Retour Cartographie du patrimoine participatif pour la conception d’aires de jeux dans les cités interculturelles

par RENNEN ZUNDER – DESIGNER URBAIN, Tel Aviv-Jaffa
Image 2 – Plan de masse - Parc Naomi

Image 2 – Plan de masse - Parc Naomi

Le design des aires de jeu a été révolutionné à plusieurs reprises au courant du XXe siècle. Le musée d’art moderne de New York a publié en 2012 son projet de grande envergure « Le siècle de l’enfant : grandir par le design », 1900-2000, représentant une étude considérable des interactions entre les enfants et le design. Il décrit comment la réapparition en masse des enfants public engagés dans le jeu libre dans l'espace urbain ravagé par la Seconde Guerre mondiale a incité les architectes et les concepteurs à repenser les aires de jeux pour enfants comme par ex. Aldo Van Eyck ; Carl Sorensen[1]. Deux décennies plus tard, en 1970, plusieurs publications professionnelles novatrices se sont consacrées entièrement à la conception de aires de jeux - par ex. Richard Dattner ; Paul Friedberg ; Lady Allen Hurtwood[2]  proposent des espaces de jeu innovants, imaginatifs, stimulants et éducatifs, conçus pour offrir des possibilités de jeu à tous les groupes d'âge, de sexe et d'interaction (jeu entre différents groupes d'âge, par exemple les grands-parents avec leurs petits-enfants).

Cependant, la population et la démographie des villes ont considérablement changé depuis les années 1970, en particulier dans les grandes villes et / ou capitales d'Europe. «La libre circulation des ressortissants de l'UE au sein de l'Union, les troubles dans certains pays voisins de l'UE, les flux migratoires et les demandeurs d'asile sont quelques-unes des nombreuses raisons qui ont fait que les villes de l'UE sont devenues plus diversifiées sur le plan culturel et ethnique. En effet, la plupart des villes de l'UE ont vu leur part de non-ressortissants augmenter au cours des dernières décennies »[3]. Ce nouvel environnement social urbain invite les urbanistes à reconsidérer la conception des aires de jeux, en particulier dans les villes interculturelles.

Jérusalem pourrait être considérée comme une étude de cas extrême d'une ville interculturelle. Deux tiers de ses 820 000 habitants sont des juifs des 1re, 2e ou 3e générations d'immigrants venant du monde entier. La moitié de ces Juifs sont ultra-orthodoxes avec de grandes familles (5,5 enfants par famille), l'autre moitié séculaire (2,2 enfants par famille), avec des tensions extrêmes entre eux. Le dernier tiers de la population de Jérusalem est arabe (4,8 enfants par famille). La minorité chrétienne est très petite. Cette mosaïque de démographie juive associée aux tensions politiques entre les Juifs et les Arabes (Palestiniens), le taux élevé de natalité et le manque d'emplois - représentent des défis extraordinaires pour la ville en général - par ex. social, économique, éducation, santé, travail, sécurité.

Pendant les boums de l’immobilier des années 80 et 90, des kits de jeu classique ont été installés dans la plupart des quartiers de Jérusalem. En visitant aujourd’hui ces aires de jeux dans les quartiers ultra-orthodoxes et arabes musulmans, il est surprenant de voir à quel point elles sont délaissées. Les enfants (sous la surveillance de leurs mères et / ou grand-mères), adolescents et jeunes adultes jouent dans les rues ou dans les jardins publics (s’il y en a), mais pas dans ces aires de jeux dédiées. La municipalité de Jérusalem a donc décidé en 2015 de mettre au défi les étudiants de master en urbanisme de l'Académie Bezalel des Arts et du Design de Jérusalem de créer des solutions de conception innovantes. Trois groupes d'étudiants ont délibérément relevé le défi de concevoir des aires de jeux novatrices pour les juifs ultra-orthodoxes et les arabes musulmans.

Du point de vue de la conception d’une aire de jeux urbaine, le facteur démographique - taux élevé d'enfants des familles à faible revenu (petits appartements / moins de divertissements à domicile) - se traduit par un besoin urgent de vastes espaces de jeux extérieurs et d’espaces récréatifs. Le concepteur doit prendre en compte le climat unique et les questions topographiques (Jérusalem est construite sur sept collines). En outre, le concepteur urbain à Jérusalem doit aussi surmonter les restrictions culturelles spécifiques imposées sur et par les juifs ultra-orthodoxes et les arabes musulmans. Quelques-unes de ces restrictions:

  • liées à l'espace de jeu : les villes et villages arabes musulmans n'octroient traditionnellement pas de terres pour l'espace public. Même si des terrains vagues sont repérés, loués et destinés à des terrains de jeu, le résultat pourrait être totalement inattendu selon les normes occidentales - par ex. utilisés comme décharge; utilisés exclusivement la nuit pour les rassemblements bruyants de jeunes qui dérangent les  proches voisins.
  •  liées au sexe des joueurs : ni les juifs orthodoxes, ni les filles et garçons musulmans ne sont autorisés à jouer ensemble.
  • de mobilité des femmes - : les femmes juives ultra-orthodoxes célibataires et mariées, ainsi que les femmes ou mères musulmanes arabes peuvent avoir des restrictions quant au lieu, au moment et à la façon dont elles peuvent sortir de leurs zones d'habitation.
  • d’ordre culturel : certains jeux peuvent causer des violations des codes vestimentaires ou de la dignité, par ex. équipement de plein air ; certains sports ; danse.
  • Problèmes de vandalisme - le vandalisme dans les aires de jeux peut se produire comme un moyen de protestation sociale ou politique (l'auteur préfère ne pas aborder cette question car il s'agit d'un projet et non d'un article politique).

Ces facteurs liés à l’héritage font que la conception de aires publiques de jeux de plein air à Jérusalem pour les juifs ultra-orthodoxes et les quartiers arabes musulmans représentent un défi incroyable pour le jeu, et plus encore pour l'interaction. Ils offrent néanmoins  une occasion incroyable  de créer un terrain de jeu unique, chéri par la communauté et intéressant pour les visiteurs.

L'auteur de cet article originaire d'Ottawa a imaginé, en coopération avec l'architecte Matti Rosenshine de Chicago, une nouvelle aire de jeux pour le quartier arabe musulman d'Abu Thor, Jérusalem-Est, (voir croquis). Le site «Naomi», était auparavant une aire de jeux avec un petit "kit" en plastique - une échelle, un tunnel, et un toboggan – qui a été brûlé par les habitants.

Une cartographie participative du patrimoine a été réalisée avant le début du processus de conception. Des hommes et des femmes de tous âges, y compris les personnes âgées d’Abu Thor, ont été interviewés pour régler divers paramètres, par exemple : les modes de transports et les distances de marche pour se rendre aux aires de jeux dans leur quartier et la ville environnante ; leur jeu et types d'interaction, les durées, les habitudes, les préférences et les souhaits ; les questions d’ordre culturel, de genre et d'âge ; leur sens de l'identité et l'inclusion dans leur aire de jeu «Naomi»,  et l’accueil des terrains de jeux environnants.

Après avoir analysé la cartographie patrimoniale, les principes de conception ont été choisis dans le but de fournir à la communauté un terrain de jeu unique, exclusif et durable avec lequel ils s'identifieront et dont ils seront fiers. Ci-dessous une courte liste de principes:

  • adopter des éléments de conception de la culture arabe musulmane : la calligraphie islamique, le jardin et le revêtement de sol traditionnels
  • utiliser des matériaux familiers locaux : le bois d'olivier et la pierre locale (tous deux résistants au vandalisme)
  • encourager le jeu communautaire et l'interaction pour tous les âges / sexes : utilisation de cloisons et filtrage entre les zones de jeu
  • utiliser l'espace toute la journée : zone de classe en plein air, zone pour nourrissons, zone pour personnes âgées (jeux de table)
  • agrandir le terrain de jeu pour accueillir les 7 000 enfants et créer une zone «se sentir en danger / jouer en sécurité» : relier le petit terrain de jeu à la grande forêt voisine et concevoir des aires de glisse en pente raide et escalade
  • demander à la communauté locale de participer à la préparation et à l'assemblage du terrain de jeu (les Palestiniens sont des bâtisseurs qualifiés) comme autre moyen de participation, de prévention du vandalisme et d'appropriation.

Le processus de conception impliquait la participation du public de tous âges et a été peaufiné en conséquence. En février 2016, le Mukhtar (chef) et autres représentants du village, ainsi que des représentants de la municipalité de Jérusalem et de l'Autorité israélienne pour la nature et les parcs nationaux ont assisté à la présentation finale. À l’issue de notre présentation, le Mukhtar du village s'est levé et a exprimé le souhait du village de mettre en œuvre le projet proposé. Les autorités ont approuvé, et le projet est désormais en cours de réalisation. La cartographie participative du patrimoine a été essentielle à la réussite de cette entreprise.

Même s’il est encore trop tôt pour l’affirmer, il y a lieu d’être optimiste pour que la population arabe locale identifie et prenne possession de son nouvel espace de jeu public et accueillera fièrement ses invités et / ou touristes juifs et chrétiens du monde entier (Abu Thor est un 5 minutes à pied du vieux Jérusalem).

Avec le nombre croissant de migrants dans les villes d'Europe, cette étude de cas pourrait être pertinente pour repenser la conception des aires de jeu dans les villes interculturelles. Le jeu urbain est important non seulement pour le développement de l'enfant, un adulte en devenir, mais aussi comme un moyen de créer une interaction et un engagement entre les résidents et les communautés de la ville, qui pourrait activer la ville socialement, en supprimant les tensions, favorisant l’intégration et créant une ville plus conviviale et plus agréable pour tous.[4]

 

[1] Aldo van Eyck des centaines d’aires de jeu conçu avec  des “espaces intermédiaires” abandonnés à Amsterdam,  aire de jeu « junk » expérimentale à Copenhague conçue par Carl Sorensen.

[2] Design for Play par Richard Dattner; Play and Interplay par Paul Friedberg; Planning for Play par Lady Allen from  Hurtwood

[3] Eurostat, Statistics on European Cities, donnée extraite en mars 2015

[4] Voir l’article rédigé par Rennen Zunder, Designer urbain  “Urban Play as a Means for Activating Intercultural Cities”, (Le jeu urbain comme moyen de stimuler les cités interculturelles) publié en novembre dans la revue de presse du programme Citées interculturelles du Conseil de l’Europe

Abu Thor, Jérusalem, Israël
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