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Retour Personnes portées disparues en Europe : la vérité reste à établir

Le carnet des droits de l'homme
Nineli Andriadze, conservatrice du musée des personnes disparues à Tbilisi, montre un livre des personnes disparues. Photo: George Gogua

Nineli Andriadze, conservatrice du musée des personnes disparues à Tbilisi, montre un livre des personnes disparues. Photo: George Gogua

Des dizaines de milliers de personnes sont toujours portées disparues et continuent de hanter l’Europe, des décennies après le renversement des dictatures et la fin des conflits armés. Par exemple, l’Espagne doit encore affronter son passé et déterminer ce que sont devenues les plus de 150 000 personnes disparues au cours de la guerre civile espagnole et de la dictature de Franco. 20 000 personnes restent portées disparues à la suite des conflits armés à Chypre, dans l’ex-Yougoslavie et dans le Caucase du Nord et du Sud. Des centaines de disparitions forcées ont été recensées en Turquie, notamment après le coup d’Etat militaire de 1980, ainsi qu’au début des années 1990, surtout dans le sud-est du pays ; beaucoup n’ont pas été élucidées. Sur les 16 personnes portées disparues lors du conflit en Irlande du Nord, sept n’ont toujours pas été retrouvées. A ces affaires non résolues s’ajoutent les nouvelles disparitions forcées qui seraient intervenues dans le cadre du conflit qui secoue actuellement l’Ukraine.

La Journée internationale des victimes de disparition forcée, le 30 août, est l’occasion de se souvenir de ces tragédies, mais aussi de renouveler notre engagement à surmonter les obstacles qui empêchent encore de connaître le sort des personnes disparues. Des milliers de familles vivent dans l’angoisse, en attendant de connaître enfin la vérité sur des êtres chers.

Les épreuves endurées par les familles des personnes disparues

Les familles des personnes disparues ont souvent beaucoup de difficultés à bénéficier des droits sociaux et économiques, notamment à toucher des prestations sociales et une pension. Le problème comporte aussi une dimension de genre, puisque la plupart des personnes disparues sont des hommes. Des lois discriminatoires empêchent parfois les femmes d’avoir accès au patrimoine du ménage, ce qui entrave les efforts qu’elles déploient pour subvenir seules aux besoins de leur famille. Les mesures de réparation destinées aux familles des personnes disparues sont sporadiques, voire inexistantes. La disparition d’un être cher est très éprouvante sur le plan émotionnel et cause un grave traumatisme, même si la vérité est finalement établie. Il est donc indispensable d’apporter une aide psychologique et psychosociale de longue durée aux familles des personnes disparues pour atténuer leur souffrance morale.

Les Etats ont des obligations positives en matière de droits de l'homme

Les Etats sont tenus de mener des enquêtes effectives et de donner aux familles des informations sur le sort des personnes disparues du fait du recours à la force, y compris lors de conflits armés. Ces obligations découlent des Conventions de Genève et de la Convention européenne des droits de l'homme (CEDH). Ainsi que le Comité des Ministres du Conseil de l'Europe l’a souligné dans les lignes directrices de 2011 pour éliminer l’impunité pour les violations graves des droits de l’homme, les Etats ont l’obligation absolue d’enquêter sur les affaires concernant notamment l’article 2 de la CEDH, en vertu duquel il incombe aux Etats de protéger le droit de toute personne à la vie. Les Etats sont aussi liés par l’article 3 de la CEDH, qui précise que nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. Dans de nombreuses affaires, la Cour européenne des droits de l'homme a qualifié de traitement inhumain la souffrance que les familles des personnes disparues endurent à cause du silence des autorités.

En outre, la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées impose aux Etats de lutter contre l'impunité du crime de disparition forcée, d’éviter que de nouveaux cas de disparition forcée se produisent et de garantir aux familles le droit à la vérité et à réparation. Dans sa Résolution 1956 (2013) concernant les personnes portées disparues dans les conflits européens, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe a invité les Etats membres à adhérer à cette convention, qui n’a encore été ratifiée que par 14 d’entre eux.

Des obstacles majeurs à l’application des normes des droits de l'homme

Des progrès considérables ont été réalisés sur la voie du règlement de la question des personnes disparues à Chypre et dans la région de l’ex-Yougoslavie. En revanche, cela n’est pas encore le cas en Arménie, en Azerbaïdjan, en Géorgie et en Fédération de Russie. Le manque de volonté politique semble figurer parmi les principales causes de la lenteur à élucider le sort des personnes disparues en Europe. Elle est aussi imputable aux capacités nationales limitées, au manque d'experts médicolégaux qualifiés dans les pays concernés, ainsi qu’au coût élevé des procédures d’identification par l’ADN. A cela s’ajoute souvent la difficulté de réunir des informations qui permettraient de découvrir de nouveaux sites de sépulture car les témoins ont peur de parler et les anciennes parties en conflit sont réticentes à coopérer.

Le Groupe de travail de l'ONU sur les disparitions forcées ou involontaires s’est déclaré préoccupé par la situation des défenseurs des droits de l'homme et des avocats travaillant sur des cas de disparition forcée, qui sont souvent la cible de menaces, d’intimidations et de représailles. Il a aussi constaté des formes d’impunité, notamment liées à l’application de lois d’amnistie destinées à empêcher les enquêtes sur les crimes de disparition forcée.

En Espagne, l’on considère que la loi d’amnistie de 1977 s’oppose à toute enquête sur le sort des personnes disparues entre 1936 et 1975. Des procédures judiciaires inefficaces ont souvent entravé les efforts visant à faire la lumière sur les disparitions. En Turquie, les délais de prescription ont rendu les démarches encore plus difficiles ces dernières années, alors que de nombreuses personnes disparues n’ont toujours pas été retrouvées. Dans le cadre de mon dialogue avec les autorités géorgiennes, j’ai souligné la nécessité de mener des enquêtes effectives sur les cas de disparition, en vue de déterminer ce que ces personnes sont devenues et de déférer les coupables à la justice, y compris les membres des forces de l’ordre impliqués dans ces affaires.

Mesures à prendre

L’Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe a défini cinq priorités que devraient se fixer les Etats membres et les autorités concernées de facto en Europe. La première priorité est de placer les familles des personnes disparues au centre de toutes les actions en lien avec ces personnes, notamment en favorisant l’évaluation multidisciplinaire des besoins des familles.

Deuxièmement, il est nécessaire d’établir un cadre législatif national qui soit efficace. Les Etats membres devraient en particulier faire en sorte que les disparitions forcées soient érigées en infractions pénales dans la législation nationale et que les auteurs de disparitions forcées ne puissent pas bénéficier d’une amnistie ou de mesures similaires qui leur permettraient d’échapper à leur responsabilité pénale et de rester impunis.

Troisième priorité : soutenir le fonctionnement des mécanismes nationaux et régionaux travaillant sur le problème des personnes disparues et garantir l’indépendance et l’impartialité de ces mécanismes. Les organisations non gouvernementales devraient aussi être associées à ces travaux et soutenues, car elles jouent un rôle important, par leur contribution aux enquêtes et l’aide qu’elles apportent aux familles.

Quatrièmement, des informations sur les personnes disparues devraient être collectées, protégées et gérées par des autorités nationales spécialisées, qui soient ainsi capables d’établir l’identité de ces personnes, de les localiser et de déterminer ce qui leur est arrivé et les circonstances de leur disparition. Les autorités devraient aussi veiller à ce que les personnes intéressées puissent accéder légalement à ces informations.

Enfin, il est nécessaire que les Etats européens concernés mettent tout en œuvre pour améliorer leur expertise concernant la gestion, l’exhumation et l’identification des restes humains des personnes disparues.

Par ailleurs, les mécanismes nationaux et régionaux et les organisations internationales travaillant sur la question des personnes disparues devraient recevoir des Etats les ressources financières et humaines nécessaires pour poursuivre et achever leur importante mission dans ce domaine.

Ces mesures sont essentielles. La ratification et l’application par les Etats européens de la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées constitueraient un pas supplémentaire dans la bonne direction.

A mesure que le temps passe, il devient plus difficile de retrouver des restes et de les identifier. Toutefois, l’expérience montre que le temps ne fera pas disparaître le problème. Nous devons agir maintenant – c’est un devoir à l’égard de la mémoire des victimes, mais aussi à l’égard des familles, qui ont besoin de connaître la vérité.

Nils Muižnieks

Strasbourg 28/08/2014
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