Le carnet des droits humains de la Commissaire

Retour Pourquoi la mémoire de l’Holocauste est un impératif pour les droits de l’homme

Le carnet des droits de l'homme
Les monuments commémoratifs représentant des garanties essentielles pour que l’histoire et ses graves violations des droits de l’homme ne se reproduisent pas. Le monument sur la photo ci-dessus a été inauguré en 2001 par les autorités polonaises pour commémorer le massacre des Juifs à Jedwabne en 1941.

Les monuments commémoratifs représentant des garanties essentielles pour que l’histoire et ses graves violations des droits de l’homme ne se reproduisent pas. Le monument sur la photo ci-dessus a été inauguré en 2001 par les autorités polonaises pour commémorer le massacre des Juifs à Jedwabne en 1941.

La Shoah se distingue comme l’un des moments fondateurs de l’histoire qui a façonné la conscience de l’humanité.  Elle est unique dans ses racines, sa mise en œuvre et les visées totalitaires de ses auteurs.  Pendant mon mandat en tant que Commissaire aux droits de l’homme, j’ai assisté à un certain nombre de cérémonies de commémoration des victimes de la Shoah, non seulement à Strasbourg, mais aussi en Albanie et en Grèce, visant à mettre en lumière qu’il est de notre devoir de se souvenir du passé afin de rester vigilants pour l’avenir.  Enseigner la mémoire de l’Holocauste est une garantie fondamentale pour que l’histoire et ses graves violations des droits de l’homme ne se reproduisent pas.  

La mémoire est à l’origine du Conseil de l’Europe. Celui-ci a été créé grâce à la détermination collective de surmonter les haines et conflits passés afin de promouvoir la paix, la démocratie et les droits de l’homme. Il est essentiel de reconnaître et d’accepter le passé. Les tendances inquiétantes dans les discours de haine et les crimes de haine antisémites sont des problèmes importants que j’ai évoqués avec les Etats membres lors de mes missions de suivi dans les pays ainsi que dans mes rapports de visite (voir, par exemple, mon rapport sur la France en 2015, sur la Hongrie en 2014, sur la  Géorgie en 2014 et sur la Grèce en 2013). Depuis 2015, j’ai cherché à rencontrer des représentants des communautés juives pendant ces missions de suivi, afin de prêter une oreille attentive à leurs préoccupations et de me faire une idée plus précise de l’antisémitisme contemporain en Europe.  

Lorsque j’ai rédigé l’allocution que j’ai prononcée en 2012 à Tirana, affirmant que l’antisémitisme était encore très vivace en Europe, j’avais bien sûr à l’esprit l’horrible attaque contre l’école juive Ozar Hatorah, à Toulouse, en mars 2012. J’étais loin de me douter alors que 2014 allait connaître le meurtre de quatre personnes lors de l’attentat contre le Musée juif de Belgique et le meurtre de quatre otages dans un supermarché kasher de Paris, et qu’un jeune gardien de sécurité juif allait être assassiné devant une synagogue de Copenhague en 2015.

Selon une enquête chiffrée de l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne publiée en octobre 2015, l’antisémitisme demeure un problème qui suscite de graves préoccupations et exige des réponses politiques décisives et ciblées. Internet et l’explosion des discours de haine en ligne n’ont fait qu’exacerber un problème existant.

Les manifestations contemporaines d’antisémitisme n’englobent pas seulement les crimes violents et le discours de haine. L’antisémitisme contemporain tourne aussi autour de l’Holocauste, d’aucuns accusant les juifs d’être à l’origine de l’Holocauste ou suggérant qu’ils se focalisent sur cette tragédie pour en tirer profit.   

La négation pure et simple de l’Holocauste existe toujours en Europe. En vertu de la  Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Article 4), les Etats sont tenus de sanctionner la haine et la violence racistes. En outre, conformément à la Décision-cadre du Conseil de l’Union européenne  de 2008, l’apologie, la négation ou la banalisation grossière publiques des crimes de génocide, des crimes contre l’humanité ou des crimes de guerre devraient être punissables comme infractions pénales. J’ai constaté dans mon rapport de 2013 sur la Grèce que, malheureusement, les tribunaux grecs n’étaient pas arrivés à le faire dans une importante affaire concernant la publication, en 2006, d’un livre de Kostas Plevris, homme politique à l’idéologie ouvertement nazie, qui était manifestement antisémite et incitait à la haine et à la violence contre les juifs.  En dépit des poursuites ex officio et de la condamnation de l’auteur en première instance, la cour d’appel d’Athènes et la Cour de cassation l’ont acquitté.  J’ai été consterné de lire le mois dernier que le député slovaque Milan Mazurek ne ferait pas l’objet de poursuites pour avoir dit que l’Holocauste était un « conte de fée et un mensonge ».

Négationnisme et révisionnisme devant la Cour européenne des droits de l’homme

La Cour de Strasbourg a adopté une approche ferme face à la négation de l’Holocauste. A plusieurs reprises, elle a exclu la négation de l’Holocauste de la protection de l’Article 10 en invoquant la disposition de l’Article 17 relative à l’« abus de droit ». En vertu de cette disposition, un requérant n’est pas autorisé à prétendre à la protection de la Convention européenne des droits de l’homme si ses actes sont considérés comme  incompatibles avec les valeurs fondamentales que la Convention vise à promouvoir.

Dans l’affaire Garaudy c. France, le requérant, auteur d’un livre intitulé  « Les mythes fondateurs de la politique israélienne », a été condamné pour avoir contesté l’existence de crimes contre l’humanité, diffamé la communauté juive et incité à la haine raciale. Il se plaignait d’une atteinte à son droit à la liberté d’expression. La Cour a déclaré sa requête irrecevable. Elle a estimé que le contenu de ses remarques équivalait à une négation de l’Holocauste, soulignant que  la contestation de l’existence de crimes contre l’humanité constituait l’une des formes les plus aiguës de diffamation raciale envers les juifs et d’incitation à la haine à leur égard.

Les multiples facettes de la négation de l’Holocauste en Europe

Toutefois, la négation a de nombreuses facettes et inclut également la minimisation, la banalisation ou la déformation de l’Holocauste.  L’année dernière, la Cour européenne des droits de l’homme a rejeté comme irrecevable une requête déposée par un comédien et militant politique, connu sous son nom de scène de « Dieudonné » ( M’Bala M’Bala c. France). Sous le couvert d’un spectacle humoristique, le requérant invitait l’un des négationnistes français les plus connus, Robert Faurisson, qui avait été condamné un an plus tôt pour négation de crimes contre l’humanité, afin de lui rendre hommage et de lui proposer un lieu pour s’exprimer. Dans le cadre d’une mise en scène  ridiculement grotesque, il avait fait jouer à un acteur le rôle d’un détenu juif dans un camp de concentration nazi, habillé en pyjama rayé avec une étoile de David, qui remettait un prix à Robert Faurisson. La Cour de Strasbourg  a estimé que le but du spectacle était une manifestation de haine et d’antisémitisme soutenant la négation de l’Holocauste.

Quelques exemples de distorsion de l’Holocauste ont été donnés dans la « Définition pratique de la négation et de la distorsion de l’Holocauste » lors de la réunion plénière de l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA), qui s’est tenue à Toronto en 2013. Elles incluent les efforts délibérés pour justifier l’Holocauste ou ses principaux éléments, notamment les collaborateurs et les alliés de l’Allemagne nazie, ou à en minimiser l’impact, et les tentatives visant à atténuer la responsabilité pour l’établissement de camps de concentration et camps de la mort en jetant le blâme sur d’autres nations ou groupes ethniques.

Lors de mes récentes visites et de mon suivi permanent dans certains Etats anciennement communistes d’Europe de l’est, j’ai été confronté à divers degrés de distorsion de l’Holocauste sous la forme d’une réinterprétation ou réécriture de l’histoire. Certains Etats n’ont pas encore réglé la question du rôle que les populations locales ont joué en relation avec les juifs.  

Lors de ma visite en Croatie cette année, j’ai été sensibilisé aux tentatives de certains responsables politiques nationalistes de relativiser les crimes commis par le régime oustachi. Par exemple, le nombre des victimes du camp de concentration de Jasenovac a officiellement été remis en question.

Pendant ma visite en Slovaquie en juin 2015, j’ai été choqué d’entendre parler des tentatives de certains visant à réhabiliter l’Etat fasciste slovaque du temps de la guerre (un pays satellite de l’Allemagne nazie pendant la Deuxième Guerre mondiale) et ses dirigeants politiques, la déportation  de 70 000 juifs slovaques vers des camps de la mort étant qualifiée de mensonge historique.  

Je me suis inquiété des commentaires de la ministre polonaise de l’Education qui, dans une récente interview, a refusé de reconnaître que des citoyens polonais étaient responsables d’avoir tué leurs voisins juifs lors des pogroms antisémites survenus à Jedwabne et à Kielce, pendant et après la Deuxième Guerre mondiale. Ces remarques ont été faites peu de temps après le 75e anniversaire du massacre de Jedwabne, où, le 10 juillet 1941, environ 350 juifs avaient été assassinés par leurs voisins polonais alors que la ville était sous occupation nazie.

Les Etats européens doivent agir avec fermeté contre toutes les formes d’antisémitisme

Les Européens ignorent à leur propre péril les signes d’un discours de haine et d’une violence antisémites en hausse et de la négation de l’Holocauste. La haine qui commence par les juifs ne s’arrête jamais aux juifs. Tel était le message de l’ancien grand rabbin du Royaume-Uni à un groupe de députés et de représentants de la communauté juive rassemblés au sein du Parlement européen le mois dernier. Si ce n’est pas déjà le cas, la négation publique, la banalisation grossière, la justification ou l'éloge de l’Holocauste, des crimes de génocide et des crimes contre l'humanité devraient être érigés en infraction pénale. Une discussion éclairée et honnête sur la coopération et la collusion passées dans les exécutions de juifs commises sur le sol national est nécessaire pour accepter un passé violent. Les personnalités politiques et les partis politiques devraient aussi être poursuivis pour propos antisémites et incitation à la haine.

Les Etats devraient encourager les fournisseurs de services internet et les médias sociaux à prendre des mesures spécifiques pour prévenir et combattre le discours de haine en ligne. Par ailleurs, les Etats qui ne l’ont pas encore fait devraient ratifier le Protocole additionnel de 2003 à la Convention sur la cybercriminalité, relatif à l'incrimination d'actes de nature raciste et xénophobe commis par le biais de systèmes informatiques.

L'enseignement de l'Holocauste devrait faire partie intégrante du programme d'enseignement secondaire et les enseignants devraient recevoir une formation spécifique. Les programmes éducatifs devraient mettre en avant le lien entre les manifestations actuelles de haine et d'intolérance et l'Holocauste.

L’antisémitisme est une menace pour notre continent européen fondé sur la liberté et l’Etat de droit. Ce n’est qu’en affrontant le passé que nous pourrons regarder avec espoir et confiance vers l’avenir.

Nils Muižnieks

 

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Strasbourg 18/10/2016
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