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La corruption porte atteinte aux droits de l’homme et à l’État de droit

Ces dernières années, dans de nombreux pays européens dont la Roumanie, Malte, la République de Moldova, la Bulgarie, la République slovaque et l’Ukraine, des citoyens sont descendus dans la rue pour protester contre la corruption endémique et exiger que l’État de droit soit respecté, que les responsables politiques corrompus aient à rendre des comptes et que soit engagée une véritable lutte contre la corruption.

La corruption est considérée, à juste titre, comme l’un des phénomènes sociaux les plus insidieux. Elle sape la confiance envers les institutions publiques, entrave le développement économique et nuit dangereusement à l’exercice des droits de l’homme, en particulier au sein des groupes marginalisés ou défavorisés : minorités, personnes en situation de handicap, réfugiés, migrants et détenus. Elle a aussi un impact disproportionné sur les femmes, les enfants et les personnes pauvres, notamment parce qu’elle leur complique l’accès à des droits sociaux de base comme le logement, l’éducation et les soins de santé.

À l’échelle mondiale, d’après des estimations qui ne peuvent qu’inquiéter, des centaines de milliards d’euros de pots-de-vin sont versés chaque année et la corruption active et passive, les détournements de fonds et l’évasion fiscale coûtent aux pays développés quelque 1 260 milliards de dollars par an. Une telle somme permettrait de faire passer au-dessus du seuil de pauvreté pendant au moins six ans les personnes, au nombre d’1,4 milliard, qui vivent avec moins d’1,25 dollar par jour. Autre exemple frappant de ces effets dévastateurs : comme le relève Transparency International dans son rapport de 2019 The Ignored Pandemic, la corruption absorbe plus de 7 % des dépenses mondiales de santé. Le rapport cite une étude, fondée sur des données issues de 178 pays, qui chiffre à plus de 140 000 par an le nombre de décès infantiles pouvant s’expliquer par la corruption.

Des normes anticorruption solides

Le Conseil de l’Europe a développé un solide éventail de normes juridiques anticorruption et a chargé son organe spécialisé, le Groupe d’États contre la corruption (GRECO), d’en superviser la mise en œuvre à travers un processus dynamique d’évaluation mutuelle et de pressions réciproques, en vue de recenser les insuffisances des politiques nationales de lutte contre la corruption et d’encourager les réformes législatives, institutionnelles et pratiques nécessaires. Les plus importants de ces instruments sont la Convention pénale sur la corruption (et son Protocole additionnel de 2003[1]) et la Convention civile sur la corruption, toutes deux élaborées en 1999[2]. D’autres instruments juridiques de référence, comme les Vingt principes directeurs pour la lutte contre la corruption affirmés dans la Résolution (97) 24 du Comité des Ministres, viennent compléter ces traités.

Signe des multiples liens qui existent entre la corruption et les atteintes aux droits, les affaires de corruption sont de plus en plus présentes dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Dans l’arrêt Kövesi c. Roumanie (mai 2020), la Cour a conclu à la violation de l’article 6 (droit à un procès équitable) et de l’article 10 (liberté d’expression) de la Convention : la présidente du parquet national anticorruption avait été limogée avant la fin de son second mandat pour avoir critiqué les réformes législatives dans ce domaine. La Cour a attaché une importance particulière aux fonctions exercées par la requérante, relevant « que sa mission s’étendait à la formulation d’avis sur les réformes législatives susceptibles d’avoir un impact sur la justice et sur son indépendance et, plus précisément, sur la lutte contre la corruption dont était chargé son département[3] ».

Parmi les normes pertinentes du Conseil de l'Europe figurent aussi des documents adoptés par l’Assemblée parlementaire en vue d’accélérer la lutte contre la corruption et de restaurer la confiance dans l’efficacité des institutions démocratiques, comme la Résolution 2170 (2017) et la Recommandation 2105 (2017), Promouvoir l’intégrité dans la gouvernance pour lutter contre la corruption politique, ainsi que la Résolution 2192 (2017), Les jeunes contre la corruption.

Le Comité des Ministres a lui aussi adopté des normes utiles pour combattre la corruption, énoncées dans la Recommandation CM/Rec(2014)7 sur la protection des lanceurs d’alerte (30 avril 2014).

Dans son Avis n° 21 (2018), Prévenir la corruption parmi les juges, le Conseil consultatif de juges européens propose une définition de la corruption judiciaire : il s’agit de la conduite malhonnête, frauduleuse ou contraire à l’éthique d’un juge dans le but d’obtenir un avantage personnel ou un avantage pour des tiers. L’Avis recommande aux États membres un certain nombre de mesures à prendre pour éviter la corruption dans le système judiciaire. Il préconise notamment un cadre réglementaire applicable aux décisions sur la carrière des juges, une série de règles, de principes et de lignes directrices concernant la déontologie des juges, un système solide de déclaration de patrimoine, des règles applicables à la récusation et à l’auto-récusation des juges ainsi que des sanctions pénales, administratives ou disciplinaires adéquates en cas de comportement corrompu d’un juge, afin d’améliorer la transparence de la justice et donc la confiance du public à son égard.

Au niveau mondial, la Convention des Nations Unies contre la corruption (2003) prévoit des mesures préventives, pénales et répressives, une coopération internationale, le recouvrement des avoirs, une assistance technique et l’échange d’informations. En outre, l’un des engagements liés à l’Objectif de développement durable n° 16 (Paix, justice et institutions efficaces) consiste à réduire nettement la corruption et la pratique des pots-de-vin sous toutes leurs formes.

La corruption, grave menace pour les droits de l’homme et pour l’administration de la justice

La justice et les services répressifs font partie des institutions les plus touchées par la corruption. Dans plusieurs États membres du Conseil de l'Europe, les gouvernements ont adopté à la hâte des réformes judiciaires qui renforcent l’influence – déjà importante – du pouvoir exécutif sur la justice, par l’intermédiaire du parlement. Ce coup dur pour l’indépendance de la justice a affaibli le contrôle exercé par le pouvoir judiciaire sur l’exécutif et, par là, sa capacité à lutter contre la corruption. Le GRECO a souligné la nécessité d’assurer aux juges une véritable indépendance pour parer aux influences politiques indésirables, qui peuvent entraîner des jugements partiaux et corrompus servant d’autres intérêts que l’intérêt général.

J’ai abordé ce sujet dans mes travaux sur la Turquie, la Pologne, la Hongrie, la Roumanie et Saint-Marin. En Turquie, j’ai plaidé pour des réformes constitutionnelles et législatives visant à lutter contre le problème, largement répandu, du manque d’indépendance de la justice et de son inféodation à des intérêts politiques. J’ai critiqué la vaste réforme judiciaire entreprise par le gouvernement polonais, accompagnée d’une campagne, financée par des fonds publics, qui visait à discréditer les juges au prétexte de lutter contre la corruption en leur sein. Je me suis jointe aux critiques exprimées par la Commission de Venise et par le GRECO sur les réformes judiciaires menées en Hongrie depuis 2011 et sur les menaces qu’elles font peser sur l’indépendance du système judiciaire, de ses institutions et des juges à titre individuel. Dans le cadre de mon dialogue avec les autorités roumaines, j’ai souligné l’importance de préserver l’indépendance de la justice et exhorté les autorités à suivre les recommandations de la Commission de Venise et du GRECO à cet égard. L’année dernière, lors de mes échanges avec les autorités de Saint-Marin, j’ai également souligné la nécessité de tirer pleinement parti de l’aide et des orientations offertes par ces deux entités pour lever les inquiétudes suscitées par les ingérences des pouvoirs exécutif et législatif dans le pouvoir judiciaire.

La corruption est particulièrement dangereuse dans les services répressifs, car elle nuit à la sécurité des citoyens et à leur recherche de justice, notamment dans les affaires de corruption politique et d’abus policiers. En Ukraine, la corruption semble expliquer l’absence d’avancées dans les enquêtes sur plusieurs affaires retentissantes, dont le meurtre de la militante anticorruption Kateryna Handzyuk. Dans le cadre des évaluations qu’il mène actuellement sur la prévention de la corruption et la promotion de l’intégrité dans les services répressifs, le GRECO a adressé aux États membres plusieurs recommandations visant une meilleure représentation des femmes à des postes élevés dans la police et leur présence à tous les échelons de ces services, notamment comme moyen d’éviter la « pensée de groupe », qui aggrave les risques de corruption. Des recommandations en ce sens ont été formulées par exemple à l’égard des polices du Danemark, d’Espagne et d’Estonie.

La corruption entrave aussi fortement l’accès aux soins. Dans mon rapport sur la République de Moldova, j’ai appelé les autorités à s’attaquer à la pratique courante des paiements informels et en espèces, qui dissuadent les patients – notamment de familles pauvres – de se tourner rapidement vers un médecin, voire de consulter. Dans les pays où les systèmes de santé et de protection sociale ont été érodés par des années de corruption (versement de pots-de-vin en échange de soins, corruption dans l’achat de matériel médical…), la pandémie de covid-19 a bien souvent exacerbé les problèmes structurels de ces secteurs et aggravé encore les risques de corruption. Des reportages, par exemple, signalent que la corruption endémique a fortement compromis la capacité du système hospitalier de Calabre, en Italie, à faire face à la surcharge entraînée par la pandémie. Par ailleurs, les ravages de la pandémie dans les établissements de soins de longue durée pour personnes âgées ont éclairé d’un nouveau jour plusieurs scandales de corruption dans ces établissements. Dans certains pays, la corruption et la défense d’intérêts particuliers ont également entravé les efforts pour désinstitutionnaliser la prise en charge des personnes handicapées. En avril 2020, le GRECO a publié des lignes directrices pointant plusieurs risques de corruption dans le contexte de la pandémie. Il convient d’éviter par exemple le détournement de fonds publics dans les situations d’urgence – à la faveur de l’assouplissement des contrôles qu’elles peuvent entraîner –, les pots-de-vin dans les services connexes au secteur médical et la corruption dans la recherche et le développement.

Importance de la transparence et de la protection de la liberté d’expression

Les journalistes d’investigation et les lanceurs d’alerte jouent un rôle crucial dans la lutte contre la corruption. L’assassinat des journalistes Daphne Caruana Galizia, à Malte, et Jan Kuciak, en Slovaquie, montrent à quel point ces professionnels prennent des risques lorsqu’ils dévoilent la corruption de responsables politiques et leurs liens avec le crime organisé pour les amener à rendre des comptes. Dans une déclaration d’octobre 2020, j’ai déploré que trois ans après le meurtre de Daphne Caruana Galizia, les commanditaires n’aient toujours pas été identifiés et les motifs de ce brutal assassinat n’aient pas été établis. S’agissant de Jan Kuciak et de sa fiancée Martina Kušnírová, bien que leurs meurtriers aient été condamnés en septembre 2020, soit deux ans et demi après leur assassinat, aucun commanditaire n’a malheureusement été condamné. J’ai noté, à cet égard, que cette décision de justice montrait qu’il restait des efforts à faire pour garantir la justice et prévenir l’impunité en Slovaquie. Olivera Lakić, journaliste pour le quotidien monténégrin Vijesti, connue pour ses enquêtes sur la corruption politique, a survécu à une tentative d’assassinat en 2018  ; les organisateurs de ce crime n’ont pas encore été traduits en justice. En Serbie, l’impunité se poursuit après la brutale agression, en 2015, du journaliste d’investigation Ivan Ninić, et des journalistes du KRIK (Réseau de reportage sur la criminalité et la corruption) ont reçu des menaces de mort et ont été ciblés par une campagne de dénigrement. Autre affaire emblématique : l’emprisonnement de Khadija Ismayilova, journaliste d’investigation azerbaïdjanaise, qui avait critiqué certains membres et proches de membres du gouvernement pour des allégations de corruption et d’activités commerciales illégales. La Cour européenne a constaté plusieurs violations de la Convention, notamment de l’article 18, et conclu que la privation de liberté de Mme Ismayilova avait pour véritable but de la réduire au silence et de la punir pour son travail de journaliste.

Les journalistes qui s’intéressent aux affaires de corruption sont également menacés de poursuites stratégiques contre la mobilisation publique, dites « poursuites-bâillons ». Il s’agit de procédures judiciaires abusives, ouvertes par de puissantes personnes ou entreprises pour intimider les journalistes jusqu’à ce qu’ils abandonnent leurs enquêtes. Par exemple, lorsque Daphne Caruana Galizia a été assassinée, elle était sous le coup de 40 poursuites civiles et pénales en diffamation à Malte, dont certaines sont toujours ouvertes à titre posthume contre sa famille. Dans un Carnet des droits de l’homme publié en octobre 2020, j’ai indiqué que les pratiques de ce genre, qui tendent à se multiplier, faisaient peser de graves menaces sur le droit à la liberté d’expression dans plusieurs États membres du Conseil de l’Europe et pervertissaient, plus généralement, le système judiciaire et l’État de droit.

Enfin, la transparence est un outil indispensable à la prévention de la corruption, puisqu’elle permet de montrer que l’intérêt général reste au cœur des décisions adoptées, comme je l’ai noté récemment dans un Carnet des droits de l’homme sur l’accès aux documents publics. J’y appelais les États membres du Conseil de l’Europe à faire du droit d’accès aux documents publics une réalité, notamment en traduisant en mesures concrètes leur législation sur la liberté d’information.

La lutte contre la corruption doit rester une priorité

En dépit de solides normes anticorruption et du suivi efficace, assuré par le GRECO, du respect de ces normes par les États membres, la corruption représente toujours une sérieuse menace pour l’État de droit et pour les droits de l’homme dans la région du Conseil de l’Europe.

Pour lutter véritablement contre la corruption, les États membres du Conseil de l’Europe devraient pleinement observer ses normes et les normes internationales relatives à la prévention de la corruption et à la promotion de l’intégrité, et redoubler d’efforts pour mettre en œuvre les recommandations du GRECO.

La perception du niveau de corruption et la réalité ne coïncident pas toujours ; en effet, la corruption ne se résume pas aux pots-de-vin et peut prendre de nombreuses formes, dont les conflits d’intérêts. Par conséquent, comme l’a relevé le GRECO, même les pays dont les institutions publiques jouissent d’un niveau élevé de confiance doivent prendre préventivement des mesures anticorruption lorsqu’un angle mort potentiel a été repéré, quel que soit leur classement dans les indices de perception.

Les agents publics doivent avoir un comportement intègre et éviter les activités qui pourraient entraîner un conflit d’intérêts et accroître le risque de corruption.

Il est tout aussi important de garantir un mécanisme solide, fonctionnel et correctement financé de surveillance des abus policiers, et d’offrir aux membres des services répressifs des formations régulières aux questions d’éthique et d’intégrité.

Les dépenses publiques de santé sont particulièrement inefficaces dans les pays dont la gouvernance est défaillante. Afin de prévenir la corruption dans ce secteur, les États membres doivent veiller à une gouvernance solide et effective, outil indispensable au fonctionnement optimal des systèmes de santé nationaux et à la prévention des urgences – telles qu’une pandémie.

Les pouvoirs publics doivent assurer aux journalistes la sécurité et la liberté d’expression et lutter contre l’impunité pour les crimes visant des journalistes. Les responsables politiques doivent s’abstenir de toute pression ou critique virulente contre les journalistes d’investigation, agissements qui peuvent avoir un effet tétanisant et conduire à l’auto-censure.

Enfin et surtout, les pouvoirs publics doivent résolument s’opposer aux poursuites-bâillons en prévoyant la possibilité de les rejeter à un stade précoce, en adoptant des mesures pour sanctionner les abus – notamment, renverser la charge des frais de procédure – et en atténuant les effets de ces poursuites abusives à travers un soutien concret aux personnes visées.

Dunja Mijatović


[1] Cet instrument prévoit des mesures complémentaires de droit pénal, et une amélioration de la coopération internationale en matière de poursuite des infractions relevant de la corruption.

[2] La Convention requiert des Parties qu’elles prévoient dans leur droit interne des recours efficaces en faveur des personnes qui ont subi un dommage résultant d’un acte de corruption, afin de leur permettre de défendre leurs droits et leurs intérêts, y compris la possibilité d’obtenir des dommages-intérêts.

[3] Cour européenne des droits de l’homme, Kövesi c. Roumanie, requête n° 3594/19, 5 mai 2020, par. 205.

Strasbourg 19/01/2021
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