Retour Droits de l’homme et lutte contre le terrorisme

New Europe, 31/07/2014

Ceux qui affirment que les démocraties peuvent sacrifier impunément certains droits de l’homme dans la lutte contre le terrorisme devraient y réfléchir à deux fois. Le 24 juillet, la Cour européenne des droits de l’homme, la plus haute instance judiciaire protégeant les droits des citoyens de 47 pays européens, a rendu deux arrêts dans lesquels elle a réaffirmé que les normes absolues des droits de l’homme, comme l’interdiction de la torture, devaient être respectées en toutes circonstances.

Les juges européens étaient invités à dire si la Pologne avait violé ses obligations relatives aux droits de l’homme en raison des conditions de détention, d’interrogatoire et de transfert vers les Etats-Unis de deux hommes soupçonnés d’actes terroristes qui sont actuellement détenus à Guantanamo, Abd Al Rahim Hussayn Muhammad Al Nashiri et Zayn Al-Abidin Muhammad Husayn (également appelé Abu Zubaydah).

Les sept juges ont conclu à l’unanimité que la Pologne avait violé la Convention européenne des droits de l’homme sur ces points et au vu de l’absence d’enquêtes effectives sur les allégations des requérants. En effet, les enquêtes n’ont commencé que trois ans après l’émergence d’informations crédibles et traînent en longueur depuis cinq ans, essentiellement en raison d’une ingérence politique abusive dans le travail des procureurs et de la mauvaise volonté des Etats-Unis de coopérer aux investigations. Les juges ont par ailleurs condamné le refus de la Pologne de se conformer aux requêtes de la Cour, qui lui demandait de lui fournir des éléments de preuve, et ont enjoint aux autorités polonaises d’obtenir l’assurance des Etats-Unis que M. Al Nashiri ne serait pas condamné à mort.

Ce n’est pas la première fois que la Cour dénonce l’illégalité du programme de « restitution » sordide mené par la CIA en Europe entre 2002 et 2006, qui a donné lieu à des enlèvements, des détentions et des mauvais traitements contre des terroristes présumés. En décembre 2012, déjà, la Cour a tenu « l’ex-République yougoslave de Macédoine » pour responsable d’actes de torture commis sur Khalid El Masri par une équipe de « restitution » de la CIA en présence de fonctionnaires macédoniens, et de traitements inhumains et dégradants infligés lors d’une détention arbitraire. Elle a également conclu que l’Etat avait failli à son obligation de mener une enquête effective sur les allégations de mauvais traitements et de détention arbitraire et d’octroyer un recours effectif au requérant.

La portée de ces arrêts va bien au-delà des deux pays directement concernés. Au moins 25 pays européens ont coopéré au programme de « restitution » de la CIA, mais très peu ont établi un tant soit peu les responsabilités.

Dans la plupart des cas, le bilan n’est guère positif. En Lituanie, le procureur général a classé l’affaire sans suites en 2011, un an après l’ouverture de l’enquête judiciaire. A la suite de pressions internationales et de la décision d’une juridiction nationale, une enquête préliminaire a finalement été rouverte en février dernier.

Le Parlement roumain n’a mené qu’une enquête superficielle. Le parlement comme le gouvernement ont constamment nié toute pratique de détention secrète, malgré les éléments prouvant le contraire.

Au Royaume-Uni, le rapport de la commission d’enquête publié en décembre dernier soulève plusieurs questions sur le rôle joué par ce pays dans la guerre contre le terrorisme menée par les Etats-Unis. D’autres pays, dont l’Autriche, l’Azerbaïdjan, la Belgique, la Bosnie-Herzégovine, Chypre, la Croatie, l’Espagne, la Géorgie, la Grèce, l’Irlande, l’Islande, le Portugal, la République tchèque et la Turquie, n’ont toujours pas fait toute la lumière sur leur coopération.

Si les arrêts El Masri, Al Nashiri et Abu Zubaydah obligent « l’ex-République yougoslave de Macédoine » et la Pologne à mettre en œuvre des mesures spécifiques, ils devraient aussi inciter tous les gouvernements à lever enfin le voile sur leurs responsabilités. Ces jugements livrent par ailleurs deux enseignements à toutes les démocraties engagées dans la lutte contre le terrorisme.

Le premier est que les Etats ne doivent pas abuser du privilège qu’est le secret d’Etat pour entraver les initiatives judiciaires et parlementaires visant à établir les responsabilités pour les actes de contre-terrorisme illégaux. Si le secret est parfois nécessaire pour protéger l’Etat, il ne doit jamais être un prétexte pour dissimuler de graves violations des droits de l’homme.

Le second enseignement est que sacrifier les droits de l’homme sur l’autel de la lutte contre le terrorisme est une grave erreur et une mesure inefficace aux lourdes conséquences. Cela revient à porter de nouveaux coups à l’Etat de droit, qui est un pilier de la démocratie et des valeurs que nous défendons.

Le gouvernement des Etats-Unis et les gouvernements européens devraient retenir ces leçons. Dans un premier temps, il faudrait que les activités des organes de sécurité soient soumises à une surveillance indépendante et à un contrôle juridictionnel. Ensuite, il faudrait veiller à ce que les politiques et actions antiterroristes soient plus compatibles avec les droits de l’homme.

Cela ne compromettrait pas la sécurité de l’Etat, bien au contraire. S’ils mettaient autant de volonté à protéger les droits de l’homme qu’à lutter contre le terrorisme, les gouvernements renforceraient leur crédibilité auprès de l’opinion publique et affaibliraient le soutien aux causes antidémocratiques.

Nils Muižnieks