Retour « La situation de la démocratie, des droits de l'homme et de l'Etat de droit. Un impératif pour la sécurité de l’Europe » au Groupe des Ambassadeurs Francophones auprès de l'Union Européenne

Bruxelles , 

« Une Europe du ‘Nous contre eux’ »

Le texte prononcé fait foi

L’Europe est aujourd’hui confrontée à de multiples crises. De la révolution de Maïdan, suivie de l’éclatement du conflit en Ukraine, à la montée du terrorisme et à l’afflux continu de migrants et de réfugiés, des pressions de plus en plus fortes menacent notre stabilité commune. Des difficultés supplémentaires, telles que la persistance de l’austérité et l’incertitude économique, ont créé un terrain favorable au populisme, à l’extrémisme et à la xénophobie.

Un esprit « anti établissement » s’est installé dans beaucoup de sociétés européennes et ailleurs. La confiance dans les institutions européennes et internationales est tombée à un niveau historiquement bas. Dans un nombre croissant de pays, les agendas politiques traditionnels et consensuels sont en perte de vitesse, tandis que des idéologies et des programmes parfois extrêmes, de nature en tous cas à créer des divisions, s’assurent d’un soutien croissant.

Pourquoi cette résurgence des politiques identitaires ? Pourquoi ce discours du « Nous contre eux » ? Parce que nous vivons dans des sociétés de plus en plus inégalitaires. Parce que les membres les plus exposés sont frustrés et par conséquent de plus en plus réceptifs aux politiques de la peur et du bouc émissaire. Parce que, comme d’autres avant moi l’ont montré, les gagnants et les perdants de la mondialisation apparaissent de plus en plus clairement. Tout en haut, les richesses et les opportunités continuent de se multiplier, tandis que des classes moyennes en expansion bénéficient d’avancées dans les domaines de l’emploi, des technologies et des déplacements. Mais, aux échelons inférieurs, des communautés entières se sentent délaissées et trahies par leurs dirigeants. Elles voient leurs quartiers se transformer à une vitesse étourdissante, notamment du fait de flux migratoires sans précédents, avec le sentiment que tout cela échappe à leur contrôle et qu’elles n’en tireront aucun bénéfice. La frustration se manifeste par des réactions de rejet à l’égard des migrants et des réfugiés. Par le succès généralisé des populistes. Par le Brexit. Par une hostilité de plus en plus manifeste, par endroits, envers les tribunaux internationaux et le droit international.

Pourquoi devrions-nous nous en préoccuper ? Parce que l’intolérance et la colère qui ne cessent de grandir envers les institutions établies déstabilisent nos sociétés. Parce que l’intolérance et la colère sont l’antithèse de la sécurité démocratique – qui est le concept sur lequel le Conseil de l’Europe a été bâti, et qui affirme que des sociétés stables et résilientes sont celles dans lesquelles les citoyens ont confiance dans les systèmes qui les gouvernent ; dans lesquelles les conflits se règlent pacifiquement, aux urnes ;  dans lesquelles tous les individus peuvent jouir de leurs droits fondamentaux ; et dans lesquelles la diversité se gère au moyen de l’inclusion et du respect. Ce sont là les ingrédients éprouvés de sociétés stables et résilientes sur le continent européen, et par-delà ses frontières.

Dans la période qui a suivi la Seconde Guerre mondiale, les dirigeants politiques ont pris conscience de la nécessité d’assurer la sécurité démocratique. C’est pourquoi ils ont adopté la Convention européenne des droits de l’homme, que le Conseil de l’Europe a pour mission de protéger. De mon point de vue, le véritable défi aujourd’hui consiste à renouveler notre engagement envers la sécurité démocratique de l’Europe et à démontrer aux citoyens que la démocratie, les droits de l’homme et l’État de droit sont une bien meilleure réponse à leur frustration que la colère, les divisions et les reproches.

La seule façon de procéder est de faire en sorte que des idéaux aussi nobles débouchent sur des améliorations tangibles et significatives dans le quotidien des citoyens. Et cet objectif est précisément au cœur de la mission du Conseil de l’Europe.

Notre travail

Pour mener à bien notre mission, nous nous appuyons sur un système de coopération unique que nous appelons le « triangle dynamique ». Premièrement, nos gouvernements s’entendent sur des normes juridiquement contraignantes : nous disposons ainsi d’un acquis précieux que sont nos conventions, mais aussi des recommandations non contraignantes, qui toutes découlent de la Convention de référence. Deuxièmement, divers mécanismes de suivi, dont la Cour européenne des droits de l’homme et le Comité européen des Droits sociaux, évaluent dans quelle mesure les Etats satisfont à leurs obligations. Troisièmement, en complément des activités normatives et de suivi, nous mettons en œuvre des programmes de coopération pour accompagner nos membres dans leurs efforts pour respecter leurs obligations. En la matière, le principal outil est la coopération bilatérale mais, ces dernières années, nous avons également introduit des plans d’action thématiques sur des questions transversales qui concernent tous les Etats membres – par exemple, la lutte contre le terrorisme et la construction de sociétés inclusives.

C’est un système efficace, qui puise sa force dans deux sources d’égale importance : le dialogue et le droit.

Pour veiller à ce que nous ne perdions pas de vue la perspective paneuropéenne dans laquelle s’inscrit notre travail, le Secrétaire Général a institué il y a plusieurs années son rapport annuel sur la situation des droits de l’homme, de la démocratie et de l’Etat de droit, qui couvre l’ensemble de l’Europe.

Ce rapport est présenté chaque année lors de notre session ministérielle du mois de mai. Le quatrième rapport est déjà en préparation. Ce rapport est conçu comme un outil pratique, qui passe en revue les cinq piliers de la sécurité démocratique que sont : un système judiciaire efficace et indépendant ; la liberté d’expression ; la liberté de réunion et d’association ; le bon fonctionnement des institutions démocratiques ; et la promotion des sociétés inclusives. Concernant chaque pilier, nous avons identifié ce qu’il faut faire – et ce qu’il ne faut pas faire – dans l’objectif de garantir la stabilité. La bonne santé démocratique d’un pays se mesure à l’aune de ces critères. Et, en examinant la situation dans nos 47 Etats membres, nous pouvons mettre en lumière des tendances claires. A partir de là, dans son rapport, le Secrétaire Général adresse une série de recommandations à notre Comité des Ministres et, ensemble, nous discutons de la meilleure façon d’employer notre énergie et nos ressources. 

Mais je crains que la lecture du rapport de cette année ne soit guère réjouissante.

Efficacité, impartialité et indépendance du système judiciaire

L’appareil judiciaire est au cœur de tout système d’équilibre des pouvoirs ; pourtant, notre évaluation montre que plus d’un tiers de nos États membres n’en garantissent pas suffisamment l’indépendance et l’impartialité.

Des systèmes judiciaires nationaux qui souffrent d’ingérence politique et de corruption représentent  un grave problème. C’est même une pente très glissante : lorsqu’une société perd confiance dans son système judiciaire, la tourmente n’est jamais très loin.

La Cour continue de constater des violations du droit à un procès dans un délai raisonnable, ce qui affecte de nombreux citoyens dans plusieurs États membres et ne favorise donc pas l’accès à la justice.

Dans nos travaux, nous accordons donc une priorité toute particulière à la réforme du judiciaire, afin de contribuer au renforcement de l’accès à la justice en Europe et sa qualité.

Liberté d’expression, liberté de réunion et liberté d’association

Concernant la liberté d’expression, le rapport a mis en lumière les obstacles majeurs qui se présentent, sur l’ensemble du territoire : dans certains pays, un climat d’impunité entoure les violences commises à l’encontre de journalistes, la moitié de nos Etats membres ne parvenant pas à garantir leur sécurité ; on observe une multiplication des législations et des pratiques qui tendent à limiter la liberté d’expression en ligne. Parmi les menaces figurent aussi l’insuffisance de la réglementation, notamment sur les droits de diffusion, l’application défaillante ou arbitraire de la législation et le manque de transparence concernant les propriétaires des médias. Même lorsque le paysage médiatique est globalement pluraliste, nous constatons des problèmes de concentration excessive et de manque de transparence, de financement insuffisant des médias publics et d’ingérence dans l’indépendance éditoriale. Et, alors que la plupart des Etats ont adopté des lois qui garantissent la liberté de réunion, nous avons observé quantité de situations où le droit de réunion pacifique n’est pas défendu. Il existe de nombreuses initiatives visant à remédier à ces problèmes mais, celle qui retient notre attention, parce qu’elle témoigne d’une évolution notable de notre travail, est celle du Conseil de l’Europe, qui place dorénavant un accent fort sur la liberté des médias et la sécurité des journalistes. Et notamment au moyen de sa Plateforme en ligne pour la protection du journalisme et la sécurité des journalistes, où nous œuvrons aux côtés de la société civile pour signaler les menaces en la matière et provoquer si possible le dialogue avec les gouvernements concernés, sur la base des normes qui sont les nôtres.

Institutions démocratiques

Concernant le fonctionnement des institutions démocratiques, s’il est vrai que la plupart des pays européens conduisent leurs élections conformément aux normes internationales et que la situation générale s’est améliorée au niveau des collectivités locales et régionales, le rapport de cette année a identifié une augmentation inquiétante des cas de majorités parlementaires qui introduisent des changements législatifs et constitutionnels tendant à saper la capacité des Etats à satisfaire à leurs obligations.

Élections libres et équitables, véritable opposition parlementaire, séparation des pouvoirs, répartition verticale des compétences et institutions démocratiques fonctionnelles, tels sont les préalables à une démocratie effective.

La crise économique a révélé des défaillances structurelles qui ont compromis le fonctionnement des institutions démocratiques. La qualité de la gouvernance, l’administration de la justice et les services publics en ont pâti, entraînant une montée de la défiance envers les institutions.

Les pouvoirs locaux et régionaux jouent un rôle essentiel dans l’offre de services aux citoyens et les échanges avec eux. Certains États membres ne reconnaissent pourtant pas leur importance pour la démocratie. Dans certains pays, les déséquilibres entre les différents échelons territoriaux ont alimenté des mouvements séparatistes, dont les revendications vont d’une autonomie accrue à l’indépendance pure et simple.

Ces quinze dernières années, les efforts de nos États membres pour prévenir et réprimer la corruption ont été largement couronnés de succès. Cependant, les rapports du GRECO et les indicateurs de corruption bien connus, élaborés par Transparency International et par l’Institut de la Banque mondiale, montrent de plus en plus de points inquiétants. Les évaluations par les pairs du GRECO, reprises dans le Rapport 2016 du Secrétaire Général, mettent en lumière des exigences trop lâches ou inefficaces de transparence financière pour les partis politiques et les candidats, l’absence d’organes de contrôle authentiquement indépendants et l’insuffisance des poursuites en cas d’infraction aux règles de financement des partis politiques. La corruption dans l’administration publique, qui persiste, est directement et constamment ressentie par les citoyens.

Sociétés inclusives

Enfin, et ce n’est pas l’aspect le moins important, le rapport a examiné dans quelle mesure nos Etats membre sont en capacité de promouvoir des sociétés tolérantes et inclusives. Il n’est peut-être guère surprenant que, cette année, le rapport ait accordé plus d’attention à cette question. Globalement, nous avons constaté que la crise économique et les politiques adoptées en réponse à cette crise continuent d’avoir une incidence négative sur les droits sociaux. Nous avons noté des problèmes fréquents avec la mise en œuvre de la législation de lutte contre la discrimination, tandis que des groupes bien connus – et notamment les Roms – sont victimes d’exclusion et de préjugés, et que de nombreux Etats sont confrontés à l’urgence de devoir intégrer des migrants et des réfugiés. Dans ces domaines aussi, nous avons intensifié nos efforts. Le Secrétaire Général a nommé un Représentant spécial sur les migrations et les réfugiés qui effectue des visites dans les régions les plus fortement soumises à ces pressions, qui fait des recommandations à destination des autorités concernées, puis coordonne notre soutien. Dans ce contexte, nous donnons la priorité à la protection des enfants de migrants et réfugiés, et en particulier aux mineurs non accompagnés. Nous avons par ailleurs relancé notre stratégie pour l’inclusion des Roms, afin de nous recentrer plus précisément sur les interventions locales ciblées, dont nous savons qu’elles fonctionnent.         

Ce rapport a donc été une innovation majeure pour nous, dans la mesure où il donne au Conseil de l’Europe l’analyse indispensable pour mener les actions les plus adaptées en réponse aux besoins de l’Europe en matière de droits de l’homme aujourd’hui. Il permet de recentrer les réflexions et les activités, et j’espère que vous trouverez le temps de le consulter.

Il y a une dernière recommandation que nous avons adressée à nos Etats membres, et que je souhaite porter à votre connaissance ; c’est notre « méta-recommandation », pourrait-on dire, et elle est politique. C’est un appel lancé à nos Etats membres pour qu’ils appuient notre Organisation, l’action que je viens de décrire et le système de convention qui en est le socle, avec une volonté politique réaffirmée. Parce que, en fin de compte, l’efficacité du Conseil de l’Europe n’est que le reflet de l’engagement politique qui le sous-tend. Nous sommes une organisation intergouvernementale. Et, pour optimiser l’impact de notre Organisation et soutenir nos membres de la meilleure façon possible, tous les gouvernements doivent respecter leurs obligations, exécuter les jugements de la Cour, œuvrer de concert sur les sujets de préoccupation et développer de nouvelles normes lorsqu’elles sont nécessaires. Lorsque les Etats ne le font pas, autrement dit, lorsqu’ils ne donnent pas suite aux arrêts de la Cour, lorsqu’ils s’engagent dans une critique virulente de la Convention, même si ce n’est que pure rhétorique, alors ils doivent comprendre qu’ils sapent les fondations du système. Un système qui protège les droits de l’homme de 820 millions d’individus et qui suscite l’envie et l’admiration dans le monde entier.

A l’inverse, lorsque nous travaillons de concert pour répondre aux problèmes de l’Europe en promouvant la démocratie, les droits de l’homme et l’Etat de droit, comme nous le faisons chaque jour, nous montrons le meilleur visage de l’Europe. Nous agissons concrètement pour les citoyens que nous servons. Nous bâtissons des sociétés plus efficientes et plus équitables, fondées sur le concept de sécurité démocratique. Et nous offrons aux citoyens une réponse différente et plus adaptée à leur frustration et à leurs craintes.

Pour conclure - notre concept de sécurité démocratique est donc valable  à l’intérieur de chaque pays et entre les pays. Les sociétés à fonctionnement démocratique et basées sur le respect des droits de l’homme et l’Etat de droit sont des sociétés stables, et l’histoire nous démontre que les pays réellement démocratiques ne ressoudent pas, ou très rarement, des différends entre eux par les conflits armés.    

Telle est la mission à laquelle, je l’espère, vous continuerez d’apporter votre soutien actif. Et c’est avec un immense plaisir que je suis venue ici aujourd’hui, pour vous la présenter.