Le carnet des droits humains de la Commissaire

Retour Des journalistes continuent à être agressés en Europe : ils ont besoin d’être protégés contre la violence

[05/06/12 10:00] Le journalisme est un métier dangereux, même en Europe. Depuis le début de l'année, des journalistes ont déjà été agressés physiquement à maintes reprises en Azerbaïdjan, mais aussi en Allemagne, en France, en Grèce, en Italie, en Lettonie, en Moldova, au Monténégro, en Roumanie et en Russie. Les gouvernements devraient prendre ces violences à l'encontre de journalistes très au sérieux, car elles menacent le fondement même de nos démocraties.

Souvent, les journalistes se font agresser par des inconnus, généralement plusieurs hommes masqués. Mais il arrive aussi que les agresseurs soient des policiers antiémeutes ou des agents de sécurité travaillant pour l'Etat.

Sur quels sujets enquêtaient donc ces journalistes victimes de violences ? En Azerbaïdjan, il s’agissait de la démolition de logements et de l’expulsion de leurs occupants dans le cadre d’un programme gouvernemental de réaménagement urbain. En Roumanie et en Russie, les journalistes visés avaient couvert des manifestations antigouvernementales. En France et en Allemagne, des médias turcophones s’étaient intéressés à la minorité kurde de Turquie. En Italie, les reportages litigieux concernaient la Mafia. Au Monténégro, l’enquête portait sur un trafic de tabac.

Les agresseurs savaient que leurs victimes étaient des journalistes. Certaines étaient identifiables à leur badge de presse ou à leur caméra. Dans un autre cas, les agresseurs ont mentionné le nom de l’employeur du journaliste pendant qu’ils le frappaient. En Lettonie, dans un geste terriblement symbolique, ils ont introduit un couteau dans la bouche du journaliste et lui ont entaillé la joue, ce qui l’a complètement défiguré.

Agressions de journalistes = censure

Les actes de violence commis contre des journalistes ne sont pas de même nature que les autres agressions, qui ont souvent une motivation vénale ou raciste. Ce sont en effet des actes politiques. Ainsi que l’indiquait récemment la Représentante de l’OSCE pour la liberté des médias, Dunja Mijatović, « les actes de violence contre les journalistes […] constituent une catégorie de crimes à part, dans la mesure où ils visent directement la société et la démocratie ».

Les violences ou les menaces de violences à l’encontre de journalistes sont destinées à les réduire au silence et à les empêcher de faire leur travail, qui peut consister à révéler des cas de corruption, d’abus de pouvoir ou de discrimination à l’encontre de diverses minorités. La liberté des médias est vitale pour une démocratie, car elle conditionne l’exercice d’autres libertés, notamment de la liberté de réunion et d’association. Ceux d’entre nous qui ont assisté à la fin de l’Union soviétique se souviennent bien comment la glasnost, c’est-à-dire la transparence accrue et la libéralisation des médias, a permis l’émergence de la société civile et du pluralisme politique.

Dans un manuel sur la sécurité des journalistes publié récemment par l’OSCE, il est souligné que « les agressions physiques et les menaces de violences ou de sévices à l’encontre de journalistes et de membres de leur famille représentent une forme extrême de censure ». En conséquence, même si un gouvernement ne pratique pas une censure « classique », consistant à passer au crible et à expurger le contenu des médias, il peut se rendre coupable de censure s’il ne prend pas de mesures suffisantes pour combattre la violence dirigée contre des journalistes. L’impunité encourage en effet la récidive, ce qui risque d’être extrêmement préjudiciable à la liberté d’expression.

Ce que les gouvernements devraient faire

Il est nécessaire que les gouvernements et les responsables politiques indiquent avec la plus grande fermeté que de telles agressions sont inacceptables et ne resteront pas impunies. Ils doivent veiller à ce que soient menées des enquêtes rapides, approfondies et transparentes et à ce que les coupables soient déférés à la justice, qui devrait imposer des sanctions reflétant la gravité de ces infractions. Si des journalistes ont été menacés, il incombe aux autorités de prendre d’urgence des mesures de protection. Les autorités devraient aussi encourager la coopération entre policiers et journalistes.

Il ressort clairement de l’arrêt rendu par la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Dink c. Turquie que les Etats ont l’obligation positive de créer des conditions permettant aux journalistes d’exprimer leurs opinions sans crainte, y compris celles qui pourraient irriter les détenteurs d’un pouvoir économique, culturel ou politique.

Cette année, aucun journaliste n’a encore été tué dans les Etats membres du Conseil de l’Europe. J’espère vivement que, contrairement aux années précédentes, cela sera toujours le cas à la fin de 2012,. Pour les gouvernements, une première étape consiste à traiter les violences dirigées contre des journalistes comme des atteintes au fondement même de nos démocraties.

Nils Muižnieks

Pour en savoir plus : Positive obligations on member States under Article 10 to protect journalists and prevent impunity, Rapport de recherche de la Cour européenne des droits de l’homme sur les obligations positives de protéger les journalistes et d’éviter l’impunité qui incombent aux Etats membres en vertu de l’article 10.