Le carnet des droits humains de la Commissaire

Retour Améliorer la protection des victimes du travail forcé et de la traite des êtres humains

Le carnet des droits de l'homme
Améliorer la protection des victimes du travail forcé et de la traite des êtres humains

Toute personne en Europe – enfant, femme ou homme – doit être protégée contre le travail forcé et la traite des êtres humains, qui sont deux violations graves des droits de l'homme. Les dernières estimations de l’Organisation internationale du travail (OIT) indiquent qu’environ 20,9 millions de personnes à travers le monde sont encore soumises au travail forcé, dont 880 000 dans l’Union européenne. Parmi ces victimes, 90 % sont exploitées dans l’économie privée, par des particuliers ou des entreprises. Dans ce groupe, 22 % des victimes sont soumises à l’exploitation sexuelle et 68 % à l’exploitation par le travail dans des secteurs comme l’agriculture, le bâtiment, le travail domestique ou l’industrie manufacturière.

Les rapports par pays du Groupe d'experts sur la lutte contre la traite des êtres humains (GRETA) montrent clairement que l’Europe n’est pas exempte de traite et que certains groupes, dont les femmes, les enfants et les minorités, sont particulièrement vulnérables à ce phénomène. Il ressort d’une étude que la pratique de la traite a des effets disproportionnés sur les Roms, qui souffrent déjà beaucoup de la discrimination et de la marginalisation.

Les chiffres mentionnés ci-dessus, qui sont généralement considérés comme en dessous de la réalité, sont d’autant plus frappants que, rappelons-le, l’esclavage, la servitude et la traite des êtres humains sont clairement interdits par les normes juridiques internationales et européennes. Parmi ces normes, il convient notamment de citer l’article 4 de la Convention européenne des droits de l'homme (CEDH), qui concerne l’interdiction de l’esclavage et du travail forcé, et la Convention du Conseil de l'Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains (Convention anti-traite), qui a eu 10 ans cette année. La Convention anti-traite a déjà été ratifiée par 42 des 47 Etats membres du Conseil de l'Europe – seuls la République tchèque, le Liechtenstein, Monaco, la Fédération de Russie et la Turquie ne l’ont pas encore ratifiée – et par un Etat non membre, le Bélarus.

Il est important de garder à l’esprit quelques distinctions fondamentales. Ainsi, le travail forcé désigne tout travail ou service exigé d'un individu sous la menace d'une peine quelconque et pour lequel ledit individu ne s'est pas offert de plein gré.

Une victime de la traite des êtres humains est une personne qui a été recrutée, transportée, transférée, hébergée ou accueillie (avec ou sans franchissement de frontière), par le recours à la menace ou à la force, par fraude ou par le recours à la contrainte ou à d’autres moyens illégaux, aux fins d’exploitation. Il convient de noter qu’un enfant est considéré comme une victime de la traite s’il a été recruté, transporté, transféré, hébergé ou accueilli (avec ou sans franchissement de frontière), aux fins d’exploitation, même en l’absence de recours à l’un des moyens susmentionnés.

Dans le contexte de la traite des êtres humains, l’exploitation doit être entendue au sens large et comprend notamment l’exploitation sexuelle, le travail ou les services forcés, l’esclavage ou les pratiques analogues à l’esclavage, la servitude et le prélèvement d’organes.

Pour donner des exemples concrets, les autorités autrichiennes m’ont informé que les formes de traite les plus fréquentes étaient la traite aux fins d’exploitation sexuelle ou de travail forcé, ainsi que de pratiques analogues à l’esclavage, auxquelles étaient soumis des employés de maison de diplomates étrangers. En Belgique, de nombreux cas de traite aux fins d’exploitation par le travail ont été recensés, y compris le cas de plusieurs travailleurs marocains exploités par une entreprise de construction. En Italie et dans la quasi-totalité des pays européens, des femmes nigérianes ont été soumises à la traite aux fins de prostitution.

D’autres formes répandues comprennent les cas où des personnes handicapées ou des enfants sont contraints à mendier par les trafiquants. Ainsi, des cas d’enfants roms soumis à la traite aux fins de mendicité forcée ont été signalés en France. Une autre forme émergente d’exploitation consiste à contraindre des personnes à commettre des infractions. Elle a été observée, par exemple, au Royaume-Uni où de jeunes Vietnamiens ont été amenés pour y être forcés à travailler sur des sites de culture de cannabis.

Un nouveau traité international juridiquement contraignant pour protéger les droits des victimes du travail forcé

Le Protocole de 2014 relatif à la Convention de l’OIT sur le travail forcé de 1930 reconnaît aux victimes du travail forcé des droits similaires à ceux que la Convention anti-traite du Conseil de l'Europe établit pour les victimes de la traite. Le Protocole, que seul le Niger a déjà ratifié, impose aux Etats parties de prendre des mesures efficaces pour prévenir et éliminer l’utilisation du travail forcé ; assurer aux victimes, indépendamment de leur statut juridique sur le territoire national, une protection et un accès à des mécanismes de recours et de réparation appropriés et efficaces, tels que l’indemnisation ; et réprimer les auteurs de travail forcé ou obligatoire. Tous les Etats membres du Conseil de l'Europe devraient ratifier rapidement et appliquer pleinement ce nouvel instrument en plus de la Convention anti-traite.

L’importance de faire la distinction entre la traite des êtres humains et le trafic illicite de personnes

La traite des êtres humains est très souvent étroitement liée aux migrations. Les migrants, en particulier lorsqu’ils sont sans-papiers, figurent parmi les groupes exposés à un risque élevé d’exploitation. Toutefois, il ne faut pas confondre le trafic illicite de migrants et la traite des êtres humains.

Alors que le trafic illicite de personnes consiste à les transporter illégalement par-delà les frontières afin d'en tirer un avantage financier ou un autre avantage matériel, le but de la traite des êtres humains est l'exploitation. En outre, la traite n'implique pas nécessairement le passage d'une frontière. Par exemple, en Bosnie-Herzégovine, la majorité des victimes qui ont été identifiées par les autorités avaient été soumises à la traite au sein même du pays.

Aujourd'hui plus que jamais, les termes de « passeurs » et de « trafiquants des êtres humains » sont employés indifféremment en relation avec les migrants qui traversent la Méditerranée ou empruntent la route des Balkans occidentaux. De nombreux Etats déclarent prendre des mesures contre les réseaux de « trafiquants d’êtres humains », voire contre l’« esclavage moderne », alors qu’en réalité ces mesures visent les passeurs. Ce discours a été sévèrement critiqué par plus de 300 universitaires du monde entier, qui ont dénoncé une tentative de « déformer les « leçons de l’histoire » pour autoriser une violence injustifiable ».

Il importe aussi que les mesures prises contre le trafic illicite de personnes ne nuisent pas à la lutte contre la traite des êtres humains. Dans le contexte de la crise humanitaire dans la région méditerranéenne, le GRETA a appelé récemment les Etats parties à « veiller à ce que leurs politiques migratoires et mesures contre le trafic de migrants ne mettent pas en péril la vie et la sécurité des victimes de traite et n’entravent pas l’application des mesures de protection et d’assistance prévues par la Convention anti-traite ».

Les opérations militaires contre des bateaux utilisés pour transporter des migrants victimes du trafic illicite et la fermeture et la militarisation des frontières ne devraient évidemment jamais être présentées comme des solutions au problème de la traite des êtres humains. Bien au contraire, faute de solutions légales appropriées en matière de migrations, ces mesures risquent de rendre les personnes qui fuient les guerres encore plus vulnérables à l’exploitation par des trafiquants ; en effet, ces personnes ont souvent besoin de trouver de l'argent pour payer les passeurs qui leur permettront d’atteindre l’Europe, à l’issue d’un voyage de plus en plus périlleux, et donc onéreux. Le seul vrai moyen de prévenir la traite dans un contexte migratoire consiste à ouvrir des voies légales de migration (de travail) et à toujours protéger les droits des migrants.

La nécessité d’appliquer une approche respectueuse des enfants à la lutte contre le travail forcé et la traite

La crise économique a de très lourdes conséquences pour les groupes vulnérables, notamment pour les enfants. Lors de mes visites dans les Etats membres, en particulier en Espagne et au Portugal, j’ai constaté avec inquiétude que de plus en plus d’enfants quittent l’école pour trouver du travail et aider leur famille. Ce phénomène soulève de graves questions du point de vue des droits de l'homme. Ainsi, on voit réapparaître le risque du travail des enfants, qui entrave le développement de l’enfant et est susceptible d’altérer durablement sa santé physique ou psychologique.

Souvent, des enfants qui commettent des infractions mineures sont considérés comme des délinquants par la police, alors qu’ils sont en réalité les victimes d’une exploitation pratiquée par les vrais criminels. Les enfants soumis à la traite devraient toujours être considérés comme des victimes par les policiers, ainsi que par les procureurs et les juges. Cela suppose de regarder au-delà des apparences dans le domaine de la justice des mineurs, afin d’appliquer la disposition de non-sanction figurant dans la Convention anti-traite (article 26) aux victimes de la traite qui ont été contraintes par les trafiquants à se livrer à des activités illicites. Toutefois, il ne suffit pas d’appliquer cette disposition. Les enfants victimes de la traite devraient en effet aussi recevoir une assistance adaptée à leurs besoins spécifiques. A cet égard, je trouve inquiétant que – comme j’ai pu l’observer en Bulgarie – des enfants qui avaient été soumis à la traite soient placés dans des établissements pour mineurs délinquants au lieu de recevoir toute l’assistance dont ils ont besoin. Dans le contexte migratoire actuel, il est également inquiétant d’apprendre que, comme au Danemark, des enfants auraient disparu de centres accueillant des enfants migrants non accompagnés. C’est inadmissible. Les enfants privés de soins parentaux qui ont été soumis à l’exploitation doivent être protégés et recevoir tout le soutien dont ils ont besoin, en pleine conformité avec les Lignes directrices de l’ONU relatives à la protection de remplacement pour les enfants.

La nécessité d’associer tous les Etats et les acteurs non étatiques à la lutte contre le travail forcé et la traite

Dans le cadre de l’exploitation ou de la traite aux fins de travail forcé, ce sont souvent des personnes privées (des particuliers ou des entreprises) qui exploitent d’autres personnes privées. La prévention du travail forcé et de la traite doit donc viser tous les maillons de la chaîne d’approvisionnement dans les secteurs caractérisés par un risque d’exploitation élevé, comme le textile, l’agriculture ou le tourisme. La responsabilité des entreprises nationales et transnationales devrait pouvoir être engagée en cas d’atteintes aux droits de l'homme et elles devraient se voir infliger des sanctions pénales effectives et appropriées, conformément aux principes directeurs de l’ONU relatifs aux entreprises et aux droits de l'homme, que l’exploitation ait lieu en Europe ou dans d’autres parties du monde.

Cependant, la Cour européenne des droits de l'homme a indiqué très clairement que des obligations positives pour les Etats découlent de l’article 4 de la CEDH : prévenir le travail forcé et la traite, protéger les victimes et poursuivre les exploiteurs et les trafiquants. Les Etats membres du Conseil de l'Europe ne doivent jamais oublier qu’ils sont tenus de respecter, de protéger et de mettre en œuvre les droits de l'homme de toutes les victimes – et des personnes qui risquent de devenir victimes – du travail forcé ou de la traite.

Nils Muižnieks

Strasbourg 12/11/2015
  • Diminuer la taille du texte
  • Augmenter la taille du texte
  • Imprimer la page