questions de droits de l'homme qui se posent dans ce contexte

Dans certains pays, il est courant de placer en détention des migrants, y compris des demandeurs d'asile. Ces personnes se retrouvent parfois dans des établissements pénitentiaires, où elles sont soumises à des conditions très difficiles et côtoient des détenus ayant commis des infractions pénales. J’ai pris note des critiques exprimées récemment par des personnalités politiques et des ONG espagnoles, à la suite de mouvements de protestation ayant eu lieu dans un centre de détention pour migrants situé à Madrid ; selon ces critiques, les conditions de vie qui prévalent dans les « centres d’internement des étrangers » sont une honte pour la société et il est temps de les fermer.

En ce qui concerne l’expulsion vers le pays d’origine, des questions peuvent se poser sous l’angle de la Convention européenne des droits de l'homme (CEDH) lorsqu’il y a des motifs sérieux de croire que, si la personne concernée est expulsée, elle courra un risque réel d’être soumise à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. Dans ce cas, l'article 3 de la CEDH implique l'obligation de ne pas expulser l’intéressé vers son pays d’origine. De plus, selon la jurisprudence récente de la Cour de Strasbourg (B.A.C. c. Grèce), le droit au respect de la vie privée et familiale peut légitimement être invoqué par des migrants, y compris par des demandeurs d’asile, qui vivent dans l’incertitude. Dans l’affaire susmentionnée, la Cour a conclu à la violation, par la Grèce, du droit du requérant au respect de sa vie privée, en raison de l’omission des autorités de statuer sur sa demande d’asile pendant 12 ans, période qu’il a passée dans une grande précarité.

Des études montrent que de telles situations, caractérisées par une incertitude prolongée quant à son sort et par un manque de contacts avec le monde extérieur, ont des effets délétères sur la santé physique et mentale. Selon une évaluation psychologique que le HCR a fait réaliser en 2013, tous les réfugiés et migrants qui vivaient sur la base militaire britannique de Chypre, dont les enfants, souffraient de troubles psychologiques sérieux, notamment de formes graves de dépression. Un rapport publié par une ONG danoise en 2011 indiquait que, au bout d’un an, les personnes hébergées dans des camps pour demandeurs d'asile au Danemark présentaient des symptômes de problèmes mentaux graves causés par l’incertitude quant à l’avenir, un traumatisme non traité, la vie quotidienne en institution et le manque d’activités motivantes. Le conseil britannique pour les réfugiés a montré pourquoi il est compréhensible que beaucoup de demandeurs d'asile déboutés craignent de retourner dans leurs pays d’origine. Nombre d’entre eux sont en effet des femmes ayant subi des violences sexuelles, des mutilations génitales féminines ou un mariage précoce dans leur pays. Au Royaume-Uni, certaines de ces femmes, privées de moyens de subsistance, se livrent à la prostitution, ce qui les expose de nouveau à des risques de violence et de problèmes de santé.

Souvent, ces personnes ne reçoivent aucune aide de l’Etat et se retrouvent à la rue ou squattent des bâtiments désaffectés. Le Comité européen des Droits sociaux a souligné que, en vertu de la Charte sociale européenne, les garanties minimales du droit au logement et à l’hébergement d’urgence s’appliquent aussi aux migrants en situation irrégulière. Une solution d’hébergement doit être proposée aux migrants même lorsqu’ils ont été invités à quitter le pays et qu’ils ne sont pas en droit d’exiger un hébergement à long terme. Le Comité a fait remarquer que le droit à une solution d’hébergement est étroitement lié à la dignité humaine de tout individu, quelle que soit sa situation au regard du droit de séjour. Il a aussi indiqué que les ressortissants étrangers, qu’ils résident légalement ou non dans le pays, ont droit à une aide médicale d’urgence et à l’assistance sociale de base qui leur est nécessaire pour parer à un besoin immédiat (hébergement, nourriture, soins médicaux d’urgence et vêtements).

Les retours doivent impérativement se faire dans le respect des droits de l'homme

Ces dernières années, les Etats membres de l’UE insistent beaucoup sur le retour effectif et rapide des migrants en situation irrégulière, y compris des demandeurs d'asile déboutés, dans leur pays d’origine. Si le retour effectif des personnes qui n’ont pas besoin d’une protection internationale est un aspect important de la législation et des politiques migratoires, les considérations liées aux droits de l'homme doivent cependant être pleinement prises en compte lors de la mise en œuvre.

Tout retour, qu’il soit volontaire ou non, doit être compatible avec les obligations incombant aux Etats au titre du droit international et européen des droits de l'homme et doit respecter le principe de non-refoulement. Lors de l’organisation du retour, il faut aussi tenir compte de l’intérêt supérieur de l’enfant et veiller au respect de la légalité. De plus, l’une des conditions préalables indispensables au retour est l’existence d’un système d’asile juste et efficace. Malheureusement, certains pays européens ont adopté des mesures législatives destinées à restreindre l’accès à l’asile, notamment en instaurant des procédures d’asile sommaires à la frontière, ce qui porte atteinte au droit d’asile.

Que devraient faire les Etats européens ?

Pour relever les défis migratoires d’une manière efficace et respectueuse des droits de l'homme, les Etats européens devraient respecter pleinement leurs obligations en matière de droits de l'homme et travailler ensemble à l’élaboration de solutions communes fondées sur la solidarité entre les Etats. Ils devraient se garder d’adopter des dispositions toujours plus restrictives en matière d’asile et d’immigration, qui ne font qu’affaiblir les normes des droits de l'homme.

Chaque demande d’asile doit faire l’objet d’un examen au fond, selon une procédure juste et efficace qui prenne en compte la situation personnelle du demandeur et des informations actualisées et fiables sur son pays d’origine. En attendant que son dossier soit traité, le demandeur d'asile doit bénéficier d’un soutien et de services qui lui donnent la possibilité de vivre dignement.

Ainsi que le souligne l’ECRI dans sa Recommandation de politique générale n° 16, la protection effective des droits de l'homme de toutes les personnes, y compris des migrants en situation irrégulière, demande une séparation stricte entre les activités relatives au contrôle de l’immigration et à ses mesures d’application et les autres services publics et privés. Cela exige la création, par les Etats, de mesures effectives (dites « pare-feux ») pour empêcher, en droit et en pratique, les acteurs des secteurs public et privé de priver concrètement les migrants en situation irrégulière de leurs droits de l'homme, en interdisant clairement de communiquer des informations sur ces personnes aux services de l’immigration aux fins du contrôle de l’immigration.

Dans toutes les décisions qui concernent des enfants, leur intérêt supérieur doit être une considération primordiale pour les Etats. Les Vingt principes directeurs du Conseil de l'Europe sur le retour forcé donnent des orientations utiles à cet égard. Lorsque le retour est impossible ou particulièrement difficile, les autorités devraient autoriser l’intéressé à rester légalement dans le pays, dans des conditions qui permettent de satisfaire ses besoins élémentaires et qui respectent pleinement ses droits de l'homme. Il faut s’attacher tout particulièrement à faire respecter l’interdiction des traitements inhumains ou dégradants et à protéger le droit au respect de la vie privée et familiale. Les migrants qui ne peuvent pas être expulsés doivent aussi être protégés contre l’arrestation et le placement en détention administrative.

En outre, ces personnes doivent être protégées contre l’exploitation par le travail et contre la traite des êtres humains, dans le plein respect de la Convention du Conseil de l'Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains.

Les mineurs non accompagnés qui n’ont pas obtenu l’asile mais qui ne peuvent pas être renvoyés ne doivent pas être expulsés automatiquement à l’âge de 18 ans ; avant de prendre toute décision de retour, il faut déterminer soigneusement quel est l’intérêt supérieur du jeune.

Enfin, il faudrait s’attacher à établir des programmes de retour volontaire efficaces pour les personnes qui n’ont pas besoin d’une protection internationale. Il convient de développer l’aide au retour volontaire, les programmes de réinsertion et les garanties entourant les procédures de retour et de réadmission. Des procédures de qualité sont également requises, y compris des procédures visant à déterminer l’intérêt supérieur des enfants non accompagnés.

Nils Muižnieks

 

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Strasbourg 15/11/2016
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