Retour «Islamophobie : les leçons du génocide de Srebrenica»

Le Soir, 04/07/2019

Les enseignements de Srebrenica n’ont pas été tirés selon Dunja Mijatovic, commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe

Nermin Subašić n’avait que 19 ans lorsque des groupes paramilitaires l’ont sauvagement assassiné et ont dispersé ses restes à Srebrenica et aux alentours. Nermin ne fut pas la seule victime. Plus de 8 300 hommes, femmes et enfants ont été massacrés lors du génocide de Srebrenica, qui constitue l’une des pages les plus sombres de l’histoire récente de l’Europe. Leur destin tragique serait tombé dans l’oubli sans les Mères de Srebrenica et de Žepa.

Ces mères, épouses et sœurs ont essuyé leurs larmes et choisi de donner un sens à leur souffrance. Loin de crier vengeance, elles demandent simplement justice, depuis 24 ans. Et elles ont un message à nous faire passer : cessons de déshumaniser l’Autre.

Beaucoup de gens ne savent pas ce qui s’est passé à Srebrenica, ou ne veulent pas le savoir. D’autres estiment qu’il s’agit d’une question locale, un accident de l’histoire qui n’intéresse pas le reste du monde. Cette manière de penser ne s’explique pas seulement par l’indifférence ou le relativisme : elle révèle aussi un sentiment antimusulman très répandu en Europe. Il est en effet indéniable que le génocide de Srebrenica avait des motifs religieux. Ces êtres humains ont été tués uniquement parce qu’ils étaient musulmans. Le massacre a été commis avec la complicité d’une communauté internationale passive, qui savait ce qui était en train de se produire mais a décidé de fermer les yeux.

En ce sens, le génocide de Srebrenica est un miroir qui renvoie à tous les Européens une image peu reluisante d’eux-mêmes, qu’ils auraient pourtant intérêt à regarder en face. L’Europe n’est certainement pas sur le point de connaître une autre tragédie comparable à celle de Srebrenica. Cependant, la résurgence, un peu partout sur notre continent, de mouvements nationalistes qui se présentent comme les défenseurs de l’Europe chrétienne et des valeurs traditionnelles menace l’avenir pacifique de nos sociétés.

Dans ce contexte, les Musulmans figurent, une fois de plus, parmi les cibles préférées des groupes extrémistes, mais aussi des responsables politiques plus modérés. Même si cela fait des siècles que les Européens se méfient des Musulmans, la méfiance a encore grandi depuis la série d’actes terroristes qui a débuté le 11 septembre 2001 par les attentats contre le World Trade Center à New York : tous les Musulmans ont été dépeints de la même façon et rencontrent de plus en plus d’hostilité dans les sociétés où ils vivent.

Au cours de ces 20 dernières années, nombreuses ont été les mises en garde contre le développement de sentiments antimusulmans et contre leurs manifestations concrètes en Europe. La situation ne s’est toutefois pas améliorée, bien que ces tendances dangereuses soient évidentes. Elles ont encore été confirmées il y a quelques semaines dans un rapport de la Commission européenne contre le racisme et l'intolérance, qui s’inquiète de la persistance de sentiments antimusulmans dans la plupart des États membres du Conseil de l'Europe.

Il suffit de consulter des sources d’informations fiables pour le constater. Dans nombre de pays européens, ses femmes musulmanes sont fréquemment agressées parce qu’elles portent le voile ou le foulard ; des mosquées sont prises pour cible et des cimetières sont profanés ; des pratiques discriminatoires rendent plus difficile, pour les Musulmans, de trouver un emploi ou un logement ou d’obtenir la nationalité du pays où ils vivent. Des policiers continuent de pratiquer des contrôles au faciès, pourtant interdits, qui sont uniquement motivés par l’origine musulmane supposée des individus. La plupart des migrants qui arrivent en Europe venant de pays de confession musulmane, ils sont en butte à la même attitude de méfiance et de suspicion que celle que les Musulmans européens endurent depuis des dizaines d’années déjà.

Les Musulmans ne sont pas les seules cibles. Des agressions motivées par la haine continuent à viser les Juifs et les Roms, qui font partie des boucs émissaires privilégiés de ceux qui persistent à séparer les êtres humains selon des « races », des classes ou des hiérarchies. Ces tensions sont exacerbées par un discours toxique, nationaliste, irresponsable et cynique que diffusent de nombreuses personnalités politiques de premier plan en Europe. Beaucoup de mes compatriotes et moi-même savons bien à quoi tout cela risque de mener. Mais les personnes qui sont en responsabilité, en Europe et au-delà, le savent-elles ?

J’ai grandi dans un pays qui a disparu à cause de gens qui ont attisé la haine et les querelles ethniques. J’ai vu la brutalité et les ravages du nationalisme, les divisions qu’il crée et les manœuvres qu’il déploie pour séduire au moyen de promesses fallacieuses.

L’histoire devrait nous avoir appris qu’une telle situation conduit immanquablement à la destruction. Or, il semble que nous n’ayons toujours pas retenu la leçon.

Si nous voulons inverser la tendance, nous ferions bien de tirer les enseignements du génocide de Srebrenica. Il ne s’est pas produit par hasard et a commencé bien avant de se manifester dans toute son horreur. Il a commencé lorsque des êtres humains ont été mis à l’écart en raison de leur identité. Il a pris forme sous l’effet d’un discours public qui déshumanisait l’Autre et marginalisait les voix critiques. Il a abouti à des actes qui visaient délibérément à détruire un groupe de personnes – devant les yeux de ceux qui ne voulaient rien voir parce qu’ils ne se sentaient pas concernés.

Comme tous les génocides, le génocide de Srebrenica a une signification qui dépasse largement les frontières du territoire où il a été commis. Il doit nous servir d’avertissement. Il nous prévient que, si nous acceptons, tolérons ou faisons semblant de ne pas voir les attaques dirigées contre certains groupes de personnes, c’est la haine qui l’emportera dans nos sociétés.

Les Mères de Srebrenica et de Žepa nous enjoignent de ne pas répéter les mêmes erreurs. Elles nous disent que, si nous voulons vivre ensemble dans la diversité, si nous voulons échapper à l’endoctrinement et vivre à l’abri de la haine et de la violence, si nous voulons que les générations futures aient les mêmes espoirs et les mêmes attentes que nous, alors nous devons réagir maintenant.

Nous devons défendre les valeurs et les principes d’égalité, de respect, de diversité et de solidarité qui sont les fondements de l’Europe. Le temps est venu de travailler ensemble pour que le respect l’emporte sur la haine.