''Les migrants dans nos sociétés: Quelles politiques au 21e siècle''- Conférence des ministres responsables des questions de migration - Helsinki (Finlande), 16 - 17 septembre 2002

Intervention de Joseph LICARI, Vice-Président des Délégués des Ministres

16 septembre 2002

 

Au cours des treize dernières années, l’Europe est d’abord rentrée dans son histoire. Avec le démantèlement des lignes de fracture politiques, économiques et militaires qui la coupaient en deux, elle a renoué avec son fil conducteur, ce brassage permanent de peuples et de cultures, ces déplacements incessants – volontaires ou forcés – de populations, aux quatre coins de notre continent. Grâce aux progrès dans l’intégration européenne, mais aussi à cause des tragédies intervenues dans des régions en crise comme les Balkans ou le Caucase, le continent a connu une intensification marquée des flux migratoires intra-européens.

En même temps, l’Europe est rentrée dans sa géographie. Celle-ci est caractérisée par un espace continental qui s’étend de Reikjavic à Vladivostok, un espace dont le Conseil de l’Europe est aujourd’hui l’incarnation institutionnelle. Mais la géographie de l’Europe se caractérise aussi par une continuité territoriale avec le continent asiatique et par sa proximité avec des régions à faible développement économique et à forte densité de population. Je pense en particulier à la rive sud de la Méditerranée. Et de fait, les flux migratoires vers l’Europe ne se sont guère taris dans la période récente, et le durcissement des politiques d’accueil et de circulation des personnes a bien souvent eu pour principal effet de grossir le flot des immigrants irréguliers.

La nouvelle Europe, née des bouleversements des années 1989-1991, est encore en train de se construire. Notre conférence peut apporter sa pierre à cette « maison commune européenne », en la réconciliant avec son histoire et sa géographie. Il nous faut résister à la tentation d’en faire une forteresse, car les donjons, pont-levis et mâchicoulis n’ont jamais empêché que passe la vie, avec ses chances et ses risques. Les événements du 11 septembre 2001 nous l’ont rappelé douloureusement, mais on peut aussi le dire positivement : nous, les Européens, sommes les promoteurs et les premiers bénéficiaires d’un monde ouvert et interdépendant !

Pour autant, il faut se garder de tout angélisme. L’Europe « ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». C’est d’ailleurs le sens du concept de gestion contrôlée des migrations, qui est au centre de nos débats et qui fonde la stratégie mise au point par le CDMG. Cette stratégie dont notre conférence doit étudier les moyens de mise en œuvre, s’appuie sur une analyse objective de la situation économique et sociale des Etats membres du Conseil de l’Europe. Elle s’appuie aussi sur leurs besoins actuels et futurs dans les domaines de l’emploi et de la démographie, tout en veillant à la cohérence avec les principes fondamentaux du Conseil de l’Europe, en premier lieu le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

Le Comité des Ministres, que je représente ici, attache beaucoup d’importance à la question des migrations. Depuis l’origine du Conseil de l’Europe, il s’est employé à établir un cadre juridique dans le domaine des droits et des conditions de vie des migrants. Il a élaboré un certain nombre d’instruments juridiques spécifiques, tels la Convention européenne d’établissement en 1955, la Convention européenne relative au statut juridique du travailleur migrant en 1977 et, plus récemment, en 1992, la Convention sur la participation des étrangers à la vie publique au niveau local. En même temps, le Comité des Ministres a toujours veillé à ce que les textes fondamentaux de l’Organisation intègrent cette problématique majeure de nos sociétés européennes. Cette préoccupation, dont l’exemple le plus marquant est la Charte sociale européenne, reflète le souci des Etats membres du Conseil de l’Europe d’œuvrer en faveur de la reconnaissance des droits et de l’intégration des résidents étrangers.

Aujourd’hui plus que jamais, le phénomène des migrations, avec sa problématique complexe, interpelle chaque gouvernement. Il existe une tendance générale, souvent sous la pression de l’opinion publique, d’intervenir par le biais du durcissement des lois sur les migrants et du renforcement des systèmes de contrôle aux frontières. Pourtant, en dépit – ou à cause - des restrictions mises en place, l’augmentation des migrants en situation irrégulière apparaît incontrôlable. La prudence, qui doit accompagner l’analyse d’un problème aussi délicat, ne peut laisser place à une hésitation quant aux principes qui sont en jeu. Le fait qu’un migrant soit en situation irrégulière n’enlève rien à sa dignité d’être humain. Il possède des droits inaliénables et universels : les droits de l’homme.

Mais il n’y a guère de sens à parler du problème de l’immigration illégale sans mettre en même temps l’accent sur la croissance exponentielle du nombre de réfugiés et demandeurs d’asile. Le droit d’asile est fortement mis à l’épreuve dans les pays industrialisés, pour diverses raisons, parmi lesquelles le nombre croissant des réfugiés et demandeurs d’asile et le recours abusif aux procédures de demande d’asile par des migrants cherchant à éluder les restrictions en matière d’immigration. Pour autant, les principes inscrits dans la Convention de Genève de 1951, et dans son Protocole de 1967, restent pleinement valables

Dans son programme de travail intergouvernemental, le Conseil de l’Europe agit sur ces deux questions connexes à travers deux instances subsidiaires du Comité des Ministres, à savoir le Comité européen sur les migrations et le Comité ad hoc d’experts sur les aspects juridiques de l’asile territorial, des réfugiés et des apatrides – plus succinctement, le « CAHAR ». Grâce aux travaux de ces comités, notre Organisation a pu apporter une contribution précieuse à des questions qui concernent tous les Etats membres, y compris en développant une approche normative commune à travers l’adoption de nombreuses Recommandations. La dernière d’entre elles, adoptée par le Comité des Ministres le 26 mars dernier, touche au statut juridique des personnes admises au regroupement familial.

Plus récemment encore, la question des migrations a pris une acuité politique encore plus marquée. Le Comité des Ministres a ainsi convenu que cette question devrait figurer à l’ordre du jour de la prochaine réunion « quadripartite » à haut niveau entre le Conseil de l’Europe et l’Union européenne, qui aura lieu à Strasbourg le 25 septembre. Ceci permettra une information réciproque sur les activités en cours et/ou envisagées, et marquera la volonté des deux organisations à développer leur coopération dans ce domaine. Dans son intervention du 26 juin dernier devant l’Assemblée parlementaire, le Premier Ministre du Luxembourg, dont le pays préside actuellement le Comité des Ministres, a été très clair à ce sujet : « Le grave problème de l'immigration et, d'une manière générale, le problème de la migration ne peuvent trouver leur réponse au seul niveau de l'Union européenne. Cette dernière donne l'impression de vouloir se consacrer uniquement aux conséquences de l'immigration clandestine illégale en négligeant la nécessaire maîtrise de l'immigration légale. L'Union européenne qui se veut souvent pragmatique et soucieuse du court terme pourrait laisser supposer une volonté de transformer les quinze pays membres de l'Union européenne en une sorte de forteresse. Il faut, sur ces questions, faire preuve d'une clarté exemplaire. L'Union européenne qui a besoin d'immigration ne peut fermer ses portes. Tous les pays d'Europe doivent rester une terre d'accueil pour ceux qui, à travers le monde, sont poursuivis en raison de leur race, de leur sexe, de leurs convictions religieuses ou politiques. Le Conseil de l'Europe doit participer à la maîtrise continentale du phénomène de l'immigration illégale, clandestine qui fait de migrants malheureux chez eux, des immigrés malheureux chez nous. Dans ce vaste domaine, l'Union européenne et le Conseil de l'Europe gagneront à coopérer le plus étroitement possible. »

Il est intéressant de noter que l’intervention de M. Juncker, que je viens de citer, avait pour objet principal l’organisation d’un 3e Sommet des chefs d’Etat et de gouvernement du Conseil de l’Europe avant la fin de l’année 2003. Cette proposition, qui est fortement appuyée par le Secrétaire Général et par l’Assemblée parlementaire, est en cours de discussion au sein du Comité des Ministres. Elle est on ne peut plus actuelle, puisqu’un rapport est en train d’être élaboré à ce sujet en vue d’une possible décision à la 111e Session du Comité des Ministres, qui aura lieu le 6 et le 7 novembre à Strasbourg. Sans entrer dans les détails, pour respecter le caractère encore confidentiel des discussions à ce sujet, je me contenterai d’ajouter que la question des migrations figure en bonne place dans ce rapport…

Est-il besoin d’en dire plus pour vous faire comprendre à quel point le Comité des Ministres suit avec attention les travaux de notre conférence et en attend les résultats avec intérêt ? Certaines des propositions qui sont en discussion ici, notamment l’idée de créer un observatoire européen des migrations, ont déjà suscité intérêt et soutien au sein du Comité des Ministres. En tant que représentant du pays qui se prépare à succéder au Luxembourg à la présidence du Comité des Ministres, je m’engage à donner à vos conclusions et recommandations tout le suivi qu’elles méritent. Les six mois de la présidence maltaise, qui commencera immédiatement après la 111e session du Comité des Ministres, doivent permettre de réaliser les progrès que nous attendons tous.