Le carnet des droits humains de la Commissaire

Retour Protection des droits de l'enfant: l'Europe doit mieux faire

Le carnet des droits de l'homme

Vingt-cinq ans de protection des droits de l’enfant

Il y a 25 ans, le 20 novembre 1989, l’Assemblée générale des Nations Unies adoptait la Convention relative aux droits de l'enfant. C’était une avancée considérable : pour la première fois, les Etats reconnaissaient que les enfants sont des titulaires de droits à part entière, tout comme les adultes. Aujourd'hui, la Convention reste le principal texte international de portée universelle consacré aux droits de l’enfant. Le mécanisme de suivi institué par la Convention est très utile pour évaluer les réalisations et les lacunes au niveau national. En outre, depuis qu’a été instaurée la possibilité de présenter des communications individuelles au Comité des droits de l’enfant, les enfants disposent d’un nouveau moyen de faire entendre leur voix et de faire reconnaître leurs droits.

Des progrès importants ont été réalisés depuis 1989 dans les Etats membres du Conseil de l'Europe : la législation a été modifiée pour être plus conforme aux dispositions de la Convention, les systèmes judiciaires ont été réformés pour mieux répondre aux besoins des enfants, des stratégies nationales en faveur des enfants ont été élaborées dans plusieurs pays et des institutions ont été créées spécialement pour contrôler le respect des droits de l’enfant.

Dans le même temps, les Etats membres restent trop enclins à négliger leurs obligations concernant les droits de l'enfant. Lors de mes visites de pays, j’entends souvent que les contraintes financières rendent impossible d’appliquer des mesures de protection des droits de l'enfant, surtout en période d’austérité. Des arguments sont aussi invoqués contre la réalisation de ces droits : notamment dans le domaine de la justice des mineurs, les droits de l'enfant porteraient indûment atteinte au droit des parents de choisir la manière d’éduquer leurs enfants. De plus, des considérations relatives à la sécurité et au contrôle de l’immigration tendent à l’emporter systématiquement sur l’intérêt supérieur de l’enfant dans de nombreux pays.

Si les dispositions de la Convention relative aux droits de l'enfant sont mal appliquées, c’est principalement parce que les enfants ne sont toujours pas considérés comme des titulaires de droits à part entière ; cette attitude s’observe souvent chez les responsables politiques et les décideurs, mais parfois aussi chez les professionnels de l’enfance et même chez les parents. En conséquence, des violations des droits de l'enfant continuent à se produire sur l’ensemble du continent.

Quatre grandes menaces pour les droits de l'enfant en Europe

Il y a notamment quatre domaines dans lesquels les Etats membres peuvent et doivent mieux garantir le respect des dispositions de la Convention et la protection effective des droits de l'enfant.

Premièrement, plusieurs Etats membres continuent de placer des enfants migrants en rétention, sur la seule base de leur situation – ou de celle de leurs parents - au regard de la législation relative à l’immigration. Ainsi que l’Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe l’a souligné récemment, les responsables politiques présentent souvent les migrants en situation irrégulière, y compris les enfants, comme des délinquants, d’où un recours accru à des mesures de rétention dans les Etats membres. Bien que certaines législations nationales interdisent la rétention d’enfants migrants, cette interdiction n’est pas toujours respectée en pratique. Or, la rétention a des effets préjudiciables à long terme sur les enfants. Elle compromet leur bien-être et leur développement physiques et psychologiques, surtout lorsqu’ils sont séparés de leurs parents. Cependant, il ne convient pas non plus de placer les enfants en rétention dans le but de maintenir l’unité familiale ; la Cour européenne des droits de l'homme a estimé que les autorités devraient limiter cette pratique, qui perdure dans plusieurs pays. Je suis fermement convaincu qu’il ne faudrait jamais placer des enfants migrants en rétention, qu’ils voyagent seuls ou avec leur famille.

Deuxièmement, il est très préoccupant que, dans toute l’Europe, de nombreux enfants, notamment des enfants roms et des enfants handicapés, restent exclus du système éducatif général. Ils sont maintenus à l’écart, dans des écoles spéciales ou des classes de rattrapage, et n’ont guère de perspectives d’intégration dans les filières ordinaires. La ségrégation des enfants dans l’éducation est, selon moi, l’une des pires formes de discrimination. Elle reste malheureusement répandue, comme le confirment différents arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme. Or, cette ségrégation est contraire aux dispositions de la Convention relative aux droits de l'enfant, qui consacre le droit de l'enfant à l'éducation, sur la base de l'égalité des chances, et son droit à l'épanouissement de sa personnalité et au développement de ses dons et de ses aptitudes, dans toute la mesure de ses potentialités. J’ai fait part de cette préoccupation aux autorités d’un certain nombre de pays, dont la République tchèque, la France, la Hongrie, l’Italie, le Monténégro, le Portugal, les Pays-Bas, la Roumanie, l’Espagne et « l'ex-République yougoslave de Macédoine ». J’ai aussi souligné que ces enfants n’ont qu’une chance infime de s’intégrer plus tard dans la société. Ce qui attend la plupart d’entre eux, c’est une vie marquée par la pauvreté et la marginalisation.

Le troisième problème, auquel je me suis intéressé dans plusieurs pays, est celui de l’apatridie des enfants, qui persiste et se transmet parfois de génération en génération. L’Europe compte environ 680 000 personnes apatrides, dont beaucoup d’enfants. Dans certains pays, ils risquent de devenir apatrides faute de certificat de naissance. C’est souvent le cas pour les enfants appartenant à des minorités ethniques victimes de l’exclusion et de la discrimination, telles que les Roms. Dans d’autres pays, les enfants « héritent » l’apatridie de leurs parents. Ils peuvent aussi naître apatrides à la suite de l’émigration de leurs parents ou d’un conflit entre la loi sur la nationalité de leur pays de naissance et celle du pays d’origine de leurs parents. La Convention relative aux droits de l'enfant garantit à tout enfant le droit d'acquérir une nationalité. L’acquisition de la nationalité doit intervenir à la naissance, ou dès que possible après la naissance, car les enfants apatrides sont des enfants sans droits, qui sont plus vulnérables à des violations des droits de l'homme comme la traite et l’exploitation, la privation de liberté et l’impossibilité d’avoir accès à l’éducation, aux soins, à la protection sociale et à la justice.

Le quatrième et dernier problème que je tiens à évoquer est la pauvreté, qui frappe de plus en plus d’enfants. Selon l’Union européenne, en 2012, 28 % des enfants étaient exposés au risque de pauvreté et d’exclusion sociale dans les 28 Etats membres de l’UE (tandis que ce risque concernait 24,8 % de la population générale). Des chiffres plus élevés encore sont enregistrés dans des Etats membres du Conseil de l'Europe qui n’appartiennent pas à l’UE. La crise économique et les mesures d’austérité adoptées par de nombreux gouvernements pour y faire face - notamment le démantèlement des régimes de protection sociale et la diminution des budgets consacrés aux programmes d’aide aux familles – ont des répercussions très lourdes sur la vie de bien des enfants, dont les chances d’accéder à des services sociaux et de santé adéquats, à un logement adéquat et à une éducation de qualité ont fortement diminué. Les enfants en situation de pauvreté sont aussi plus vulnérables à différentes formes d’exploitation, dont l’exploitation par le travail. Les autorités les retirent parfois à leur famille pour les soustraire à un contexte socio-économique défavorable, pratique que la Cour européenne des droits de l'homme a jugée incompatible avec le droit au respect de la vie privée et familiale. Enfin, ces enfants n’ont guère de possibilités de s’adresser à la justice pour demander réparation et obtenir une protection. A long terme, cette situation risque d’avoir des effets dévastateurs pour les sociétés européennes, puisque la pauvreté chronique subie durant l’enfance est l’une des principales causes de pauvreté et d’exclusion sociale à l’âge adulte.

 

Que faire pour améliorer la protection des droits de l’enfant ?

Ces violations des droits de l'enfant peuvent et doivent être combattues. Il est indispensable de bien faire comprendre aux décideurs, ainsi qu’à l’ensemble de la population, que les enfants sont des titulaires de droits à part entière et que la réalisation de leurs droits n’est pas facultative mais figure bien parmi les obligations incombant aux Etats.

Les Etats devraient cesser rapidement et totalement de placer des enfants migrants en rétention, comme le réclament le Comité des droits de l'enfant de l'ONU et la Coalition internationale contre la détention. Il faudrait opter pour des solutions de rechange en s’inspirant des bonnes pratiques de certains pays. Ainsi, la Belgique et la Suède ont conçu des mesures plus respectueuses des droits de l'homme et moins onéreuses, et il s’avère que les migrants soumis à ces mesures s’enfuient rarement. Ils sont hébergés en milieu ouvert, bénéficient d’un programme d’accompagnement personnalisé, tout en devant parfois se plier à des contrôles.

Les Etats doivent interdire partout la ségrégation en matière d’éducation. Ils devraient s’employer activement à faire en sorte que tous les enfants bénéficient d’une éducation inclusive, dans des établissements ordinaires proposant un soutien adapté aux élèves qui en ont besoin. Cela suppose que les autorités prennent des mesures énergiques pour convaincre la population et les enseignants de l’intérêt que présentent la suppression de la ségrégation et la promotion de l’inclusion, y compris pour les enfants qui ne sont pas handicapés et qui n’appartiennent pas à un groupe minoritaire. Les Etats devraient aussi établir des programmes de déségrégation ambitieux, fixant des objectifs et des délais, soutenir les enfants et les professionnels de l’éducation engagés dans un processus de déségrégation et encourager les activités d’intégration au niveau local.

Les Etats devraient veiller à ce qu’aucun enfant né sur leur territoire ne reste apatride et supprimer les lois et pratiques discriminatoires en matière d’acquisition de la nationalité. Ils devraient en particulier accorder leur nationalité aux enfants nés sur leur sol qui, autrement, seraient apatrides, conformément aux normes de l’ONU et du Conseil de l'Europe, afin de briser le cercle vicieux qui perpétue l’apatridie. La naissance d’un enfant devrait toujours être dûment enregistrée, car c’est une condition préalable indispensable à l’acquisition d’une identité juridique et, en définitive, d’une nationalité.

Les Etats devraient reconnaître que la pauvreté des enfants est une menace grave pour les droits de l'homme, évaluer régulièrement l’ampleur du problème et prendre des mesures vigoureuses pour inverser la tendance. Ils devraient notamment étudier l’impact des mesures d’austérité sur les droits de l’enfant, dont le droit à un niveau de vie suffisant, le droit de jouir du meilleur état de santé possible, le droit à l’éducation et aux loisirs, et le droit de participer à la vie de la collectivité. Les stratégies élaborées par plusieurs Etats membres pour atténuer les effets néfastes des mesures d’austérité sur les enfants sont nécessaires, mais pas suffisantes : les gouvernements doivent concevoir des politiques à long terme qui s’attaquent aux causes profondes de la pauvreté des enfants. Il faudrait aussi déployer davantage d’efforts pour permettre aux enfants en situation d’exclusion sociale d’avoir accès à la justice et à d’autres voies de recours en cas de violation de leurs droits.

Nils Muižnieks

Strasbourg 18/11/2014
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