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Retour Reconnecter Arméniens et Turcs : une question de droits de l'homme

Le carnet des droits de l'homme
Strasbourg 17/04/2015
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Mémorial du génocide arménien à Erevan

Mémorial du génocide arménien à Erevan

L’histoire continue de diviser les autorités arméniennes et turques, mais beaucoup d’initiatives de la société civile, culturelles et universitaires, visent à retisser des liens entre les deux sociétés. Le 24 avril marque le centenaire du commencement des meurtres, déportations et dépossession de masse des Arméniens dans l’Empire ottoman en 1915, ce qui a conduit à l’élimination presque totale des Arméniens d’Anatolie. Ces violations massives des droits de l'homme et leurs conséquences douloureuses ont causé une profonde rupture entre les deux sociétés, qui s’est cristallisée autour de la question du qualificatif politique et juridique de génocide. Il est toutefois encourageant de constater qu’aujourd'hui nombre de personnes essaient de surmonter ces problèmes hérités du passé pour promouvoir la compréhension mutuelle, la réconciliation et la reconstitution d’une histoire partagée, démontrant un fort attachement aux principes des droits de l'homme.

Une amorce de dégel

En Turquie, ce qui était parfois appelé par euphémisme les « événements de 1915 » est longtemps resté un sujet tabou. L’évoquer, c’était même s’exposer à des poursuites pénales pour « insulte à l’identité turque ». Ces dernières années, les poursuites engagées sur la base de cet article du Code pénal sont devenues plus rares. Un espace de débat a commencé à se dessiner, sous l’influence de plusieurs mouvements, notamment l’augmentation des contacts entre Turcs et Arméniens et l’évolution politique et culturelle à l’œuvre en Turquie.

Bien que la frontière terrestre reste fermée, les ressortissants des deux Etats peuvent se rendre assez librement dans le pays voisin. En conséquence, le nombre d’Arméniens qui entrent en Turquie a considérablement augmenté : il est passé de moins de 5 500 à plus de 73 000 entre 2000 et 2013. En 2011, les autorités turques ont même accordé une autorisation spéciale aux enfants migrants de nationalité arménienne pour leur permettre de fréquenter les écoles de la minorité arménienne de Turquie. Si beaucoup d’Arméniens vont en Turquie pour y travailler dans le secteur informel, ils sont aussi de plus en plus nombreux (venus d’Arménie ou issus de la diaspora) à faire le voyage pour retrouver leurs racines en se rendant sur les lieux d’où leurs ancêtres sont originaires ou en rencontrant les descendants des membres de leur famille restés en Turquie pendant et après la première guerre mondiale.

Parallèlement, en Turquie, le débat sur le passé a considérablement évolué. Depuis un congrès scientifique tenu en 2005 à Istanbul, qui fait figure d’élément déclencheur, toute une série de travaux universitaires ont été consacrés à l’héritage arménien en Turquie. Ce qui a aussi marqué un tournant, c’est le tragique assassinat, en 2007, du journaliste turc d’origine arménienne Hrant Dink. Des appels ont été lancés en faveur d’une réévaluation du passé, d’un débat public plus ouvert et d’une attitude plus compatissante. Afin que cette nouvelle attitude se manifeste concrètement, des intellectuels turcs ont organisé une pétition en 2008. Elle a été signée par des milliers de Turcs, qui ont ainsi demandé pardon aux Arméniens pour la « grande catastrophe ».

Des initiatives récentes de la société civile

Les multiples initiatives prises par la société civile ces dernières années laissent penser que la diplomatie interpersonnelle a plusieurs longueurs d’avance sur les relations officielles, qui restent dans l’impasse. En Turquie, la fondation Hrant Dink a commencé à organiser en 2009 des échanges de journalistes pour améliorer la couverture médiatique des questions concernant le pays voisin. Du côté arménien ont été menés très tôt des projets qui visaient à collecter des informations sur le rôle des « justes », c'est-à-dire des Turcs ayant sauvé des Arméniens, et à faire connaître et reconnaître ce rôle.

Au début de 2014, un groupement de huit ONG turques et arméniennes a lancé, avec le soutien de l’Union européenne, un programme en faveur de la normalisation des relations entre l’Arménie et la Turquie. Ce programme prévoit des échanges et des visites d’étude de journalistes, d’artistes et de défenseurs de l’environnement, des universités d’été pour les enseignants, des projets sur la tradition orale, des expositions, le soutien à un orchestre réunissant de jeunes musiciens turcs et arméniens, et des rencontres universitaires. Quant au secteur privé, il cherche à développer les relations commerciales, qui passent aujourd'hui pour l’essentiel par la Géorgie ou l’Iran, et à promouvoir les partenariats économiques bilatéraux.

Ce sont là des évolutions encourageantes qui, si elles se poursuivent, pourraient permettre de faire face à un passé douloureux et de traiter les questions relatives à l’héritage de 1915. Les initiatives citoyennes ont d’ailleurs déjà fait évoluer la société turque : au lieu d’opposer les souffrances subies par les ancêtres de la population majoritaire lors de la chute de l’Empire ottoman aux souffrances subies par les Arméniens, on commence à reconnaître les souffrances du voisin et à les intégrer dans la conscience collective. Le traitement du passé requiert de l’empathie et de la compréhension mutuelle ; or, ce sont précisément ces attitudes que les initiatives visent à encourager. Elles pourraient peut-être aussi faire évoluer la position des autorités nationales. Celles-ci devraient se garder d’entraver ou d’instrumentaliser les initiatives citoyennes et devraient soutenir les acteurs qui cherchent à établir la vérité et à favoriser les contacts et la compréhension.

Un cadre fondé sur les droits de l'homme ?

La déportation et le massacre d’Arméniens par les autorités ottomanes ont constitué une violation massive des droits de l'homme. La première règle du droit international des droits de l'homme pourrait se résumer ainsi : pas d’impunité pour les auteurs de violations. Toutefois, comme la tragédie s’est déroulée il y a 100 ans, les auteurs ne sont plus en vie et ne peuvent donc plus rendre de comptes. Un indicateur des progrès réalisés en matière de traitement du passé en Turquie sera l’évolution de la position officielle à l’égard de ces violations des droits de l'homme. Par position officielle, je n’entends pas seulement les déclarations politiques des responsables turcs, mais aussi la position institutionnelle, qui s’exprime notamment dans les manuels d’histoire approuvés officiellement, les expositions présentées par les musées publics et d’autres productions culturelles. Les crimes sont-ils reconnus et leurs auteurs condamnés ? Ou ces crimes sont-ils ignorés, minimisés, justifiés, voire glorifiés ?

Un deuxième élément d’une approche fondée sur les droits de l'homme pourrait être la prise en compte des besoins des victimes et de leurs familles. Un siècle plus tard, il reste peu de survivants, mais beaucoup de leurs descendants ont souffert eux aussi de ce qui s’est passé. Une approche fondée sur les droits de l'homme prévoit d’offrir aux victimes différents moyens de redresser et de réparer les violations des droits de l’homme qu’elles ont subies. L’un de ces moyens consiste à reconnaître la tragédie par des dates, des rituels et des monuments commémoratifs. Il y a des cas où des biens ont été restitués à des Arméniens de Turquie et certains éléments du patrimoine culturel arménien se trouvant en Turquie ont été réhabilités : par exemple, l’église Saint-Cyriaque (Sourp Guiragos) de Diyarbakir et l’église de la Sainte Croix (Sourp Khatch) située sur l’île d’Akdamar. L’importance de ces initiatives, y compris pour la société turque, ne doit pas être sous-estimée. Récemment, le conseil municipal de Van a aussi rétabli des toponymes arméniens (et kurdes). Cependant, beaucoup plus pourrait être fait  dans ce domaine.

Commémorations et solidarité

En Arménie, le centième anniversaire sera marqué, le 24 avril, par des cérémonies solennelles et par une grande conférence internationale sur le génocide. Lors mes récentes visites, je me suis rendu deux fois au mémorial du génocide arménien, à Erevan, en hommage aux victimes. A l’approche du centième anniversaire, je tiens à exprimer une nouvelle fois ma solidarité avec les victimes et leurs descendants, mais aussi avec les militants de la société civile, les universitaires, les journalistes et les artistes qui, en Arménie et en Turquie, cherchent à promouvoir la compréhension mutuelle et à favoriser un traitement honnête d’un lourd héritage historique.