Introduction

“Démocratie, un mot pour quelque chose qui n’existe pas.”
Karl Popper

Pour quelque chose qui n’existe pas, la démocratie fait beaucoup parler d’elle ces derniers temps. D’ailleurs, la démocratie « réelle » semble avoir un avenir prometteur, tout au moins en Europe, même si elle fait face, aujourd’hui plus que jamais, à des défis et à des perspectives de toutes sortes. La question n’est pas de savoir si les systèmes politiques nationaux, infranationaux et supranationaux qui font l’Europe deviendront ou resteront démocratiques, mais si la qualité de ce réseau régional de démocraties suffira à inciter les citoyens à lui apporter volontairement leur soutien et à en respecter la légitimité. En effet, tout porte à penser que les citoyens de l’Europe, s’ils n’en approuvent pas toujours les pratiques actuelles ou ne savent pas vraiment de quoi il retourne, ne toléreront pas une non-démocratie.

Le mal governo, c’est-à-dire les régimes qui ignorent les besoins de la population, qui pratiquent la corruption et la fraude électorale, qui limitent ou manipulent les libertés fondamentales et qui refusent de rendre compte de leurs actions aux citoyens, n’a pas sa place dans cette partie du monde. Ils ont de fortes chances d’être renversés par leur population et ce, vraisemblablement, avec l’appui des autres régimes nationaux, infranationaux et supranationaux de la région.

Cet optimisme est motivé surtout par une simple raison : la démocratisation du « voisinage proche » de l’Europe, suivie de son intégration dans l’ensemble de la région. Rien ne l’illustre mieux que l’élargissement du Conseil de l’Europe qui est passé de vingt et un Etats membres en 1988 à quarante-cinq en 2003, et celui de l’Union européenne (UE) qui a accueilli dix nouveaux membres en 2004. Avec le succès des efforts déployés par les pays de l’Est pour changer de régime, l’Europe est devenue, et devrait rester, un espace élargi de « paix perpétuelle » où tous les gouvernements peuvent tabler sur un règlement pacifique de leurs inévitables divergences d’intérêt par la négociation, le compromis et l’arbitrage. Il existe d’ailleurs à l’échelle européenne, un réseau complexe d’institutions transnationales, intergouvernementales et non gouvernementales qui peuvent aider à résoudre ces conflits et à élaborer des règles empêchant qu’ils ne se reproduisent.

Paradoxalement, ce contexte régional beaucoup plus favorable est en lui-même une source de tiraillements pour la démocratie. Les grandes avancées historiques sont allées de pair, pour beaucoup (sinon pour la plupart), avec les conflits internationaux, les révolutions nationales et les guerres civiles. Heureusement, l’Europe pacifiée d’aujourd’hui n’a plus recours à ces leviers de bouleversement, à cette réserve près que la rébellion contre le mal governo d’une démocratie corrompue, peu réceptive et irresponsable reste un instrument toujours à portée de main du peuple. Nous partons de l’hypothèse que la démocratie ne peut vivre et s’épanouir que dans la paix, à condition toutefois d’apprendre à réformer les institutions et les pratiques rapidement et dans la concertation. Nous tirons cinq conclusions (provisoires) de cette situation unique en son genre.

Premièrement, les démocraties bien implantées de l’Europe occidentale et méridionale auront de plus en plus de mal à se légitimer en comparant leurs performances avec celles d’autres modes de domination, réels ou imaginaires. Maintenant que la démocratie libérale est devenue la norme dans toute l’Europe et que l’autocratie ne persiste ouvertement que dans des pays aux cultures et aux structures sociales très différentes, les critères d’évaluation de ce que font les gouvernements (et de comment ils le font) deviendront de plus en plus « internes » au discours théorique sur la démocratie, c’est-à-dire aux différentes conceptions de la démocratie pour lesquelles les citoyens se sont battus dans le passé. Se profile donc une convergence des institutions officielles et des pratiques informelles au sein de l’Europe, convergence qui conduit à définir un ensemble de règles politiques plus restreint mais plus exigeant.

Deuxièmement, les nouvelles démocraties d’Europe centrale et orientale et les régions occidentales de l’ex-Union soviétique auront de plus en plus de mal à se légitimer en imputant à leurs héritages autocratiques le fait qu’elles ne peuvent respecter les normes de comportement et les niveaux de performance fixés par les anciennes démocraties. Les critères que leurs citoyens récemment affranchis appliqueront pour juger leurs dirigeants rejoindront rapidement ceux déjà en vigueur dans le reste de l’Europe.1 Les systèmes politiques ne respectant pas ces critères connaîtront de multiples revirements électoraux, voire des soulèvements populaires, à moins que leurs nouveaux dirigeants respectent les règles fixées par les démocraties « réelles » à l’Ouest.

Troisièmement, à l’Est comme à l’Ouest, les régimes concernés ne pourront améliorer la qualité de leurs institutions et pratiques démocratiques que par des réformes partielles et progressives. En outre, ces réformes devront être élaborées, approuvées et appliquées selon les normes pré-existantes. Rares seront les occasions d’opérer un changement radical. Après tout, quel changement des règles de la démocratie peut-on attendre de dirigeants qui ont eux-mêmes bénéficié de ces règles? L’alternance habituelle des partis et des coalitions au pouvoir n’offrira, au mieux, que de modestes possibilités de changement.

Quatrièmement, nous devrions donc nous laisser guider par le “possibilisme” dans nos choix concernant les réformes potentielles des institutions officielles et des pratiques informelles. Ne nous soucions pas de ce que pourrait offrir « probablement » la situation actuelle des démocraties contemporaines, mais de ce qui est réalisable. Pour cela, les responsables politiques « réels » doivent être convaincus par les citoyens « réels » que l’application de ces réformes améliorera nettement la qualité de leurs démocraties.

Enfin, nous devons aussi être attentifs au principe de « transversalité » en ne nous limitant pas à l’évaluation des effets éventuels de telle ou telle réforme prise individuellement, mais en nous efforçant, au mieux de nos capacités collectives et interdisciplinaires, de repérer les interconnexions et les effets externes qui ont des chances de se manifester si et quand plusieurs réformes sont mises en oeuvre simultanément ou (plus probablement) l’une à la suite de l’autre. Comme l’a dit l’un de nos participants au cours des débats (citant R. W. Rhodes): « L’important, c’est de bien panacher les réformes ».

Une hypothèse nous guidera tout au long de ce Livre vert : l’avenir de la démocratie en Europe consiste moins à consolider et à perpétuer les institutions officielles existantes et les pratiques informelles en vigueur qu’à les modifier. « Quelle que soit la forme qu’elle prendra, la démocratie de nos successeurs ne sera ni ne saurait être la démocratie de nos prédécesseurs » (Robert Dahl). Autrement dit, pour que rien ne change, c’est-à-dire pour que la démocratie telle que nous la connaissons conserve sa légitimité, il faudra la changer en profondeur, pour le dire comme Lampedusa. Ces changements toucheront la totalité des multiples niveaux décisionnels de l’Europe.

Rien de bien nouveau donc. Dans le passé, la démocratie a mué plusieurs fois pour réaffirmer ses principes fondamentaux: la souveraineté de citoyens égaux et la responsabilité de leurs dirigeants. Elle a évolué, de la cité à l’Etat-nation, d’une oligarchie masculine à la multitude des hommes et des femmes; elle a développé sa capacité de défense contre ses agresseurs et a élargi l’administration de la justice à toute la panoplie des politiques associées avec l’Etat-providence.

Dans ce Livre Vert, nous nous proposons :

– de cerner les transformations rapides et inéluctables des contextes nationaux, régionaux et mondiaux et d’analyser les défis qu’elles posent et les perspectives qui s’ouvrent à la démocratie européenne contemporaine ;

– de préciser les processus et les acteurs des institutions officielles et des pratiques informelles concernés par ces défis et perspectives extérieurs, et par les évolutions consubstantielles à la démocratie ;

– de conseiller des réformes possibles et souhaitables pour améliorer la qualité des institutions démocratiques en Europe.


1 . Il va sans dire que les recommandations et les conventions du Conseil de l’Europe devraient jouer un rôle moteur pour

établir et contrôler les règles dans ces deux groupes de pays.